“à 30 ans, la Cnil est déjà à bout de souffle”


article de la rubrique Big Brother > la Cnil
date de publication : lundi 7 janvier 2008
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Pour David Forest, avocat et docteur en sciences politiques, la Cnil est devenue une chambre d’enregistrement de toutes les lois techno sécuritaires [1].

Nous faisons suivre ce texte de certaines précisions suite aux réactions qu’il a provoquées.

[Mise en ligne le 4 janv. 08, complétée le 7 janv. 08]

A 30 ans, la Cnil est déjà à bout de souffle

par David Forest, Libération, le 4 janvier 2008

Certains anniversaires ont un goût de cendres. Tel est le cas des 30 ans de la loi informatique et libertés du 6 janvier 1978, qui inaugura l’ère des autorités administratives voulues « indépendantes » du pouvoir en créant la Cnil (Commission nationale informatique et libertés). Clé de voûte du dispositif de protection de la loi de 1978, la commission fut surtout pensée par le législateur comme un garde-fou contre les immixtions de la technique dans la vie privée des citoyens et les progrès du fichage à mesure que l’informatisation de la société française s’accélérait. Trente ans plus tard, nul ne prétend sérieusement que cette ambition a été satisfaite. Si bien qu’Alex Türk, l’actuel président de la Cnil, se risque aujourd’hui sans exagération à employer les termes de « société de surveillance », doux euphémisme désignant le triomphe légal d’une société de contrôle généralisé. Comment la commission a-t-elle accompagné cette régression de grande ampleur présentée comme irréversible ?

On oublie que ses débuts se sont d’emblée accompagnés de critiques tenant notamment à sa représentativité et une absence flagrante de moyens au détriment de son pouvoir d’intervention. Il est vrai que marquée à droite et masculine, faisant la part belle aux représentants des sociétés multinationales consommatrices de fichiers, la Cnil était bien peu représentative du tissu social, quelques syndicalistes tenant lieu d’alibi. Par la suite, le jeu des nominations, combinant placement de personnalités et personnel politique en fin de course, a conduit à s’interroger sur les compétences attendues de ses membres. Les défaillances originelles que traduisent des pouvoirs et moyens misérables n’ont jamais été compensées, quand la Cnil n’a pas été purement et simplement ignorée ou écartée par les gouvernements. Ignorée car, alors même que sa création a été inspirée par les dangers résultant de l’interconnexion et de l’utilisation d’un identifiant unique, elle n’est pas consultée sur le projet consistant à permettre à la direction générale des impôts d’utiliser le numéro de sécurité sociale (NIR), finalement adopté en 1999 malgré les timides réserves de la commission. Ecartée, car depuis l’adoption de la loi Pasqua du 21 janvier 1995 légalisant la vidéosurveillance dans les lieux publics, la Cnil, considérée comme un gêneur, doit abandonner sa compétence au préfet, aux ordres du ministre de l’Intérieur. Les exemples abondent.

C’est ainsi qu’au fil des affaires, l’autorité de régulation a sombré dans une léthargie démentie en apparence de temps à autre par quelques avertissements médiatiques ou exceptionnellement par une dénonciation au Parquet - la Cnil ayant pris la singulière habitude de ne dénoncer qu’une infime fraction des plaintes dont elle est saisie. S’ajoute à cela l’attentisme, quand ce n’est le mépris, de nombreux chefs d’entreprises à l’endroit de la loi informatique et libertés, souvent considérée comme l’expression emblématique d’une bureaucratie paperassière hors d’âge.

Surtout, la commission ne s’est jamais départie d’une politique du consensus mou et de la négociation à tous crins consistant à ne jamais entrer en conflit frontal, à donner des gages d’indépendance afin de maintenir son rang d’autorité sans jamais contrarier sérieusement les ambitions du pouvoir. Arbitre se voulant raisonnable, encourageant dialogue et concertation, prônant une pédagogie à toute épreuve plutôt que l’offensive, la Cnil s’est ainsi installée dans le paysage sans véritablement déranger, alors que les libertés informatiques étaient peu à peu noyées dans l’eau tiède. Longtemps, seule la présentation en grande pompe de son rapport annuel à la presse lui a permis de donner de la voix. Et rien de très encourageant n’y figure, sinon l’augmentation systématique à deux chiffres du nombre de plaintes, demandes d’avis et réclamations. Tandis que le rapport gagne en volume, certains secteurs d’activités endossent d’une année à l’autre le bonnet d’âne.

La banque et le marketing direct, qui accompagnent l’essor du commerce électronique, sont ainsi constamment pointés du doigt. Tandis que la première segmente sa clientèle et établit des profils à risques, le second alimente de gigantesques bases de données à des fins de matraquage publicitaire. De leur côté, les salariés ont passé les multiples laisses électroniques d’une cybersurveillance omniprésente et protéiforme (courrier électronique, caméras, géolocalisation, biométrie…). Des codes de déontologie sont adoptés et des accords d’entreprises conclus, lesquels accompagnent l’engouement de la fin des années 80 pour l’autorégulation et la moralisation des comportements contre le couple étatisation-répression tombé en disgrâce au profit des multinationales de l’Internet et du commerce électronique.

Dans ce contexte, la Cnil a rapidement cédé le pas pour se muer en syndic de faillite. Il a fallu attendre la réforme du 6 août 2004 pour que la commission, « nain aux pieds d’argile », se voie dotée d’un pouvoir de sanction pécuniaire, seul en mesure d’inciter les entreprises à traduire en actes la loi informatique et libertés. Enfin, l’insignifiance de son budget est une constante de son histoire qui, loin de la mettre en mesure de faire face aux risques induits par la mise en réseau du pays, traduit sa véritable fonction de chambre d’enregistrement de toutes les lois techno sécuritaires. Ce laisser-faire traduit le fossé grandissant entre bonnes intentions affichées et désintérêt croissant - toutes majorités confondues - à l’égard des libertés informatiques que rogne irréversiblement l’adoption de lois liberticides dont le spectre du terrorisme sert de puissant levier. Pour expliquer cet abandon et l’absence de mobilisation politique, c’est encore le prétendu « consensus » autour du tout sécuritaire qui est cyniquement avancé. Masque tragique au service d’une morale d’escales qui exprime le recul saisissant de l’inspiration commune au maintien des libertés, la seule qui vaille.

David Forest

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Réactions et compléments

Alex Türk, sénateur du Nord et président de la Cnil, réagit dans Libération par un article : Une Cnil réformée, fortifiée et engagée.

Le président de la Cnil n’aborde pas les liens pour le moins discutables existant entre une autorité dite indépendante et le monde politique — voir par exemple comment les fichiers de police ont acquis le droit d’être “hors la loi” jusqu’en octobre 2010.

Statutairement, le collège de la Cnil compte 17 commissaires [2] :

  • 4 parlementaires (2 députés, 2 sénateurs),
  • 2 membres du Conseil économique et social,
  • 6 représentants des hautes juridictions (2 conseillers d’État, 2 conseillers à la Cour de cassation, 2 conseillers à la Cour des comptes),
  • 5 personnalités qualifiées désignées par le Président de l’Assemblée nationale (1 personnalité), par le Président du Sénat (1 personnalité), par le conseil des ministres (3 personnalités).

Pour répondre à Alex Türk qui écrit que «  siégeant depuis seize ans à la Cnil, j’avoue ne pas avoir constaté que la Cnil était “marquée à droite” ! », voici quelques informations concernant les quatre parlementaires actuellement membres du collège de la Cnil [3].

Les parlementaires membres du collège de la Cnil

  • Alex TÜRK est sénateur du Nord élu le 24 septembre 1992 (non-inscrit) et réélu en septembre 2001 (non-inscrit), est membre de la Commission des lois depuis 1992.

    Précisons [4] :
    - de 1988 à 1992, Alex Türk est secrétaire départemental de la Fédération RPR du Nord,
    - le 4 septembre 1992, Alex Türk démissionne du RPR.

Membre de la Cnil depuis 1992, Président de l’autorité de contrôle Schengen de 1995 à 1997, de l’autorité de contrôle commune d’Europol (2000-2002), de l’autorité de contrôle d’Eurodac (2003) et vice-président de la CNIL de 2002 à 2004, Alex Türk est Président de la Cnil depuis le 3 février 2004.

  • Sébastien HUYGHE est élu député UMP le 16 juin 2002 dans la 5e circonscription du Nord, réélu le 17 juin 2007. Il est secrétaire de la Commission des lois.

Sébastien Huyghe est membre de la Cnil depuis le 6 juillet 2007.

  • Philippe NOGRIX est sénateur UDF de l’Ille-et-Vilaine depuis 1998. Il est vice Président de la Commission des affaires étrangères et de la défense Nationale.

Philippe Nogrix est membre de la Cnil depuis octobre 2001.

  • Michèle TABAROT est députée UMP de la 9e circonscription des Alpes-Maritimes depuis juin 2002. Elle siège à la commission des lois.

Michèle Tabarot est membre de la Cnil depuis le 6 juillet 2007.

Rue89 a mis en ligne un dossier
comportant des compléments d’information.

On y trouve notamment la réaction d’un des animateurs du site grenoblois Pièces et main d’oeuvre qui réclame la dissolution pure et simple de l’autorité de contrôle [5] :

« Alex Türk, le président de la Cnil, se présente comme un contre-pouvoir, mais c’est en réalité un organe du pouvoir. La Cnil est un leurre, un écran de fumée qui entretient la fiction d’une autorité indépendante de l’Etat. »

Notes

[1Le dernier ouvrage paru de David Forest : le Prophétisme communicationnel, Syllepse, 2004.


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