Toulon ville militaire et coloniale, par Jacques Le Goff


article de la rubrique Toulon, le Var > Toulon
date de publication : mardi 1er avril 2014
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Le grand médiéviste Jacques Le Goff qui vient de nous quitter ce 1er avril 2014 était né à Toulon le 1er janvier 1924. Il est l’auteur de nombreux ouvrages universitaires, mais il a évoqué son enfance à Toulon, « lieu le plus colonialiste de France », dans des pages d’entretien dont nous reprenons des extraits.

Retour sur un passé qui n’est pas vraiment passé : c’est de Toulon que la flotte française est partie à la conquête de l’Algérie, le 25 mai 1830, et c’est à Toulon que 30 000 Français d’Algérie ont débarqué, cent trente-deux ans plus tard – en 1962.

[Mise en ligne le 15 août 2004, mise à jour le 1er avril 2014]



« La “pureté ethnique” [...] est, en général, stérile et limitée dans ses aptitudes. Les peuples issus de mélanges sont au contraire en général plus riches et plus féconds du point de vue de la civilisation et des institutions. Le croisement des hommes est une source de progrès. »

Jacques Le Goff, L’Europe expliquée aux jeunes
éd. Seuil, 2007, p. 47


“Toulon, ville militaire et coloniale”, par Jacques Le Goff

Jacques Le Goff est né à Toulon en 1924. Il a publié en février 1996 un livre d’entretiens avec Marc Heurgon, sous le titre Une vie pour l’histoire (éd. La Découverte).

Il nous a autorisé à en faire paraître les extraits que vous trouverez ci-dessous, après nous avoir redit son « profond attachement à sa ville natale. Cet attachement qui lui fait souhaiter que les Toulonnais se débarrassent de leurs préjugés. »

  • Gardez-vous des souvenirs concrets, des bruits du Toulon de votre enfance ?

Nous habitions dans un immeuble près du marché, sur le cours La Fayette. J’entendais le matin le bruit des paysannes, qui arrivaient dans leurs charrettes traînées par des ânes avec leurs fruits, leurs légumes et qui préparaient leurs étalages. Je n’avais que le cours à traverser pour aller au lycée ; je pouvais donc, en me levant rela­tivement tard, aller faire l’essentiel des achats au marché. J’étais en général le premier client, et la superstition voulait que si le premier acheteur avait la bonne main, les marchandes feraient des bonnes affaires durant toute la matinée ; les enfants étaient réputés pour donner la chance. Elles m’appelaient en provençal : « Gari, gari », c’est-à-dire « petit rat » ! C’était tout un ensemble de bruits, de couleurs. Le monde sensible a toujours été très important pour moi. N e pas essayer de recréer la vie des gens du passé en les coupant de tous ces signes concrets, c’est se condamner à ne pas les connaître.

  • Avez-vous été marqué par le caractère militaire et colonial du Toulon d’avant-guerre ?


J’étais encore tout jeune, lorsque, au lycée en particulier, j’ai été soumis à une pression sociale formidable pour m’amener à faire partie de la Ligue maritime et coloniale. Il s’agissait d’une institution quasi officielle dont le rôle, dans le Toulon des années trente, n’a pas été suffisamment étudié à ma connaissance ; dommage, car cela en vaudrait la peine. La Ligue avait pour mission de développer l’admiration et la reconnaissance à l’égard des marins et soldats, qui avaient conquis et administré l’empire. On organisait pour les jeunes des visites de bateaux ou de casernes, des rencontres avec des officiers. J’avais une dizaine d’années et aucune conscience politique, mais j’ai été horrifié par les propos tenus dans ces rencontres, empreints de l’exaltation du héros militaire, de racisme et de colonialisme. C’est aussi à cette époque que mes parents m’ont demandé si je voulais être boy-scout. J’ai refusé avec force : « Surtout, pas ça ! » Je crois qu’ils ont été plutôt contents de ma réaction. Ce que je voyais de l’accoutrement et du comportement des scouts me paraissait ridicule et même déplaisant.

Je garde un autre souvenir précis du Toulon de mon enfance. Le dimanche et surtout le jeudi, jours de congé, on faisait souvent une balade sur les anciens remparts de Vauban, transformés en promenade, sous une belle pinède. Quand j’étais tout petit, j’étais accompagné par ma nounou, reste peut-être du train de vie de ma famille maternelle. Plus tard, ce fut ma mère qui me conduisait, bien que marchant difficilement, depuis les ennuis de santé qui avaient suivi ma naissance. Le spectacle qui s’offrait à nous, c’était les soldats faisant l’exercice dans les fossés. Aujourd’hui encore, l’habitude se maintient, d’après ce que me raconte mon fils de son récent service militaire à Vincennes. Je me souviens qu’alors j’étais profondément choqué par la rudesse, l’agressivité vulgaire des officiers et sous-officiers qui dirigeaient l’exercice. Mais, ce qui me frappait surtout, c’est à quel point ces gradés étaient souvent physiquement moches et mal fichus, alors que les soldats, pour la plupart des Africains, surtout des Sénégalais, étaient, eux, de beaux gars. Ces petits avortons qui s’adressaient sur ce ton à ces hommes solides et bien bâtis, c’était choquant, bien que la force physique ne soit pas parmi mes principales valeurs, et je ne l’ai pas oublié. Sans doute ma réaction tenait-elle aussi à mon éducation religieuse, à un certain discours d’amour entre les hommes, de fraternité chrétienne, qui reste pour moi toujours valable. J’y ai repensé, en fréquentant, en historien, les esclaves et les serfs.

  • Le Toulon d’avant-guerre était donc déjà très réactionnaire ?

Pour moi, cette expérience de Toulon est restée fondamentale. J’ai vraiment passé mon enfance dans le lieu le plus colonialiste de France. Qu’on ne vienne pas me dire que Toulon est devenu une ville d’extrême droite avec l’arrivée des « pieds-noirs », après 1962. Certes, il faudra attendre 1995 pour que Toulon devienne officiellement la plus grande ville de France administrée par le Front national, mais pour moi, c’est d’abord le résultat d’une tradition, vieille et profonde. Quant à dire « réactionnaire », le mot n’entra dans mon vocabulaire qu’avec le Front populaire et je le réservais aux ennemis du progrès social. J’essaie de ne pas faire l’amalgame. Les réactionnaires ne sont pas, Dieu merci, forcément racistes. Ces derniers sont, de loin, les pires.

  • On les trouvait dans la marine aussi bien que dans l’armée ?

Quand j’ai eu un peu plus de discernement, il m’a semblé que l’armée de terre était pire que la marine. Il y avait dans la marine des gens d’une certaine éducation, qui au fond n’avaient pas cette espèce d’attachement viscéral à l’empire. Et puis, ils n’avaient pas à maltraiter les indigènes, ce que faisaient les autres. Que l’on songe à tous ces régiments de Sénégalais, de Marocains, d’Annamites comme on disait alors, c’était vraiment l’image concrète du colonialisme.

Sur le port de Toulon.
  • Il n’y avait aucun élément positif ?

Soyons justes et nuancés. Je n’ai pas échappé à un certain imaginaire positif et embellissant de la marine. Mon coeur continue un peu à vibrer quand je vois de beaux vaisseaux de guerre, tout le folklore des matelots avec leurs pompons, etc. [ ... ]

Cependant, il y avait aussi des événements qui détruisaient en moi les élans que je pouvais avoir vers une idéalisation de la marine. Je n’oublierai pas en particulier les distributions des prix qui se déroulaient au théâtre de Toulon et où un discours était régulièrement prononcé par un des plus jeunes professeurs du lycée. En 1937 ou 1938, je me souviens d’un orateur brillant mais qui s’était lancé dans un éloge de la marine et du colonialisme tout à fait révoltant, à travers un romancier de second ordre, que je me mis à lire et à détester, Claude Farrère. [ Claude Farrère a été un des auteurs exploité par le cinéma d’avant-guerre. Il avait notamment publié en feuilleton dans Le Petit Parisien de juin 1922 un roman exaltant le génie colonisateur de la France au Maroc.]

  • Il devait y avoir, dans ce port de guerre, des officiers en poste sur des bateaux basés à Toulon qui y restaient pour quelques années et qui s’installaient dans la ville avec leurs familles. Vous avez sans doute retrouvé leurs enfants comme camarades de classe. Quels rapports aviez-vous avec eux ?

Bien sûr, les classes du lycée comptaient un nombre important d’enfants d’officiers de marine. Je m’empresse de dire que, si l’attitude arrogante de certains d’entre eux pouvait provenir du milieu militaire, beaucoup étaient des garçons (je m’aperçois aujourd’hui combien la mixité scolaire, qui n’existait pas alors, a été un progrès) très gentils et certains étaient de bons camarades. Si je n’ai pas eu de véritables amis parmi eux, c’est essentiellement parce qu’en général ils ne restaient pas longtemps à Toulon, l’affectation du père les entraînant dans d’autres villes. J’avais une admiration spéciale pour les sous-mariniers.

C’est une réaction très profonde chez moi : parmi les choses qui véritablement me révoltent figure la responsabilité collective, le fait d’étendre une responsabilité à d’autres qu’à ceux qui sont individuellement responsables, par exemple les parents sur les enfants, de quelqu’un sur sa famille. Ne parlons pas des responsabilités collectives pour des raisons de religion ou de race. L’attitude des chrétiens du Moyen Age à l’égard des juifs me révolte ainsi depuis longtemps. Par conséquent, à supposer que je n’aie pas été capable moi-même d’avoir ces sentiments, ce que me disait mon père m’aurait évité de penser que, du fait que c’était des enfants d’officiers, ils n’étaient pas fréquentables.[...]

  • L’impression de Marseille était différente ?

Je n’ai été que cinq ou six fois à Marseille avant guerre et en général pour de courts séjours. On allait parfois y passer un dimanche. Je visitais le zoo et je n’ai pas oublié l’éléphant Poupoule ...

D’abord, on découvrait la grande ville. Arriver en haut de l’escalier de la gare Saint-Charles, un des beaux monuments de l’art moderne, découvrir la Canebière, le Vieux Port, la Joliette ; aller jusqu’à considérer la porte d’Aix comme un des beaux spécimens de l’art antique ; rêver devant le monument « Marseille, porte de l’Orient » : cette ouverture sur le monde était magnifique. [ ... ] C’est à Marseille que j’ai ressenti ce brassage des peuples, profondément réjouissant en comparaison de ces insupportables rapports de force et d’exploitation que j’avais connus à Toulon. Même le marchand de tapis arabe me paraissait avoir un autre statut dans cette société que le malheureux Marocain qui faisait du maniement d’armes dans les fossés des remparts de Toulon. C’est pourquoi je suis de plus en plus favorable à l’idée qui aujourd’hui s’impose comme un fait, qui peut et doit être positif, le métissage.

Jacques Le Goff


La conquête de l’Algérie...

La conquête de l’Algérie, poursuivie au-delà de 1830, avec tous ses prolongements, notamment marocains, est de loin l’affaire la plus importante [de l’époque 1815-1851]. Quelque jugement que l’on puisse aujourd’hui porter sur cette page d’histoire de la France, l’historien de Toulon ne saurait la sous-estimer. C’est en ces murs et dans cette rade que l’expédition s’est préparée, portant l’activité de la ville à un degré inouï, c’est de ce port que sont partis (le 25 mai 1830) et c’est là que sont revenus les navires de guerre, mais aussi de courrier, et de ravitaillement. Pendant la vingtaine d’années où les relations de la France avec l’Afrique du Nord ont été principalement militaires (et très secondairement économiques) , Toulon en a été la plaque tournante ; la tête de la France africaine a été Toulon avant que d’être Marseille ; la presse toulonnaise, qui copiait selon l’usage dans celle de Paris ses informations politiques, était en revanche la source des nouvelles d’Afrique pour la métropole. C’est au Fort Lamalgue qu’Abd el Kader sera détenu quatre mois (décembre 1847- avril 1848), avant son transfert à Pau.

Maurice Agulhon
Histoire de Toulon, éd Privat, 1980


France Culture : La « nostalgérie » des Pieds-Noirs de Toulon

Le 16 mars 2012, dans le cadre de la journée spéciale « 24h à Alger », l’émission Sur la route a entraîné ses auditeurs à Toulon, d’où partit, en 1830, la première flotte française qui allait coloniser l’Algérie et où, 132 ans plus tard, de nombreux "Pieds-noirs" choisirent de s’installer après voir été rapatriés…

Déambulation dans les rues et sur le rivage, à la rencontre des monuments controversés et de la mémoire ... [1]

Notre-Dame du Cap Falcon

Avec, en direct Ghislaine Ruvira et Francois Nadiras et, en reportage, Luc de Bernardo.

Le monument aux “Martyrs de l’Algérie française”

Une émission (54 minutes) produite par Martin Quenehen et réalisée par Yvon Croizier, diffusée sur France Culture le 16 mars 2012 à 17 h. [Si vous ne parveniez pas à écouter l’émission jusqu’au bout, "actualisez" la page et réessayez.]


Le carrefour Colonel Salan

Notes

[1Les photos sont de Martin Quenehen©Radio France.


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