Toulon 1997 : justice sous influence


article de la rubrique Toulon, le Var > Toulon sous le FN
date de publication : mai 1997
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L’arrivée, en 1995, du Front national à la mairie puis celle du préfet Jean-Charles Marchiani ont exacerbé les tensions idéologiques latentes. Certains magistrats et avocats dénoncent l’« atmosphère irrespirable » qui règne au tribunal.

Un article de Cécile Prieur - Le Monde, 19 avril 1997


L’accession de Jean-Marie Le Chevallier (Front national) à la mairie de Toulon, puis l’arrivée du préfet Jean-Charles Marchiani ont renforcé les clivages idéologiques et les querelles partisanes qui existaient déjà au tribunal. La querelle se focalise notamment sur le comportement de plusieurs magistrats connus pour leurs tendances répressives. Parmi ces magistrats figure Claude Boulanger, qui siège en qualité de juge unique et qui a condamné, en 1997, le groupe de rap NTM à trois mois de prison ferme. Connu pour sa sévérité, ce magistrat profite des audiences pour prodiguer aux prévenus une certaine conception du droit. Les avocats toulonnais semblent s’être bien accommodés de l’arrivée du FN. A l’exception de Jean-Guy Levy, le défenseur de Gérard Paquet, tous les anciens avocats de la mairie UDF-PR continuent à plaider pour la nouvelle municipalité.

Des clivages partisans divisent la justice toulonnaise

« Atmosphère irrespirable, de plus en plus polluée », « ambiance empoisonnée » : magistrats et avocats manquent de qualificatifs pour caractériser le climat de malaise qui prévaut au tribunal de Toulon. Ici, on ne s’exprime que sous le strict couvert de l’anonymat et, si possible, à l’abri des regards indiscrets. C’est, dit-on, que les murs ont des oreilles. Désormais, au palais de justice comme dans le reste de la ville, on n’est jamais trop méfiant.

Dans cette juridiction, où les affrontements personnels le disputent aux clivages idéologiques, l’accession, en juin 1995, du Front national (FN) à la tête de la mairie, puis la nomination, en novembre de la même année, du préfet aux méthodes controversées, Jean-Charles Marchiani, ont renforcé des tensions sous-jacentes. Désormais, toutes les affaires sont lues à travers un prisme politique. Le dossier Poulet-Dachary d’abord, du nom de l’ancien adjoint au maire FN retrouvé mort en août 1995, qui a débouché sur la mise en cause d’un magistrat juif dans le quotidien d’extrême droite Présent. L’affaire Châteauvallon ensuite, dont les prolongements judiciaires sont intervenus dans un contexte d’affrontement politique aigu entre pro et anti-FN. La condamnation à trois mois de prison ferme et à six mois d’interdiction de chanter du groupe NTM, enfin, qui a connu un retentissement national.

De l’avis unanime, avocats et magistrats se répartissent désormais en trois groupes. Ceux qui, marqués à droite, voire à l’extrême droite, ne dédaignent pas de caresser le pouvoir local dans le sens du poil ; leurs homologues de gauche, qui développent parfois une mentalité d’assiégés ; et tous les autres, la majorité, ceux que l’on qualifie de « conformistes » et pour qui « le FN à Toulon, les magistrats réactionnaires, c’est pas la peste brune ». « Ils ont une argumentation technique pure et dure : on applique le droit, en toute circonstance, désincarné, apolitique », note un magistrat. Cette querelle partisane se cristallise en réalité sur le cas de quelques magistrats réputés pour leur tendance répressive, qui ont occupé ou qui occupent toujours des postes stratégiques.

Ancien juge des enfants, André Fontaine, membre de l’Association professionnelle des magistrats (APM, droite), a ainsi été nommé à la présidence d’une importante chambre correctionnelle. Dans cette enceinte traitant des affaires de stupéfiants et de travail clandestin, il a rapidement acquis une réputation de grande sévérité. Malgré les plaintes répétées de certains de ses collègues, choqués par les propos qu’il tenait à l’audience, il est resté à ce poste jusqu’à sa mise en examen pour violation du secret professionnel, en novembre 1996. M. Fontaine est soupçonné d’avoir communiqué au Front national, lors de la campagne des municipales, les procès-verbaux d’audition d’un mineur mettant en cause l’ancien maire UDF-PR de la ville, François Trucy.

André Fontaine s’est aussi illustré en tant que juge des tutelles, une fonction qu’il occupe toujours au tribunal d’instance. Le 20 juin 1996, à l’occasion d’une mesure de sauvegarde de justice instituée à l’égard d’une Italienne grabataire de quatre-vingt-sept ans, le juge Fontaine a estimé que « le juge des tutelles français n’avait pas compétence pour prononcer à son égard une mesure de protection judiciaire » parce que « la loi italienne devait lui être appliquée ». Cette décision fondée sur le seul critère de nationalité est, semble-t-il, sans précédent. « Cette ordonnance est l’amorce d’un dérapage généralisé, frisant le déni de justice », s’insurge Me Corinne Helary, qui a immédiatement déposé un recours. Le 7 novembre 1996, en appel, le tribunal a donné tort au juge Fontaine.

Claude Boulanger, quant à lui, s’est vu confier des fonctions de juge unique par le président du tribunal. Ancien inspecteur des renseignements généraux, entré dans la magistrature en 1986 et membre, lui aussi, de l’APM, le magistrat qui a condamné le groupe NTM à trois mois de prison ferme pour « outrage à personnes dépositaires de l’ordre public dans l’exercice de leurs fonctions » a fait, en d’autres circonstances, preuve d’une certaine mansuétude : suivant les réquisitions du ministère public, représenté par le procureur adjoint Pierre Cortès, il a condamné, le 27 juin 1996, deux policiers de la brigade anti-criminalité poursuivis pour coups et blessures envers un jeune à ... 3 000 francs avec sursis, amende non inscrite au casier judiciaire.

Ces choix seraient, sans doute, passés inaperçus dans un tribunal dont la réputation de sévérité n’est plus à faire, si le contexte politique de la ville ne leur avait conféré un nouveau lustre. La condamnation de NTM, qui tombait à pic pour la mairie Front national comme pour le préfet Marchiani, a ainsi renforcé le soupçon d’une justice sous influence. Au point qu’une vingtaine de magistrats du siège, échaudés par le comportement de leur collègue, ont tenu à rappeler « avec force », dans un communiqué, « qu’ils exercent leurs fonctions en toute indépendance, dans le seul souci d’appliquer la loi avec objectivité et sérénité, en dehors de toute considération partisane ou idéologique ».

Loin de calmer les esprits, cet épisode a renforcé les clivages. Après la publication d’un article du Point sur le juge Claude Boulanger, le président du tribunal, Robert Cordas, membre, lui aussi, de l’APM, a immédiatement convoqué la section locale du Syndicat de la magistrature (SM, gauche) parce qu’il la soupçonnait d’être à l’origine des informations de l’hebdomadaire. Choqués, les intéressés ont nié avoir eu des contacts avec les journalistes, mais, en janvier 1997, le président Cordas a une nouvelle fois stigmatisé ses collègues : lors de l’audience solennelle de rentrée, il a dénoncé les « faiseurs d’opinion », en rappelant que l’indépendance des magistrats était aussi une « indépendance par rapport aux médias ». Ni le président Cordas ni les juges Fontaine et Boulanger n’ont souhaité répondre à nos questions.

Dans l’atmosphère délétère qui règne désormais au tribunal, il n’y a finalement que Didier Gestat de Garambé, avocat et adjoint de Jean-Marie Le Chevallier, pour affirmer que « l’arrivée de la nouvelle municipalité n’a rien changé au palais de justice ». La grande majorité des professionnels du droit de Toulon estime au contraire, à l’instar de ce magistrat, que, « dans cette juridiction, rien ne sera plus pareil ».

A une exception près, les avocats de l’ancienne municipalité s’accommodent du changement

AVOCAT et adjoint à la municipalité FN, Didier Gestat de Garambé s’en félicite encore : « Il n’y a pas eu et il n’y aura pas, au contraire, de chasse aux sorcières à la mairie. » Chargé du service des contentieux, M. Gestat de Garambé a renouvelé dans leurs fonctions les avocats qui défendaient l’ancienne municipalité UDF-PR, sous le mandat de François Trucy. Un seul d’entre eux a décliné l’offre : Jean-Guy Levy, défenseur de Gérard Paquet, a choisi de ne pas prendre en charge de nouveaux dossiers municipaux en raison de l’étiquette politique de la ville.

Ses cinq autres confrères, auxquels se sont rajoutées de nouvelles recrues, n’ont pas eu de ces pudeurs. Séparant les dossiers techniques des affaires politiques, ils estiment, à l’instar de Jean-Pierre Tramutolo, chargé de certaines affaires civiles de la municipalité, que « la ville est une entité, une personne morale, dont les intérêts à défendre sont ceux de la collectivité ». « A partir du moment où les dossiers ne heurtent pas nos convictions personnelles, il n’y a pas de raison de mettre un fil de fer barbelé autour de Toulon, renchérit son confrère Jean-Luc Mauduit. Une piscine et un stade n’ont pas d’étiquette politique. » Ils en veulent pour preuve le fait que la municipalité ait choisi pour défendre ses affaires « politiques » de faire appel à un homme du sérail : le dossier Châteauvallon a ainsi été confié à Jean-Louis Bouguereau, avocat du barreau d’Aix-en-Provence et conseiller régional FN.

BANALISATION

Ainsi va Toulon. Ils sont en effet nombreux, au barreau de la ville, à s’être relativement bien accommodés de l’arrivée de la nouvelle municipalité. Rares sont les avocats qui, à l’instar de Corinne Helary, membre du Syndicat des avocats de France (SAF, gauche), estiment qu’« on ne peut plus faire semblant, sinon on est lâche », quand on entend « professer des propos racistes dans les couloirs du palais de justice ». « Je n’exprimais pas forcément mes idées dans mon travail, mais, désormais, on ne peut plus rien laisser passer », poursuit-elle. Pour la grande majorité de ses confrères, il n’y a, au contraire, pas de « problème toulonnais ». « Les avocats n’ont pas à afficher leurs idées politiques, explique ainsi Véronique Lipari. De toute façon, la situation toulonnaise relève largement du fantasme. Ici, les avocats ont toujours travaillé de la même façon et continueront, quoi qu’il arrive, à faire de même. »

Pourtant, les mentalités évoluent à Toulon, le plus souvent dans le sens d’une banalisation des thèses du FN. Nombre d’observateurs font ainsi part de leurs inquiétudes face à une classe montante de jeunes avocats charmés par les sirènes de l’extrême droite. Un mouvement qui « réchauffe le coeur » de Didier Gestat de Garambé : « Sans adhérer ouvertement à nos idées, ils donnent la plupart du temps des signes de sympathie. Pour moi, c’est très encourageant de voir qu’ils ont le sens de la France. »

Cécile Prieur


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