[ LE MONDE du 9 mai 2002 ]
Les cinq millions et demi de voix rassemblées par Jean-Marie Le Pen vont peut-être forcer les acteurs politiques et les commentateurs à abandonner enfin le concept rassurant de "vote protestataire". Le mot est creux parce que les électeurs du FN connaissent parfaitement les grandes lignes du programme de leur candidat, sa personnalité et ses mythes de référence : aucun autre homme politique n’a été autant interrogé, décrit, caricaturé, expliqué que lui depuis quinze ans. L’utopie démocratique qui consiste à considérer tout électeur comme éclairé, qu’il le soit on non dans la réalité, vaut pour eux comme pour les électeurs de Jospin ou de Chirac, qui connaissent souvent moins bien le programme de leur héraut que ceux du FN. De surcroît, depuis 1995, quatre villes sont gérées par l’extrême droite, et les équipes municipales de trois d’entre elles ont été reconduites en 2001 en pleine connaissance de cause, confirmant l’existence d’une extrême droite de gestion.
Ce mot de "protestataire" sert alors à masquer l’essentiel : cet électorat, plus massif le 21 avril que celui du PS, est raciste et xénophobe, au sens ordinaire de ces mots. Raciste, c’est-à-dire considérant que des races, parfois identifiées par la couleur de la peau, parfois par une religion (les juifs, par exemple), sont inférieures à d’autres. Il n’est pas besoin d’outils très performants pour acquérir cette certitude : il suffit de parler avec les dirigeants, les cadres, les militants et les électeurs de ce courant. C’est sur le rejet des Arabes, leur première cible, et de tous les autres étrangers qu’ils sont d’abord d’accord avec leur chef. Le phénomène n’est pas neuf : il traverse toute l’histoire du FN depuis sa création et sa lente implantation.
Ces électeurs sont aussi xénophobes, c’est-à-dire hostiles aux étrangers et prêts à leur appliquer dès que possible des mesures inégalitaires et vexatoires. La préférence nationale que prône Jean-Marie Le Pen est la formule rassurante qui veut traduire en actes ce qui constitue le cœur de sa doctrine. Réserver allocations, retraites et autres prestations aux nationaux revient à voler aux autres une part de ce qui leur est dû : les travailleurs étrangers qui travaillent en France cotisent à la Sécurité sociale, aux caisses de retraite, aux Assedic, payent leurs impôts. De surcroît, en consommant nourriture, essence, cigarettes ou films, ils paient les impôts indirects, TVA et taxes, ce qui leur donne droit aux soins hospitaliers, aux programmes de télévision, aux autoroutes, aux écoles, à la protection policière, etc., que l’on paye avec cet argent. La préférence nationale se propose donc de leur prendre une partie de ce qui leur revient légitimement sans autre raison que le lieu de naissance de leurs parents. L’intense propagande sur ce thème très populaire tend aussi, bénéfice indirect, à exercer une pression forte sur les étrangers afin qu’ils acceptent des salaires inférieurs à la norme locale.
LE RACISME, AU-DELÀ DU FN
Les électeurs frontistes le savent parfaitement, et, par exemple, dans les terres agricoles du nord des Bouches-du-Rhône : les salariés étrangers y travaillent souvent à bas prix pour leurs employeurs - qui votent massivement FN...
Or ce qui est frappant dans toutes les campagnes électorales depuis que le FN existe, c’est que les acteurs politiques, candidats et militants, répondent très rarement sur ce point, central, du programme du Front, préférant en appeler au fascisme ou aux années 1930. A écouter les gens dans une région de forte implantation frontiste, on pressent une raison à cette timidité : le racisme, et sa traduction en mots policés, paraît partagé bien au-delà de l’électorat du FN, et prospère dans tous les courants politiques. Les candidats et les élus préfèrent donc contourner le problème en diabolisant le FN plutôt que d’expliquer avec précision en quoi ce parti est hors du cercle de la République démocratique.
Les responsables politiques sentent aussi, intuitivement, qu’ouvrir cette discussion, c’est ouvrir la boîte de Pandore du contrat républicain à la française, magnifiquement égalitaire dans les textes et devenu obsolète dans sa pratique. En effet, la fiction de citoyens égaux par l’assimilation ne marche plus depuis fort longtemps. Au contraire, les enfants des immigrations qui ont le mieux conservé une partie de leurs traditions, associations, coutumes et porte-parole sont aussi ceux qui se sont le mieux adaptés à la réalité du pays d’accueil. Les Arméniens du Midi en sont un très bon exemple, comme les Polonais du Nord.
La défense abrupte du pacte assimilationniste, très largement partagé de gauche à droite, n’est qu’une forme discrète de l’exclusion des populations les plus récemment arrivées, à qui on refuse des droits élémentaires, comme celui de prier ou d’enterrer leurs morts dignement, et qu’on maintient avec énergie hors du champ de la représentation politique. Les parents de l’immigration arabe ne votent pas, leurs enfants ne sont jamais proposés aux postes électifs : il n’y a pas un seul député à nom arabe dans cette France si républicaine ! D’ailleurs, et comme par hasard, puisque tous les enfants du pays sont censés être des citoyens sans appartenance, tous les présidents de la République depuis 1945 sont blancs et d’origine catholique.
Ce contrat républicain est obsolète parce que son élaboration remonte à la IIIe République et que le cadre de la laïcité date de 1905. La France a radicalement changé de populations depuis : il y a en France des églises, des temples et des synagogues en bonne pierre, et on discute encore de la construction de mosquées. En outre, les questions de souveraineté, qui déterminent aussi le statut de chacun des citoyens dans l’espace français, ont aussi totalement changé de nature. On se demande bien pourquoi, en 2002, la plupart des emplois de la fonction publique sont encore assujettis à la préférence nationale : il y a belle lurette que les fonctionnaires, pour l’essentiel d’entre eux, ne détiennent plus une once minuscule et précieuse de la souveraineté de l’Etat en construction, ce qui justifiait en partie cette exclusion des étrangers. Et si la fonction militaire peut être réservée à des Français, défense de la nation oblige, croit-on que la distribution du courrier doive l’être au nom de cette souveraineté sacrée ?
Répondre à Le Pen sur la préférence nationale force à ouvrir tous ces dossiers, bref à repenser entièrement la République et à sortir de la diabolisation du communautarisme. Cela conduit surtout à déstabiliser un bonne part de la clientèle des partis organisés. Chacun le pressent et préfère donc en appeler au diable plutôt que de risquer ces débats délicats. Malgré la cuisante défaite de Jean Marie Le Pen, ils sont devant nous.
Michel Samson