Albert Lévy : « punir les coupables, secourir les malheureux  »


article de la rubrique justice - police > Albert Lévy
date de publication : lundi 18 décembre 2006
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En décembre 2000, une mère de famille, Agnès B., avait volé dans un supermarché pour quatre mille francs de jouets et de victuailles. Habitant depuis quatre ans, avec son mari et ses sept enfants, dans une simple caravane, au camp des gens du voyage de Rillieux-la-Pape coincé entre périphérique et usine d’incinération, elle a voulu offrir « un vrai Noël » " à sa famille.

En première instance, palliant l’absence de défense, Albert Lévy avait, en tant que substitut du procureur de Lyon, invoqué l’état de nécessité pour requérir la relaxe : «  Ce type d’affaires ne devrait même pas arriver devant les tribunaux. » Le tribunal l’avait jugée coupable tout en la dispensant de peine. En janvier 2002, la cour d’appel de Lyon l’a condamnée à 6 mois de prison avec sursis.


L’état de nécessité, par Albert Lévy :

propos recueillis par Sébastien Homer, L’Humanité du 8 janvier 2002
  • Qu’est-ce que l’état de nécessité ?

Albert Lévy. C’est une notion juridique définie il y a plus d’un siècle, le 4 mars 1898 par le juge Magnaud. Il avait prononcé la relaxe de Louise Ménard, une mère de famille qui avait volé du pain pour nourrir ses enfants, estimant " qu’il est regrettable que dans une société bien organisée, une mère de famille puisse manquer de pain autrement que par sa faute " et que " le premier devoir d’une société était de venir en aide aux plus malheureux qui n’ont plus leur libre arbitre ". C’était en 1898 ! La Chancellerie avait d’ailleurs émis une circulaire afin que les parquets fassent en sorte que " les coupables soient punis et les malheureux secourus ".

  • Quelle est l’actualité de cette notion ?

Albert Lévy. A l’époque du juge Magnaud, nous étions en pleine révolution industrielle. Désormais, nous subissons une autre " révolution ", celle des marchés financiers. Aujourd’hui, le désir de consommation est exacerbé à l’extrême. Il touche tant les nantis que les pauvres. Qui, eux, ne pouvant acheter ce qu’ils convoitent, peuvent se voir contraints à un vol qu’ils n’ont pas le sentiment de commettre. Leur libre arbitre est faussé. Il y a un siècle, on volait du pain, aujourd’hui, on vole des vêtements, des cadeaux de Noël. Et ce n’est pas nier toute délinquance parce que, pour qu’un délit soit constitué, il faut qu’il y ait un élément légal - un texte -, un élément matériel et un élément intentionnel. Or, privé de libre arbitre, l’intentionnalité ne tient plus.

  • Comment est appliquée cette notion ?

Albert Lévy. Au-delà du nombre de cas assez surprenant dans lesquels l’état de nécessité est invoqué pour des problèmes de stationnement, il y avait eu une affaire retentissante en 1972 où le tribunal avait rejeté l’état de nécessité et condamné une mère pour " complicité d’avortement ", estimant que l’intérêt poursuivi par cette mère - aider sa fille - n’était pas supérieur au " bien sacrifié ". Et dernièrement, en 1997, il y a eu cette mère de famille qui avait dérobé de la nourriture pour nourrir ses enfants et qui avait été relaxée par le tribunal de Poitiers. Mais le parquet a fait appel et a annulé la première décision, estimant qu’il y avait trop de marchandise volée.

  • On a vu aussi le juge Charpier évoquer l’état de nécessité en faveur du policier Hiblot qui avait tué d’une balle dans la nuque Youssef Khaïf...

Albert Lévy. Quand cela peut prendre une tournure liberticide, cela va forcément mieux... Le juge a, il est vrai, un pouvoir souverain. Ce qui, dans la pratique, se traduit le plus souvent par le rejet de l’état de nécessité. Car on peut toujours être plus en danger, plus affamé, plus malade. C’est dans l’air du temps : il y a une sur-pénalisation de la misère. En témoigne la loi de sécurité quotidienne où l’on a vu ressurgir le délit de vagabondage : sont menacés de finir en correctionnelle ceux qui, plus de dix fois par an, sont amenés à prendre les transports en commun sans titre de transport ! Une loi criminogène qui vise en premier lieu les chômeurs, les SDF.

  • Quelle réforme faudrait-il envisager ?

Albert Lévy. Soit on maintient l’état de nécessité en l’état et la jurisprudence évoluera au gré de l’humeur des juges, soit on sort du traitement correctionnel un certain nombre de délits dans certaines circonstances et cela désengorgera les tribunaux. On jugera enfin les vrais délinquants. Et l’on arrêtera de condamner de la même manière une femme qui vole pour nourrir ses enfants et un patron qui pique quelques millions dans la caisse. La différence entre un état démocratique et un état totalitaire, ce n’est pas la façon dont il punit les délits mais sa faculté à préserver les libertés individuelles et à garantir l’indépendance de la justice. A pénaliser la misère, à ne s’attaquer qu’à ce qui est visible, on ne fait qu’entériner notre incapacité à traiter la véritable délinquance. Et l’on finit par croire que l’insécurité, c’est l’autoradio et que la délinquance, ce sont les jeunes.

Les tribulations d’Agnès devant la justice

Agnès, voleuse par nécessité, dispensée de peine
Sans ressources, avec sept enfants, elle s’est servie dans un supermarché.

par Alice Géraud, Libération, le 25 avril 2001

Le 21 décembre 2000, Agnès, 25 ans et vivant avec sept enfants âgés de 1 à 13 ans (dont les premiers sont ceux de son compagnon), avait rempli son chariot de supermarché à ras bord : une poupée, une poussette, des couches-culottes, du gigot, du saumon, des escargots... De quoi passer les fêtes, de quoi améliorer un quotidien difficile. « Je n’ai pas d’argent, je ne travaille pas, mon mari non plus. Je voulais juste que mes enfants passent un vrai Noël, qu’ils aient des cadeaux comme les autres. » Alors ce jour-là, pour Noël, après avoir copieusement rempli son chariot, Agnès est passée entre deux caisses fermées, sans payer. Elle s’est immédiatement fait interpeller par les vigiles de l’hypermarché Auchan de Caluire, près de Lyon.

« Rien fait de mal. » Hier, elle comparaissait pour vol devant la septième chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Lyon. Agnès est venue seule avec deux de ses plus jeunes enfants, une poussette sous le bras. Elle n’a pas voulu d’avocat. « Je n’ai rien fait de mal, je n’ai pas besoin d’un avocat », confie-t-elle avant l’audience. Elle n’en a pas eu besoin. Le procureur, Albert Lévy, aura comblé les lacunes de sa propre défense. Fait rarissime, il a en effet demandé la relaxe, en invoquant l’« état de nécessité ». En droit, ce principe rarement employé conduit, tout comme la folie, à l’irresponsabilité pénale. Jusqu’à présent, des avocats l’avaient déjà plaidé, notamment pour un cas similaire à Poitiers, mais, venant du ministère public, cela reste exceptionnel. Albert Lévy l’a reconnu en plaisantant : « Certes, ce n’est pas commun comme réquisitoire, mais je ne suis pas commun non plus. » Plus sérieusement, pour le procureur, « la justice doit prendre conscience de certaines nécessités ». Selon lui, « ce type d’affaires ne devrait même pas arriver devant les tribunaux, il y a des choses plus graves à traiter ».

La présidente de la septième chambre n’a pas retenu cet état de nécessité. Elle a reconnu Agnès coupable. Cependant, « du fait que la marchandise a été restituée », elle l’a dispensée de peine. Agnès, jamais condamnée auparavant, encourait 1 000 francs (150 euros) de dommages et intérêts et trois ans de prison. Au sortir de l’audience, elle s’est dite « soulagée ». Coupable ou non, relaxée ou non, elle voulait surtout éviter d’avoir à verser de l’argent. « Si je suis condamnée, vous croyez que je devrai payer les 1 000 francs tout de suite ? », demandait-elle, inquiète, en changeant la couche de son fils dans la salle des pas perdus, avant la décision de la juge.

« Bêtise ». Après l’audience, la frêle jeune femme a remballé sa poussette, pris ses enfants sous le bras et est rentrée « à [sa] caravane », dans le camp de gens du voyage de Rillieux-la-Pape où elle loge, dans la banlieue nord de Lyon. « Mes enfants et mon mari ne m’en veulent pas, ils savent que c’est pour eux que j’ai fait ça. » « Maman a fait une bêtise », explique sa fille Margot. Agnès dit ne pas avoir prémédité son coup. « Chaque année, je voyais les autres enfants du camp avoir des jouets. Je voulais que, cette fois-ci, les miens aussi en aient. Alors, j’ai mis tout ce que je pouvais mettre dans mon chariot et j’ai foncé », se souvient-elle. Sans autre revenu que les allocations et les quelques « rempaillages de chaises » que fait son concubin. « Comment, dans notre société d’ultraconsommation, peut-on demander des comptes à une mère de famille dans sa situation ? », demande Albert Lévy. La présidente ne lui en a pas demandé, mais, selon ses termes, lui a donné « un avertissement ».

En appel : sursis pour la jeune mère qui avait volé des jouets

par Catherine Lagrange, Le Parisien, le 9 janvier 2002

Six mois de prison avec sursis pour avoir tenté de sortir du supermarché avec un chariot bien rempli sans passer par la caisse. C’est la condamnation prononcée hier soir (8 janvier 2002) par la cour d’appel de Lyon à l’encontre d’Agnès B. Cette jeune femme de 25 ans, qui vit avec son concubin et leurs sept enfants dans une caravane à Rillieux-la-Pape (Rhône), avait voulu, l’après-midi du 21 décembre 2000, préparer pour une fois un Noël décent à sa famille. « J’étais partie faire quelques petites courses, se souvient-elle. Puis les enfants ont commencé à demander ceci, puis cela. Alors, j’ai rempli le chariot. »

Des pommes de terre, de la viande, des champignons, des boîtes de conserve, du sirop, du chocolat, des friandises mais aussi une trottinette Pokemon, une locomotive, une guitare magique, des cassettes vidéo pour enfants pour un total de 3 892 F. C’est en arrivant à la caisse qu’Agnès a réalisé qu’elle ne pourrait pas payer l’addition. Avec 10 200 F de revenus mensuels, du RMI et des allocations familiales, il faut faire vivre une famille de neuf personnes. « Alors j’ai tenté le tout pour le tout », lance Agnès pour justifier son geste. Elle passe entre deux caisses fermées de l’hypermarché Auchan de Caluire sans s’arrêter. C’est une cliente qui donne l’alerte. Agnès est aussitôt interpellée.

«  Aujourd’hui, on fait le procès de la misère »

En avril 2001, le tribunal correctionnel de Lyon l’a reconnue coupable, mais l’a dispensée de peine. Le procureur de la République évoquant alors « l’état de nécessité » avait même demandé la relaxe. Un jugement considéré comme beaucoup trop clément par le parquet qui a fait appel. Hier, l’avocat général de la cour d’appel a considéré que «  la demande de relaxe en première instance avait blessé le droit et que la dispense de peine n’était pas fondée ». Il a requis une peine de six à sept mois de prison avec sursis.

Pour l’avocat de la défense, Me Hervé Banbanast, il y avait bien état de nécessité : « Il y avait nécessité pour cette femme d’offrir un Noël à ses enfants, a-t-il lancé. Ils vivent avec des difficultés insurmontables, c’est simplement une mère qui voulait être à la hauteur, qui voulait offrir à ses enfants un Noël digne. Aujourd’hui, on fait le procès de la misère.  »

A l’énoncé du verdict, la mère de famille nombreuse s’est simplement montrée soulagée de ne pas être condamnée à de la prison ferme : « Après tout, il est normal que je sois condamnée, autrement tout le monde pourrait sortir comme ça du supermarché avec un chariot, a-t-elle commenté. Mais, maintenant, je ne recommencerai plus », s’est-elle juré.


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