à propos du délit d’outrage à la Marseillaise


article de la rubrique libertés > liberté d’expression / presse
date de publication : vendredi 1er septembre 2006
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Va-t-on envoyer la police arrêter des gens en train de siffler la Marseillaise dans un stade ?

[Première mise en ligne en janvier 2004, mise à jour le 1er septembre 2006]


Voir en ligne : la Marseillaise obligatoire à l’école

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le Canard Enchaîné du 12 novembre 2003.

Après que Nicolas Sarkozy ait manifesté son intention de porter plainte contre les textes "triplement scandaleux : antisémites, racistes et injurieux" de chansons et de rap, notamment ceux du groupe SNIPER.

Outrages et cætera ... par Antoine de BAECQUE

[Libération - samedi 25 janvier 2003 ]

Où commence l’« outrage au drapeau et à l’hymne national » ? En 1979, Serge Gainsbourg lance, sur un air reggae, « Aux armes, et cætera... » , et les paras, appuyés par Michel Droit [1], s’indignent précisément au nom de cet « outrage ». A Strasbourg, Gainsbourg a promis, par bravade, de chanter sa Marseillaise reggae : il se retrouve devant un rang de parachutistes, menaçants, rigolards, et entonne a capella un hymne classique. Il n’est pas le premier à avoir « joué » avec l’hymne national. A peine inventée par Rouget de Lisle en avril 1792, la Marseillaise est parodiée : on en connaît, jusqu’à la IIIe République, des versions gourmande, scatologique, alcoolisée, anarchiste, antisémite. Et les premiers accords ont été repris en version jazz (Django Reinhardt et Stéphane Grapelli en 1946), free jazz (Albert Ayler en 1965 dans Spirits Rejoice), pop (les Beatles, au début de All you Need is Love), ou chanson française (Yannick Noah réécrivant les paroles en 1997 : « Le jour d’y croire est arrivé. Les bobards, c’est bien terminé... »). Le drapeau, lui, a été « traîné dans la boue » par Reiser (série Blasons en 1979), et, en avril dernier, parodié par Jean-Pierre Raynaud dans ses fausses affiches de campagne électorale, la Force de l’idée , où il pose en candidat sur fond bleu-blanc-rouge. Ultime démonstration par l’absurde : quand les soldats anglais prisonniers en Allemagne, dans la Grande Illusion de Renoir (1938), entonnent la Marseillaise , c’est encore un outrage. Leur accent écorche la langue de Molière, et ils sont habillés en femme. Des travelos chantant l’hymne national : Renoir, Jean, six mois de prison...


Le délit d’outrage à "La Marseillaise" laisse la gauche sans voix
par Frédéric Chambon et Philippe Le Cœur

[ le Monde - 26 janvier 2003 ]

Député (UDF) des Alpes-Maritimes, Rudy Salles a fait adopter, jeudi 23 janvier, à l’Assemblée un amendement instituant un nouveau délit d’"outrage au drapeau tricolore et à l’hymne national". Celui-ci est punissable de 7 500 euros d’amendes et de six mois de prison "lorsqu’il est commis en réunion". Les parlementaires de gauche, présents dans l’Hémicycle ont voté pour cet amendement. Les syndicats de policiers doutent de pouvoir faire appliquer cette nouvelle disposition.

Une amende de 7 500 euros et jusqu’à six mois de prison. Les députés ont eu la main lourde en adoptant, jeudi 23 janvier, dans le cadre de l’examen du projet de loi sur la sécurité intérieure à l’Assemblée nationale, un amendement qui institue un nouveau délit : celui d’"outrage au drapeau tricolore et à l’hymne national".

L’origine du texte. L’amendement adopté par les députés a pour auteur Rudy Salles (UDF, Alpes-Maritimes). Il stipule que "constituent un outrage puni de 7 500 euros d’amende les agissements qui portent atteinte au respect dû au drapeau tricolore et à l’hymne national. Lorsqu’il est commis en réunion, cet outrage est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende".

Le texte proposé par M. Salles a reçu le 18 décembre 2002 le feu vert de la commission des lois de l’Assemblée. "Sans discussions" , précise Bruno Le Roux, député (PS) de Seine-Saint-Denis. Il n’y en a pas eu non plus jeudi 23 janvier. Présenté en fin d’après-midi, alors que l’examen du projet de loi sur la sécurité intérieure touchait à sa fin, il a été adopté sans que personne ne se manifeste.

La gauche divisée. Muguette Jacquaint (PCF, Seine-Saint-Denis) n’a "pas pris part au vote", car elle "trouvait les peines encourues excessives". Les députés socialistes, par contre, ont soutenu l’amendement. "Nous n’avons pas voulu entrer dans un débat piégé", explique Christophe Caresche (Paris)."Si nous avions dit : "Ce n’est pas la bonne réponse", on nous aurait caricaturés en disant que nous acceptions l’outrage",détaille M. Le Roux, qui n’a pas assisté au débat.

"C’est affligeant. C’est à désespérer de la gauche, qui s’aligne sur ce qu’il y a de plus réactionnaire à droite", réagit Noël Mamère (Verts, Gironde), absent jeudi. Il ajoute : "Ce nationalisme paraît mal placéet celui qui en tirera profit, c’est M. Le Pen ou sa fille."

Pour Manuels Valls (PS, Essonne), en revanche, "l’intention est bonne, l’objet difficilement contestab le. Il s’agissait de faire passer un message fort et aussi de montrer qu’au PS on ne laisse pas ce terrain à la droite". "La mesure est disproportionnée", déplore de son côté M. Caresche. "Créer un délit c’est incroyable", renchérit M. Le Roux, qui dit "avoir l’impression de faire plus œuvre pédagogique en allant deux à trois fois par semaine dans des classes parler de La Marseillaise". "A la logique de pénalisation, je préfère les méthodes éducatives", fait, lui aussi, valoir Jean-Marie Le Guen (Paris), qui avait quitté l’Assemblée lors du vote. "La mesure législative est sujette à caution", convient M. Valls, qui, avec ses homologues du PS, pose le problème de l’"application". "Comment intervient-on sur des centaines de spectateurs et où commence l’outrage ?", interroge ainsi M. Le Roux.

L’hostilité des avocats, des magistrats et des associations. Les associations de défense des droits de l’homme, les syndicats d’avocats et de magistrats, qui avaient appelé à manifester, le 11 janvier, contre les projets de loi sur la justice et la sécurité, dénoncent une nouvelle mesure "d’ordre moral".

"On est confondu devant tant de bêtise, déclare Daniel Joseph, président du Syndicat des avocats de France (SAF). Cela relève d’une volonté identitaire plus que franchouillarde et nous ramène au temps des tribunaux militaires et de l’infraction d’insulte au drapeau. On est dans la confusion totale en transposant sur le plan pénal un problème d’ordre moral." Selon lui, la nouvelle infraction et la loi sur la sécurité intérieure dans son ensemble sont dictées par des considérations électorales : "Les députés se sont lâchés en répondant à l’exaspération d’un certain nombre d’électeurs et en pensant que cela les dispense d’un projet de société dans laquelle tout le monde doit vivre."

Pour Dominique Brault, secrétaire général du Syndicat de la magistrature (SM, gauche), "cela dénote une société d’ordre moral, une volonté de tout contrôler, qui correspond à la logique d’ordre et d’encadrement du gouvernement. On affiche par des lois ce qui est socialement et politiquement correct".

Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l’homme, s’inquiète, de son côté, d’une "définition erronée de l’identité collective" et du tout-répressif. "Ce n’est pas ainsi qu’on arrive au respect des valeurs communes, estime M. Tubiana. Que ce soit pour la prostitution, la mendicité ou le drapeau, la seule réponse, c’est de dire qu’on réprime et qu’on met en prison."

Les policiers dubitatifs. Certains syndicats de policiers s’affirment plutôt d’accord sur le principe d’un délit d’outrage au drapeau ou à l’hymne national, sans pour autant vouloir endosser un rôle de garant de l’ordre moral. "Sur le symbole, je ne trouve pas ça anormal, au contraire, estime Bruno Beschizza, secrétaire général du syndicat Synergie-officiers, mais la solution dans ce domaine n’est pas que policière. Il ne faut pas qu’on soit les moralisateurs de la société." M. Beschizza pose les limites de l’application des nouvelles dispositions. "S’il y a une émotion particulière, on peut demander aux services d’investigation de retrouver les auteurs après coup, souligne-t-il. Mais on ne va pas envoyer une compagnie de CRS pour faire arrêter les gens de siffler La Marseillaise dans un stade, ça serait l’émeute."

Notes

[1Dans Le Figaro Magazine du 1er juin 1979, le futur académicien publie un article intégralement consacré à l’outrage. Après une description physique de Gainsbourg qui n’aurait pas dépareillé dans Je suis partout, il disserte sur un thème classique : les juifs, par leurs provocations, peuvent déclencher des réactions antisémites - conclusion : qu’ils se tiennent tranquilles.

« Oh, de Lily Pons à Line Renaud, on ne compte pas les artistes lyriques ou de variétés ayant chanté La Marseillaise quand l’occasion s’en présentait. En revanche, la vomir ainsi - et je pense à un autre verbe moins châtié mais plus imagé -, la vomir ainsi par bribes éparses, jamais nous n’avions entendu cela.

« Et encore, l’entendre est une chose. Mais le voir ! (...) Œil chassieux, barbe de trois jours, lippe dégoulinante, blouson savamment avachi, main au fond des poches. Bref, plus attentivement délabré, plus définitivement "crado" que jamais. (...).

« Que l’on veuille bien m’excuser de dire aussi nettement les choses et de manquer peut-être à la plus élémentaire charité, mais quand je vois apparaître Serge Gainsbourg, je me sens devenir écologique. Comprenez par là que je me trouve aussitôt en état de défense contre une sorte de pollution ambiante qui me semble émaner spontanément de sa personne et de son oeuvre, comme de certains tuyaux d’échappement sous un tunnel routier (...).

« Et puis, il faut bien aborder, pour finir, l’aspect le plus délicat et qui n’est pas le moins grave de cette minable mais aussi de cette odieuse "chienlit".

« Beaucoup d’entre nous s’alarment, souvent à juste titre, de certaines résurgences, dans notre monde actuel, d’un antisémitisme que l’on était en droit de croire enseveli à jamais avec les six millions de martyrs envoyés à la mort par son incarnation la plus démoniaque.

« Or, dans ce domaine de l’antisémitisme, chacun sait que, s’il y a des propagateurs, il peut y avoir aussi, hélas !, les provocateurs (...). Il n’est évidemment pas un homme de bonne foi, qui songerait à associer cette parodie scandaleuse, même si elle est débile, de notre hymne national et le judaïsme de Gainsbourg. Mais ce ne sont pas précisément les hommes de bonne foi qui constituent les bataillons de l’antisémitisme (...)

« En dehors de la méprisable insulte au chant de notre patrie, ce mauvais coup dans le dos de ses coreligionnaires était-il vraiment le seul moyen que Serge Gainsbourg pût trouver pour relancer une carrière que l’on disait plutôt défaillante depuis quelque temps ? »

Michel Droit, « La Marseillaise de Gainsbourg »
Le Figaro Magazine du 1er juin 1979

[Extraits d’un article de Bruno Lesprit, publié dans Le Monde du 1er septembre 2006.]


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