Un singulier fichier : le fichier judiciaire des auteurs d’infractions sexuelles


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date de publication : samedi 19 juin 2004
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L’arsenal actuel contre la délinquance sexuelle est suffisant. Les dispositions du projet de loi Perben II ne feront que stigmatiser des individus et compliquer leur réinsertion.

Une tribune de Robert Badinter, publiée dans Libération, le 9 février 2004.


Au départ, le projet de loi Perben II ne comportait aucune disposition nouvelle concernant un fichier de délinquants sexuels. Dans ce domaine, les instruments ne font pas défaut en France. D’abord, dans le casier judiciaire figure l’identité de tous les condamnés pour crime ou délit sexuel. Qu’ils aient bénéficié d’amnistie, de grâce, de réhabilitation, ne fait pas disparaître les condamnations du bulletin numéro 1. Il peut être consulté par des magistrats ou, sous leur autorité, par des officiers de police judiciaire. Depuis 1987, au casier judiciaire s’ajoute le fichier des empreintes digitales. Et, s’agissant des délinquants sexuels, existe depuis 1998 le fichier des empreintes génétiques. Enfin, a été créé en 2001, un fichier nouveau : le système de traitement des infractions constatées (Stic).

Un tel arsenal de moyens informatiques et scientifiques paraît suffisant pour permettre l’identification de personnes susceptibles, en raison de leur passé, de pouvoir être les auteurs présumés d’infractions sexuelles. Encore faudrait-il que les fichiers nouvellement créés soient complets et bien organisés. On est loin du compte. Le fichier des empreintes génétiques notamment, faute de moyens, ne comporte que très peu d’inscriptions. Le bon sens commanderait que l’on consacre, en priorité, à la mise au point de cet instrument utile, tous les moyens disponibles. Et l’on pourrait aisément regrouper, au sein du casier judiciaire, dans un fichier spécial, sous le contrôle de la Cnil, les données sur ces crimes et délits.

C’est alors que le ministre de l’Intérieur ­ et non le garde des Sceaux ­ annonça qu’il avait décidé, à l’instar du Royaume-Uni, de la création, en France, d’un fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles qui permettrait de protéger les « victimes potentielles ». Le projet de loi Perben II avait déjà été débattu à l’Assemblée nationale en première lecture. Ce fut au Sénat que le fichier des délinquants sexuels fit son apparition, lors d’une discussion nocturne, à partir d’amendements déposés à la hâte par la commission des lois et le gouvernement. La Commission nationale consultative des droits de l’homme, après examen du texte, déclara qu’il porterait « une atteinte excessive et disproportionnée à la protection de la vie privée et au droit à l’oubli garantis par la loi ». Il n’en a pas moins été adopté par la majorité parlementaire.

Trois questions se posent : qui est fiché ? pour combien de temps ? avec quelles conséquences ?

Qui est fiché ? On pense, évidemment, à tous les auteurs de viols ou d’agressions sexuelles graves, condamnés à une peine témoignant de leur dangerosité : peine criminelle ou d’emprisonnement ferme. Mais le projet va bien au-delà. Le filet tendu est immense : d’abord, tous les condamnés, même à une amende ou un travail d’intérêt général, même dispensés de toute peine, tant l’infraction est vénielle, doivent être inscrits au fichier. C’est seulement dans le cas d’infractions sexuelles punies de moins de cinq ans de prison, telles le harcèlement sexuel ou la fréquentation de prostituées mineures, que l’inscription au fichier sera laissée à l’appréciation du magistrat.

Ce n’est pas tout : les condamnations frappées d’appel seront inscrites au fichier en attendant la décision de la Cour, bien qu’en droit le prévenu soit encore présumé innocent. Mêmes disposition pour les condamnés par défaut. Et les simples mises en examen assorties de contrôle judiciaire pourront être inscrites au fichier, sur décision du juge d’instruction. Evidemment, en cas de relaxe ou de non lieu, la condamnation sera retirée du fichier. Mais combien de temps faudra- t-il, quand on connaît la surcharge des services judiciaires ? Même les mineurs seront inscrits au fichier. Pas seulement les mineurs de 16 à 18 ans mais aussi des adolescents de 13 à 16 ans, et même les enfants de 10 à 13 ans, justiciables du juge des enfants qui aura pris contre eux une simple mesure éducative.

S’ajoute, à ces dispositions, la durée des inscriptions. Ces fiches seront accessibles aux magistrats, à la police judiciaire, aux préfets et aux responsables de certaines administrations, c’est-à-dire à des milliers de personnes. Elles demeureront dans le fichier pendant trente ans pour l’auteur d’un crime sexuel ou d’un délit puni de dix ans d’emprisonnement (quand bien même il aurait été condamné, comme simple complice, à une peine de prison avec sursis), et vingt ans pour les autres délits (même si leurs auteurs ont été, en fait, punis d’une simple amende ou de quelques mois de prison avec sursis). Fichés ils seront, fichés ils demeureront pour deux ou trois décennies. Seule leur sera ouverte la possibilité de demander au procureur de la République à être relevé de l’inscription au fichier, à raison du temps écoulé, de l’âge ou du comportement du condamné depuis l’infraction. Et c’est seulement en cas de refus du procureur que le fiché pourra s’adresser au juge de la liberté et de la détention, à fin de retrait de la fiche.

Quels seront les effets de ce fichage ? Selon ses promoteurs, il doit favoriser l’identification des suspects. En clair, toute personne fichée doit pouvoir être aussitôt interpellée par la police. Il faut donc que son adresse soit connue, à tout moment. La personne fichée devra, en conséquence, notifier au service du fichier tout changement de domicile. De surcroît, elle devra, tous les ans, justifier de son adresse. Par exemple, un homme fiché à l’âge de 17 ans devra, alors qu’il est devenu adulte, s’est marié, a des enfants, faire savoir à la police qu’il n’a pas changé d’adresse, qu’il est à sa disposition. Il se remémorera, à cette occasion, l’infraction qu’il a commise, même si la mention de la condamnation ne figure plus à son casier judiciaire. Belle façon de favoriser la réinsertion sociale, ou le traitement psychologique nécessaire ! Et, pour qu’on soit assuré de l’efficacité de cette disposition, celui qui aura omis de dénoncer ainsi annuellement son adresse à la police sera passible de deux ans d’emprisonnement.

Mais le texte va plus loin encore. S’agissant des condamnés pour un acte puni de peines criminelles ou d’un délit passible de dix ans d’emprisonnement, le fiché, quelle que soit la peine effectivement prononcée, même assortie de sursis, devra se rendre deux fois par an au service central de la police ou de la gendarmerie du département, pour justifier de son adresse. Je rappelle qu’il ne faut point confondre peine encourue et peine prononcée. On peut encourir quinze ans de réclusion criminelle pour viol, selon le code pénal, et n’être condamné, comme complice, qu’à une peine d’un an de prison avec sursis. Dix ans plus tard, toujours fiché, le condamné reprendra, deux fois par an, le chemin du centre de police ou de gendarmerie, pour confirmer qu’il habite toujours à la même adresse. Et l’on croit qu’après de telles démarches on ne dira pas, dans la ville ou le lieu de résidence, que X est un dangereux délinquant sexuel. Cette stigmatisation, aux yeux de son entourage, et à ses yeux même, lui interdira ce qui est la meilleure des préventions : la réinsertion familiale et sociale. Sans oublier l’atteinte à la dignité que cette comparution biannuelle humiliante et angoissante suscitera chez le fiché, des années après qu’il aura, comme on dit, payé sa dette à la société. Et pour quel profit, cette nouvelle double peine, exécutée pendant des décennies ? En termes d’efficacité, croit-on sérieusement que le tueur ou le violeur en série ira docilement confirmer, tous les six mois, qu’il n’a pas changé d’adresse avant d’aller commettre son crime ? Ou que cette obligation retiendra la terrible pulsion mortelle qui le hante ?

Dans ce domaine, au regard de la diversité des êtres et des actes, l’inscription au fichier ne devrait être décidée que par le juge qui prononce la condamnation. Et il faudrait exclure absolument les mineurs de moins de 16 ans d’un tel fichier. Mais nous sommes entrés dans des temps où le délinquant sexuel, quoi qu’il ait fait, est considéré comme l’être asocial, le porteur de dangerosité par excellence. Nous avons déjà une des législations les plus répressives d’Europe dans ce domaine. Et maintenant voici revenu, pour eux, le temps de la stigmatisation, comme dans un passé qu’on croyait révolu.

Robert Badinter



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