base élèves : objection de conscience


article de la rubrique Big Brother > lettres de réfractaires à base élèves
date de publication : mardi 23 septembre 2008
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Jean Pauly, instituteur depuis trente ans, a fait le choix d’enseigner dans les petites écoles — écoles à “visage enfant” — depuis plus de vingt ans. Il a raconté cette histoire à sa façon dans une série de chroniques qu’il envoyait tous les jeudis d’une année scolaire depuis sa petite classe du Lot...

Confronté à la mise en place du fichier Base Elèves, il rejoint les rangs
des directeurs réfractaires et explique sa position dans un texte Objection de conscience à base élèves que nous proposons à votre lecture.


Objection de conscience à base élèves

Directeur d’une petite école du Lot, j’ai refusé, comme quelques collègues, de renseigner le fichier Base Elèves qui centralise nationalement les informations sur les enfants des écoles primaires. Pour cela, nous devrions subir une retenue sur le salaire (!), sanction qui pourrait être renouvelée, voire aggravée, dans les mois qui viennent.

Je n’avais pas jusqu’à présent expliqué ma position, pensant qu’elle était largement partagée par la profession et que la forte émotion exprimée par l’opinion publique à l’encontre de ce projet le condamnerait de facto. Or celui-ci se met en place : si une première fournée de départements (dont le Lot) est rentrée dans les clous en juillet 08, le fichier devra être opérationnel nationalement à la fin de l’année scolaire qui vient.

L’opposition au fichier Base élèves s’est exprimée principalement contre les items à renseigner par les directeurs d’école. Pour cela, elle a oublié le principal : c’est l’existence même d’un fichier central de l’enfance qui est scandaleuse. Base élèves n’est pas un simple outil de gestion statistique à partir du moment où chaque élève est identifié par un numéro. L’administration de l’Education Nationale a petit à petit laissé tomber ses exigences de renseignements concernant la nationalité ou le parcours scolaire de chacun : recul tactique qui permet de préserver l’essentiel. A partir du moment où les élèves sont rentrés dans le fichier, tout est possible, y compris le pire… et il y a lieu de s’inquiéter de cela dans un monde où la vie privée des personnes est de plus en plus difficile à protéger.

J’ai eu l’occasion de dire à mon Inspecteur que j’étais réfractaire à la mise en place du fichier Base élèves par objection de conscience. Je ne peux renier des principes fondamentaux à mes yeux : le respect de l’enfance et le respect des familles.
La multiplication des instruments de contrôle social est déjà très inquiétante… mais élargir ceux-ci à l’enfance est proprement intolérable. Les enfants ne sont pas des citoyens et n’ont pas le statut juridique pour rendre des comptes à la collectivité. Préserver un monde de l’enfance à l’écart de la société des adultes me paraît fondamental. Oublier cela, c’est nous ramener à des précédents historiques qui font froid dans le dos.
La tradition laïque de l’Ecole devrait préserver la séparation entre la vie publique des citoyens et la vie privée des personnes, et par là même l’équilibre entre l’Etat et les familles dans le domaine de l’éducation. Les enfants sont inscrits d’autorité dans le fichier Base Elèves, sans l’autorisation des parents, ce qui me semble un abus de pouvoir…

Beaucoup de directeurs et directrices, de bonne foi, ont renseigné (ou vont renseigner) Base élèves… J’imagine qu’ils ont confiance dans le discours officiel qui présente ce fichier comme un simple outil de gestion. J’y vois aussi le résultat d’un conditionnement à l’œuvre depuis de nombreuses années : une avalanche d’évaluations statistiques accable les écoles et la technocratie éducative fonce tête baissée dans les outils informatiques sans aucune retenue, ni boussole critique. Cette fuite en avant explique en partie, je pense, l’entêtement de l’institution scolaire sur la question.
Voici venir le règne de « l’ingénierie éducative », des experts de la « pédagogie scientifique », des technolâtres et des apprentis sorciers… on en oublierait presque que l’acte éducatif est d’abord un acte d’humanité.

Jean Pauly - 10 juillet 2008

Les chroniques hebdomadaires de Jean Pauly sont maintenant réunies dans « L’année des quarante jeudis », un petit livre paru en mars dernier  [1].

Voici une de ces chroniques.

Briefing

Il parait que ça barde dans la salle de conférence de l’Inspection d’Académie, au troisième étage. A travers la porte capitonnée, on entend sourdre la voix de Mme Lambert, la nouvelle IA, qui met les points sur les I de il y a des choses inadmissibles dans les habitudes de ce département auprès du staff des Inspecteurs de circonscription qui sans doute, si j’étais une petite souris, baissent la tête sous l’orage.
Elle fait fort la nouvelle patronne, arrivée de je ne sais où comme une tornade, passant le mois d’août à restructurer les services et à tamponner ses instructions définitives. Sept heures du matin, vingt heures du soir, les talons aiguilles claquent dans le grand escalier et son tailleur raide comme l’autorité fraie son chemin dans les couloirs.

Tassoti sort en claquant la porte… Humilié Tassoti… Déjà qu’il espérait assurer le suivi des PPRP pour l’année qui vient et voilà que Cazenave lui pique le dossier rénovation des sciences… tout ça parce qu’il a le bonheur de plaire à Lambert et d’arborer ses trente-cinq ans sur un sourire crocodile… ce petit con… deux ans de boulot pour rien et maintenant on le restructure, lui Daniel Tassoti, dans les arts visuels… tu parles d’une promotion… les arts visuels ! Il se regarde dans le miroir de la cabine de l’ascenseur. Encore rouge de colère. Un peu dépeigné. Vieux et moche, il se trouve. Il pense au bon temps de Dollé… Ah ! Dollé, ça c’était un patron, un vrai, humain, cultivé... On se retrouvait avec les collègues inspecteurs dans des petits restos de campagne, on mangeait la mique ou le far levé, on racontait ses débuts, on se chantait un petit Brassens de derrière les goulots… tiens, j’aimerais bien l’entendre chanter, la mère Lambert, avec son parapluie où j’ pense…
Il rejoint le parking privé… il s’est payé une Audi A3, Cazenave, ce salaud… Daniel Tassoti démarre sa voiture et s’engouffre dans la nuit.

Dans la salle de conférence de l’Inspection d’Académie, c’est cocktail après le briefing. Mme Lambert souhaite la bienvenue au nouveau DRH de l’Académie, présente l’organigramme de la cellule Développement et Perspectives et lève son verre à la prochaine rentrée. Elle passe des uns aux autres, entre les toasts et les cookies... Oui Cazenave, je compte sur vous… non jamais d’alcool, merci… je disais que je comptais sur vous Cazenave… au fait, je n’ai pas compris la réaction de Tassoti tout à l’heure… c’est de l’enfantillage, vous ne trouvez pas… je dois en aviser le Recteur… ça risque de chauffer pour lui… vous savez combien de temps il lui reste à faire...

Tassoti roule. Dans la moiteur de cette fin d’été, les phares aveuglent les courbes de la route et les sous-bois se nimbent des angoisses de la nuit. Il roule et se revoit… le concours en troisième, le bac au lycée du centre ville, l’Ecole Normale, le premier poste, les réunions du groupe Freinet, maître formateur, conseiller pédagogique… et la fac en cours du soir, la licence des sciences de l’éduc’… le concours interne, échec, rebosser, se lever un peu plus tôt le matin avant de prendre le bureau, remettre ça… et l’avoir… IDEN on disait à l’époque, la consécration, le bout d’une vie, la fierté de sa mère, la revanche du fils de rital…

Tassoti roule. Un jour, il a récité Booz endormi, d’un coup, comme ça, en entier, les collègues étaient soufflés, Dollé avait adoré, on avait picolé. Alors, pour la première fois depuis longtemps, Tassoti sent des larmes lui monter...

Notes

[1L’année des quarante jeudis par Jean Pauly, éditions Odilon, 88 pages.

L’ouvrage peut être commandé chez votre libraire habituel, au prix public de 12,50 €. Vous avez aussi la possibilité de le commander directement aux éditions Odilon :
Editions Odilon - 8 rue de Bruneau - Les Chollets - 89100 NAILLY

http://www.odilon.fr/.


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