Anicet Le Pors : « les fonctionnaires sont des citoyens de plein droit »


article de la rubrique libertés > liberté d’expression / presse
date de publication : dimanche 28 juin 2009
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Anicet Le Pors a été ministre de la fonction publique du gouvernement de Pierre Mauroy de 1981 à 1984. Il a alors conduit l’élaboration du statut général des fonctionnaires.

Dans un article paru le 1er février 2008, il expose que leur statut accorde la liberté d’opinion aux agents publics et ne leur impose pas d’obligation de réserve. Interrogé sur le cas de Bastien Cazals, il s’exprime dans le même sens.


Voir en ligne : à propos du “devoir de réserve”

Obligation de réserve : “Les fonctionnaires, citoyens de plein droit”

par Anicet Le Pors, Le Monde, 1er février 2008


Leur statut accorde la liberté d’opinion aux agents publics. Il ne leur impose pas d’obligation de réserve

Deux hauts fonctionnaires viennent d’être sanctionnés de manière hypocrite en étant démis de leurs fonctions pour s’être exprimés en tant que citoyens sur certains aspect du fonctionnement du service public. Le premier, Yannick Blanc, directeur de la police générale à Paris, pour une déclaration jugée inopportune sur l’opération de juillet 2006 de régularisation des parents étrangers d’enfants scolarisés. Le second, Jean-François Percept pour des appréciations générales sur sa condition de fonctionnaire

La question n’est pas ici de porter un jugement sur le fond de ces déclarations, mais de savoir si ces deux fonctionnaires, et plus généralement le fonctionnaire, ont le droit d’émettre publiquement une opinion et jusqu’à quel point. De savoir si le fonctionnaire est un citoyen comme un autre. Pour avoir conduit l’élaboration du statut général des fonctionnaires entre 1981 et 1984, je crois pouvoir témoigner utilement sur le sens des dispositions en vigueur. C’est à tort que l’on évoque à ce propos l’article 26 du statut général des fonctionnaires qui traite du secret professionnel et de la discrétion professionnelle. Les fonctionnaires sont tenus au secret professionnel, soit que les faits qu’ils apprennent dans l’exercice de leurs fonctions leur aient été confiés par des particuliers, soit que leur connaissance provienne de l’exercice d’activités auxquelles la loi, dans un intérêt général et d’ordre public, a imprimé le caractère confidentiel et secret. Les fonctionnaires doivent faire preuve de discrétion professionnelle pour tout ce dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. Dans les deux cas considérés, ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit.

Même si ce n’est pas sans rapport, on ne saurait non plus se référer principalement à l’article 28 qui pose le principe hiérarchique d’obéissance du fonctionnaire dans les termes suivants : ” Tout fonctionnaire, quel que soit son rang dans la hiérarchie, est responsable des tâches qui lui sont confiées. Il doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public. ” Le fonctionnaire garde donc une marge d’appréciation des ordres qu’il reçoit. On ne saurait sans méconnaître la loi contester au fonctionnaire cette liberté qui, avec la bonne exécution des tâches qui lui sont confiées, participe de sa responsabilité propre. Mais les deux cas évoqués relèvent d’autant moins de cette règle que le premier a fait ses déclarations alors que son supérieur hiérarchique, le préfet de police, était parfaitement informé, et que le second n’évoquait aucunement ses propres activités.

Reste donc le principe posé dès l’article 6 de la loi du 13 juillet 1983, qui s’exprime de manière on ne peut plus simple : ” La liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires. “ La première conséquence est d’entraîner un autre principe : celui de non-discrimination des fonctionnaires ; toute discrimination entre les fonctionnaires fondée sur leurs opinions politiques, religieuses ou philosophiques, sur leur état de santé, leur handicap, leur orientation sexuelle, leur origine ou leur appartenance ethnique est interdite.

La deuxième conséquence est de permettre au fonctionnaire de penser librement, principe posé dès l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui vaut pour les fonctionnaires comme pour tout citoyen : ” Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. “

Ce principe a été repris dans la loi de 1983 et un large débat s’est ouvert aussi bien avec les organisations syndicales qu’au Parlement sur la portée et les limites de la liberté d’opinion qu’il convenait éventuellement de faire figurer dans le statut lui-même, sous la forme, d’une part, de la liberté d’expression et, d’autre part, de l’obligation de réserve. J’ai rejeté à l’Assemblée nationale le 3 mai 1983 un amendement tendant à l’inscription de l’obligation de réserve dans la loi en observant que cette dernière ” est une construction jurisprudentielle extrêmement complexe qui fait dépendre la nature et l’étendue de l’obligation de réserve de divers critères dont le plus important est la place du fonctionnaire dans la hiérarchie ” et qu’il revenait au juge administratif d’apprécier au cas par cas. Ainsi, l’obligation de réserve ne figure pas dans le statut général et, à ma connaissance, dans aucun statut particulier de fonctionnaire, sinon celui des membres du Conseil d’Etat qui invite chaque membre à ” la réserve que lui imposent ses fonctions “.

En définitive, la question est plus politique que juridique et dépend de la réponse à la question simple : le fonctionnaire est-il un citoyen comme un autre ? Dans notre construction sociale, est-il un sujet ou un citoyen ? Dans les années 1950, Michel Debré donnait sa définition : ” Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait “, c’était la conception du fonctionnaire-sujet. Nous avons choisi en 1983 la conception du fonctionnaire-citoyen en lui reconnaissant, en raison même de sa vocation à servir l’intérêt général et de la responsabilité qui lui incombe à ce titre, la plénitude des droits du citoyen.

C’est cette conception qui est en cause dans les mesures d’intimidation précédemment évoquées prises au plus haut niveau de l’Etat, préliminaires d’une vaste entreprise de démolition du statut général des fonctionnaires programmée pour 2008. Il est grand temps que s’élève la voix des esprits vigiles.

Anicet Le Pors


Interrogé sur le cas de Bastien Cazals, Anicet Le Pors a répondu sur son blog [1] :

Je ne connais pas l’histoire de Bastien Cazals et ne suis donc pas en mesure de me prononcer. Comme j’ai eu l’occasion de le dire et de l’écrire, l’obligation de réserve est la limite de la liberté d’expression et ni l’une ni l’autre ne figurent dans le statut, ce qui ne signifie pas qu’elles sont niées, mais que la particularité des cas ne peut être appréciée que sous le contrôle du juge administratif. En revanche la liberté d’opinion y est expressément mentionnée.

Le titre de mon article paru dans Le Monde en février 2008 est du à la rédaction du Monde. Je ne l’aurais pas retenu pour ma part (bien qu’il ne soit pas inexact) car il est de nature à induire en erreur (puisque l’obligation de réserve n’est pas dans le statut c’est que tout est permis).

Dans la pratique, la liberté d’expression doit être réfléchie en tenant compte certes de ce que l’on souhaite exprimer mais aussi du contexte et notamment des rapports de forces existant dans la société et le milieu proche de l’expression. A tous égards, l’expression collective, notamment par la voie syndicale, est préférable à l’autodétermination individuelle, même si celle-ci est parfois nécessaire. Tout est affaire de circonstances et l’intelligence et la responsabilité du citoyen consiste à dire le maximum de ce qu’il pense sans s’exposer exagérément et se couper de son entourage.

Je ne sais si ces conditions étaient réunies dans ce cas d’espèce, à vous d’en juger.

Anicet Le Pors



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