Le 16 mars 2015, le maire, Les Républicains, de Chalon-sur-Saône, a annoncé la suppression du menu de substitution dans les cantines scolaires. Il rejoint les municipalités qui, comme celles de Brignoles et de La-Valette-du-Var, ont décidé « au nom du principe de laïcité », de mettre fin à la tradition qui était de prévoir un menu de substitution dès lors qu’un plat contenant du porc était servi dans les cantines.
Pour les associations — Ligue de l’enseignement, Ligue des droits de l’Homme, Fédération nationale de la Libre pensée — « imposer une nourriture contraire aux convictions personnelles, ne relève pas de la laïcité, mais de la xénophobie [1] ». Jean Baubérot, sociologue spécialiste de la laïcité [2], réagit ci-dessous en déclarant qu’il s’agit d’ « une mesure anti-républicaine qui va contre le troisième terme de la devise de notre pays, la fraternité. »
Jean Baubérot – Je pense que c’est une invocation fallacieuse. Quand Jules Ferry a créé l’école laïque, il a annoncé qu’il n’y aurait pas école le jeudi pour faciliter la tenue du catéchisme. Autrement dit, l’école laïque est neutre face à toutes les religions et les convictions, c’est-à-dire qu’elle n’enseigne pas une religion de manière doctrinale, mais elle respecte, autant que faire se peut, la liberté religieuse et convictionnelle des élèves. Traditionnellement, on servait du poisson le vendredi – et je pense que dans beaucoup de cantines scolaires c’est toujours le cas – à cause de l’interdiction, chez les catholiques, de manger de la viande ce jour-là.
Le problème est que Gilles Platret transforme en question de principe quelque chose qui peut présenter quelques difficultés pratiques – mais sans doute pas dans sa ville. Chez lui, c’est une décision clairement idéologique. Or, il a tort car il fait comme si la laïcité signifiait ne pas tenir compte des convictions religieuses, ce qui n’est pas du tout le cas. Il ne s’agit pas, aujourd’hui, de demander aux cantines de s’abstenir de servir du porc, seulement de tenir compte des croyances des élèves.
Dans la laïcité historique, il y a toujours eu cette prise en compte. La neutralité de Jules Ferry est une neutralité accommodante, bienveillante envers la liberté de croire ou de ne pas croire. Ce n’est pas une neutralité de combat, visant les minorités, comme celle qu’invoque le maire de Chalon. Celle-ci aura bien sûr, comme conséquence pratique : soit que certains enfants s’abstiendront de manger les jours où ne sera servi que du porc, soit l’éclosion d’écoles confessionnelles dans sa ville. Ce n’est pas le rôle des élus de la République de favoriser les écoles confessionnelles.
Il a, au sujet de la laïcité, un double discours : je ne pense pas qu’il prendrait une mesure analogue si ça visait le catholicisme. Dernièrement Valérie Pécresse, qui appartient au même parti, a dit clairement : “Ce qu’on a donné aux catholiques et aux juifs par le passé, on doit aussi pouvoir le donner aux musulmans de France” [propos cités par le Canard Enchaîné du 29 juillet et démentis depuis par Valérie Pécresse elle-même sur son site de campagne – ndlr]. C’est un discours qui me semble beaucoup plus laïc.
Au sein même du parti Les Républicains et à droite en général, il y a une coupure entre ceux qui défendent des positions laïques dans la filiation de la laïcité historique – on pourrait citer Alain Juppé – et d’autres qui courent après l’idéologie du Front national.
D’ailleurs, l’UDI Yves Jégo a proposé qu’on inscrive dans la loi des repas substitutifs végétariens – pour les élèves de confession juive ou musulmane ou pour des enfants qui, pour des raisons médicales ou de goût, préféreraient de tels menus. A mon avis, c’est difficile de créer une loi pour cela dans la mesure où il peut y avoir des obstacles pratiques : des écoles où il n’y a que quelques élèves dans ce cas et où organiser deux repas s’avérerait compliqué, par exemple.
C’est une position idéologique, donc on doit la combattre politiquement, comme une mesure anti-républicaine qui va contre le troisième terme de la devise de notre pays, la fraternité. La fraternité, ça ne se met pas dans des dispositifs juridiques.
Je dirais plutôt que c’est à la société civile de combattre cette mesure. Les associations antiracistes doivent faire pression, les médias doivent jouer leur rôle également et, de manière plus large, les gens doivent prendre conscience que des mesures de ce genre favorisent l’extrémisme, parce qu’évidemment, les musulmans se sentent visés, stigmatisés. C’est du pain bénit pour les “prêcheurs en eaux troubles”. Devoir tout régler sur le plan juridique signifierait, en quelque sorte, une démission des citoyens.
La Halde avait un rôle infra-juridique. Elle pouvait dire “c’est une mesure discriminatoire” et la dénoncer comme telle. Elle n’aurait pas mis le maire en prison pour autant, mais il y aurait eu une publicité sur le caractère discriminatoire de cette position. Elle attirait l’attention du citoyen et éveillait sa conscience, et en général ça permettait de résoudre le problème.
Sous Jacques Chirac, la Halde a empêché la loi de 2004 [loi sur les signes religieux dans les écoles publiques françaises, ndlr] de déborder de son objet, mais Nicolas Sarkozy l’a supprimée – là encore on voit les deux cultures qui s’affrontent au sein du parti qui a été le RPR, puis l’UMP et qui s’appelle aujourd’hui Les Républicains.
“Qui trop embrasse mal étreint.” La fonction du défenseur des droits est vraiment très large, or une même personne ne peut pas tout faire. En faisant ça, Nicolas Sarkozy n’a pas fait un acte neutre sur le plan politique et idéologique : il a fait disparaître l’organisme qui était chargé de lutter contre les discriminations et d’attirer l’attention sur tel ou tel acte discriminatoire.
Bien sûr, ce n’est pas évident car il ne faut pas que ça ait l’air d’un signe de défiance envers le Défenseur des droits. Quand j’explique l’importance de réinstaurer la Halde à des gens de gauche, ils le prennent comme ça. Mais pour moi, c’est un insuffisance de réflexion théorique : la lutte contre les discrimination est une lutte spécifique. Je crois que la gauche n’est pas assez claire sur le plan idéologique à ce propos.
Dans une interview à L’Express, vous disiez que, lorsque Nicolas Sarkozy était au pouvoir, “la laïcité n’est pas pour tous les Français, mais un passeport obligatoire pour les immigrés”. Est-ce toujours le cas aujourd’hui, après trois ans avec la gauche au pouvoir ?
Non. Le gouvernement n’a pas rétabli la Halde, mais il a fait quelque chose de tout à fait positif à mon sens : il a enlevé le dossier “laïcité” au Haut Conseil à l’intégration – qui l’avait repris sous Sarkozy, acte notoirement discriminatoire – et il a créé effectivement une instance que Jacques Chirac avait créée théoriquement mais qui n’avait pas eu d’application pratique, l’Observatoire de la laïcité. Ce petit organisme fonctionne bien et a une vision de la laïcité dans la logique de la loi de 1905. Mais on ne sort pas des années Sarkozy et d’un brouillage idéologique comme ça, et il y a toujours des gens qui se servent du terme de laïcité pour cacher leur islamophobie.
[1] extrait de leur déclaration commune
[2] Jean Baubérot vient de faire paraître : Les sept laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas, éd. Maison des sciences de l’Homme, 12€