à la mondialisation rampante du fichage devrait correspondre la mondialisation des garanties


article de la rubrique Big Brother > fichage généralisé
date de publication : dimanche 28 décembre 2008
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Afin de nourrir sa réflexion sur le projet de carte nationale d’identité électronique, la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) avait, en 2005, sollicité le point de vue de diverses personnalités, historiens, sociologues, philosophes, responsables d’associations des droits de l’homme et d’organisation syndicales. Elle a publié leurs contributions sur son site internet.

Nous reprenons ci-dessous l’intervention de Louis Joinet, magistrat (H) à la Cour de Cassation et expert indépendant auprès de la Commission des droits de l’homme de l’ONU.


Audition de Louis Joinet, par la Cnil, le 8 mars 2005

De 1972 à 1981, j’ai occupé diverses fonctions dans le domaine dit “Informatique et Libertés”, soit au plan international, en qualité d’expert au Conseil de l’Europe où j’ai présidé le groupe qui a rédigé la Convention n° 108 du 28 janvier 1981 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, à l’OCDE en qualité de vice-président du groupe de rédaction de la recommandation du Conseil du 23 septembre 1980 concernant les lignes directrices régissant la protection de la vie privée et les flux
transfrontières de données puis, aux Nations Unies, comme rapporteur de l’ensemble des principes directeurs pour la réglementation des fichiers automatisés contenant des données à caractère personnel adopté par l’Assemblée Générale en décembre 1990. Au plan national, j’ai été directeur des services de la CNIL de fin 1978 à début 1981.
Je constate une importante différence entre aujourd’hui et l’époque où j’étais à la CNIL.

L’opinion publique était beaucoup plus sensibilisée que maintenant. Trois événements ont plus particulièrement contribué à cette mobilisation des esprits. Ce fut tout d’abord un article retentissant du Conseiller d’État Philippe Boucher, alors journaliste au Monde, qui publia à propos du projet dit « SAFARI » (projet qui tendait à permettre la généralisation de l’usage du numéro national d’identification NNI, aujourd’hui dénommé NIR, pour les interconnexions), un article intitulé Safari ou la chasse aux français [1]. Cet article fut en grande partie à l’origine de la prise de conscience, par les politiques, des enjeux de l’informatisation au regard des libertés individuelles.

Il y eut ensuite le rapport Tricot qui servit de matrice à l’actuelle loi “Informatique et Libertés” et alimenta le débat parlementaire.

Ce fut enfin le rapport Nora sur “Informatique et Société” largement débattu dans les média.

Outre la question précitée du NNI, les sujets les plus sensibles auxquels la CNIL avait été confrontée à l’époque ou par la suite étaient les suivants.

Le premier grand débat a porté sur le projet de Carte nationale d’identité (CNI) infalsifiable, notamment sur la question de savoir s’il fallait ou non mentionner l’adresse. Je me souviens qu’à l’époque, la CNIL avait désigné le Sénateur Caillavet pour mener les premières investigations sur l’affaire dite du “Fichier des juifs” tenu sous l’occupation par la Préfecture de police et dont on ne retrouvait trace, ni de sa destruction ni de sa conservation.

Ces investigations ont joué un rôle important dans le débat sur la question de la mention de l’adresse car dès lors qu’elle est exigée, spécialement lorsque le système passe par un fichier central, on passe – le saut est qualitatif – de la notion de fichier d’identité à celle de fichier de population, avec toutes les conséquences que cela entraîne (obligation de déclarer chaque changement de domicile, réglementation de la preuve du domicile, procédures de contrôle, etc…) C’est dans ce contexte que M. Caillavet m’avait demandé d’enquêter sur les conséquence qu’aurait pu avoir sous le régime de Vichy – à l’égard de la communauté juive – une telle banque de données devenue fichier de population.

Pour les besoins de l’enquête, j’ai eu accès aux archives du Commissariat aux questions juives, notamment aux documents concernant la préparation des rafles, en particulier du Vel d’Hiv.

J’ai découvert à cette occasion que la rafle avait été précédée de réunions préparatoires pour établir par secteurs de commissariats, à partir du fichier de la Préfecture de Police, les listes qu’il fallait compléter, pour nombre d’entre elles, par l’adresse des personnes à arrêter. Ces opérations ont nécessité un temps plus long que prévu car impliquant un nombre important de personnes et donnant lieu à de nombreuses manipulations de documents.

La lourdeur de cette préparation a provoqué une vive réaction de la Gestapo qui, dans une note critique, s’est plainte des fuites dues à la lenteur des opérations préalables, ce qui, selon les auteurs de ce document, a permis que des juifs échappent aux rafles, encore que cela ait été parfois rendu possible grâce au patriotisme de certains policiers.

Avec les applications récentes, notamment à l’aide de celles qui sont actuellement à l’étude, il ne serait plus nécessaire d’être astreint à de lourdes réunions préparatoires. Il suffirait, à la limite, de réunir à minuit deux ou trois informaticiens pour éditer, à partir d’un fichier de population performant, les listes nécessaires pour organiser une rafle à l’aube en supprimant quasiment tout risque de fuite.

Sans doute – me dira-t-on – la construction de l’Europe nous met à l’abri de telles aberrations de l’Histoire. Certes, mais les récentes persécutions commises en Europe sous forme d’“épurations ethniques” se sont produites à quelques brèves heures de vol de Paris ! Ce type de
risque doit aussi être mis en perspective dans le contexte de la mondialisation. En effet si, dans un pays en vitesse démocratique de croisière, les performances comportant des risques pour les libertés peuvent être certes soumises à certaines limitations juridiques ou techniques, la pression du marché fait que tel ne sera pas le cas à l’exportation, de telle sorte que tel type de fichage acceptable à tel moment de l’histoire d’un pays provoquera des ravages, spécialement
dans les pays à l’idéologie autoritaire ou dans ceux, de plus en plus nombreux, tentés par un surfichage effréné pour lutter contre le terrorisme, pratique qui risque de devenir prétexte lorsque l’on finit par considérer que tout opposant est un terroriste “par complicité”. J’ai même entendu développer le concept de terroriste “par implicité” lorsque je présidais aux Nations Unies la commission qui enquêtait sur la détention arbitraire dans le monde.

En conséquence, à la mondialisation rampante du fichage devrait correspondre la mondialisation des garanties juridiques et surtout techniques, secteur qui devrait devenir un secteur prioritaire de la recherche et du marché. On ne peut en effet se contenter de parades
juridiques telles que celles fondées, par exemple, sur le principe de finalité ou celui de proportionnalité entre la mesure proposée et la finalité du traitement. Alors que nous allons dans l’espace, nous devrions être capables de créer des produits permettant d’éviter les
déviances, ou toute utilisation jugée inacceptable d’un système, par des garanties ne pouvant être techniquement contournées.

Autre évolution préoccupante, celle que j’appelle,“la tentation de l’exhaustivité”. Je m’explique. Il est inquiétant de constater que lorsqu’ils présentent un produit ou répondent à une commande, les concepteurs mettent systématiquement en avant des fonctionnalités
complémentaires. Or, sous des prétextes les plus divers, il est très difficile pour un décideur de résister à cette tentation sur le thème “mais ce n’est qu’à titre conservatoire”, ou bien “çà peut toujours servir, sait-on jamais” ou encore “pourquoi s’en priver, même si l’on n’en a pas l’usage en l’état” tant il existe une sorte de dépendance à toujours plus d’information. On citera le cas clinique de l’actuelle CNI sécurisée sur laquelle figure en bas de carte une bande à lecture optique comportant le patronyme, les prénoms, le sexe et la date de naissance suivis du numéro de la carte d’identité elle même. Or cette bande, probablement proposée pour être utilisée dans un lecteur à rainure, n’a jamais fait l’objet d’une quelconque application.

Autre sujet de préoccupation peu débattu, le fichage que l’on pourrait qualifier de “fichage par défaut”. Cette pratique part d’une bonne intention en proposant que dans telle ou telle application le fichage soit “facultatif”. Mais par là même, les réticents peuvent apparaître “en
creux
” et plus le fichage est sensible (ex : armée, police) plus leur position peut être interprétée comme déviante, non conformiste, voire suspecte (qu’a-t-il à cacher ?). Plus un système social fonctionne sur la notion d’identification, plus celui qui est hors identification peut, dans
certaines hypothèses, devenir suspect.

Autre aspect de la même logique, le surfichage ne risque-t-il pas, à long terme, de développer une sorte de culture de la clandestinité. Exemple : la crainte d’être “biométrisé” par photo numérisée lors de manifestations explique la pratique du foulard sur le visage, voire de la
cagoule dans des manifestations.

À part quelques exceptions (on pense à Paul Virilio), il faut regretter que la plupart des intellectuels restent hors débat. Il nous faudrait des penseurs de l’envergure de Michel Foucault pour scruter au delà de telle ou telle application, les conséquences à long terme, pour le corps
social, de sa surveillance par la traçabilité de la vie quotidienne de tout un chacun.

Louis Joinet

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