Alain Bondeelle répond à Antoine Spire, Cédric Porin et quelques autres


article de la rubrique laïcité
date de publication : mardi 5 décembre 2006
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Alain Bondeelle, militant de la LDH, répond à la tribune parue dans « Le Monde » du vendredi 24 novembre 2006 mettant en cause l’orientation de la Ligue des droits de l’Homme.


Antoine Spire et Cédric Porin dans « Le Monde » du Vendredi 24 novembre, mettent en cause l’orientation de la Ligue des droits de l’Homme née au moment de l’Affaire pour défendre Alfred Dreyfus, sa dérive actuelle vers le mouvement social où elle irait se perdre sans bénéfice pour personne, au moment où se multiplient à nouveau les actes antisémites. Ils font remonter cette dérive à Madeleine Rébérioux.

Je suis entré à la Ligue en 1994 précisément à cause de la position très forte exprimée par Madeleine, alors présidente de la L.D.H., au mois d’Octobre à Mantes-la-jolie. Elle était venue prononcer une conférence sur l’Affaire Dreyfus à l’occasion du centième anniversaire du premier procès et de l’ignoble condamnation à la dégradation et au bagne qui le conclut. Cette conférence était inscrite dans un ensemble de manifestations d’une semaine du livre organisée tous les deux ans au lycée Saint-Exupéry, sur le thème cette année-là de « Fractures et fraternité ». A la fin de la conférence, quelques élèves musulmanes qui portent depuis la rentrée un foulard sur la tête (la circulaire Bayrou sur « les signes ostentatoires d’appartenance religieuse » vient d’être publiée) l’interpellent et l’interrogent sur leur situation ; elle leur tient un discours très ferme et leur fait remarquer que leur situation n’est en rien comparable à celle d’Alfred Dreyfus en 1894, que tout tentative de mise en parallèle serait outrecuidante ; elle ajoute que, elle-même professeur des universités et ancien professeur de lycée, ne comprend ni n’approuve leur décision d’afficher au lycée leur appartenance religieuse par le port d’un couvre-chef. Mais, hors de leur présence, elle nous fait remarquer, à François Della Sudda, professeur, et à moi-même, proviseur, qu’elle espère que tout sera fait pour éviter leur exclusion : « Ni voile, ni exclusion ». Elles sont au lycée pour apprendre précisément la liberté et l’émancipation : les en chasser c’est les perdre définitivement.

Dans un cadre plus général, Madeleine Rébérioux, historienne, spécialiste reconnue de la période, éditrice de Jaurés, insistait légitimement sur l’inclusion des droits sociaux dans les droits de l’homme, dans la logique de la déclaration universelle de 1948. Elle rappelait qu’en 1898, si Jaurès parvient à convaincre une majorité de socialistes et, à travers eux, une partie de la classe ouvrière à s’engager dans le combat dreyfusard contre l’antisémitisme, c’est qu’il s’est persuadé que l’injustice faite à un homme, à quelque catégorie ou classe sociale qu’il appartienne, au seul motif qu’il est juif, met en péril la justice et l’Etat et tous ceux qui vivent dans cet Etat, toutes classes confondues. Il communique son indignation et fait partager son combat.

Dans une réunion du groupe de travail « Laïcité », quelques mois avant son décès, elle ajoutait que pour sortir de la quasi guerre civile entre « les deux France » engendrée par l’Affaire, la France républicaine démocratique et laïque, plutôt urbaine, et la France catholique, boulangiste, plébiscitaire, violemment antisémite,plutôt rurale, qui a ramené à droite l’idée de nation, Jaurès allait soutenir Briand en 1905 dans son projet modéré et libéral de « séparation des Eglises et de l’Etat », projet qui n’est pas antireligieux et peu anticlérical. Jaurès semble comprendre qu’au-delà de cette modération, Briand obtient un résultat plus définitif : en séparant les églises de l’Etat Briand sépare aussi le parti catholique de son principal moyen de légitimation, une église catholique adossée à l’Etat. Désormais les catholiques ne sont plus d’abord des membres d’un parti catholique qui se voyaient comme la seule figure légitime de la France, mais des français comme tant d’autres, de religion catholique. C’est le bénéfice indirect, non explicite, de la garantie apportée par l’Etat à la liberté des cultes et de la reconnaissance de la hiérarchie propre à chaque religion instituée. Les catholiques sont désormais inclus dans la République même si quelques uns mènent des combats d’arrière-garde au moment des inventaires. Quelques catholiques très minoritaires étaient déjà engagés dans le combat dreyfusard, tel Paul Viollet, juriste, membre de la Ligue à ses débuts. Cette dissolution de fait du parti catholique obtenue par la séparation provoque la colère de Maurras : le coup d’Etat ou la restauration devront désormais attendre. Pour Jaurès, la République, libérée du péril antisémite et de l’hypothèque religieuse ou théologico-politique, va pouvoir travailler aux choses sérieuses de son point de vue, la recherche de la justice sociale et l’amélioration de la condition ouvrière. Droits de l’homme et droits sociaux sont pour lui, dès cette époque, inséparables.

La laïcité qui se réveille en 1980 quand l’islam devient visible en France y a gagné une tonalité antimusulmane et antireligieuse que, à la grande colère des libres penseurs auparavant, et à leur grand bonheur depuis, le dispositif institutionnel de laïcité s’interdisait. L’apparente unanimité de la France et de ses représentants, députés et sénateurs, pour voter la loi promulguée en Mars 2004 qui au lieu de neutraliser l’espace scolaire le sacralise, devrait indigner les vrais laïques : d’ici quelques mois les espaces dévolus au service public, les mairies, les hôpitaux, les tribunaux, les agences pour l’emploi en attendant les transports publics ; risquent de devenir les espaces sacralisés du communautarisme républicain, au total mépris de la liberté et de l’égalité. Cette confusion entre l’espace public nécessairement neutre de l’Etat et l’espace public ouvert de la société civile, cette abolition de la distinction entre la réserve des personnels et la liberté des usagers qui n’ont pas, à l’intérieur des mêmes locaux, les mêmes statuts ni les mêmes obligations, mine notre avenir. On ne sait s’il faut invoquer plutôt l’inculture politique, ou plutôt le refus de l’intelligence, de la subtilité et de la complexité. Cette unanimité à haut risque cache un racisme qui ne s’avoue pas et une tartufferie indigne qui se résume à « Cachez cet islam que nous ne saurions voir ».

Le respect des musulmans et de leurs convictions n’implique en rien l’approbation de l’utilisation de la religion pour inférioriser, enfermer, tyranniser, mutiler les jeunes filles ou les femmes ; ni pour confondre religion et politique ; et encore moins pour légitimer l’utilisation de la violence et de la terreur à des fins politiques. L’égalité entre les hommes et les femmes, précisément parce qu’elle représente une conquête récente encore fragile, la séparation Etat-religions du « politique » et du « théologique », les méthodes démocratiques non violentes pour débattre, acquérir, exercer le pouvoir nous mobilisent tous et ne sont pas négociables. Ces principes n’ont pas besoin, pour leur défense, de dispositions particulières, puisqu’ils font partie de l’ordre public. Mais une grande partie de la gauche sinon de la France s’est laissée embrigader dans un combat national-républicain douteux contre l’islam sous le prétexte de l’islamisme à partir de la défense légitime de principes justes.

Il est parfaitement clair qu’il ne fait pas bon aujourd’hui être un élève juif dans l’école publique de certains quartiers, et pas seulement en banlieue. Les ligueurs dans leur majorité sont bien conscients de la gravité de cette situation, de son caractère insupportable, inadmissible ; il ne suffit pas de s’indigner ; certains ligueurs s’impliquent dans les interventions pour l’éducation à la citoyenneté, contre toute forme de racisme ; la ligue a vocation à collaborer avec les établissements scolaires et leurs personnels ; mais ces interventions, ces coopérations connaissent leurs limites et ne sont pas toujours réalisés dans les établissements les plus touchés par toutes les formes du racisme. Pour autant, toutes les provocations et actes d’antisémitisme ne se réduisent pas à des propos et des actes hostiles dont les seuls auteurs seraient des jeunes qui s’identifieraient à des musulmans palestiniens en mimant ici l’Intifada. Là encore les systématisations abusives, substantialistes, l’assignation automatique des individus à la catégorie religieuse ou ethnique qu’on leur attribue, doivent être soigneusement combattues, sans quoi, pour combattre un racisme insupportable on en fait naître un autre.

La réislamisation identitaire de réaction contre les frustrations, les humiliations, les désespoirs existe. Elle apparaît parfois irrésistible. Le nier serait malhonnête. Même si nous estimons qu’il s’agit d’un fantasme dangereux, nous ne pouvons pas vivre à la place des gens, ni leur imposer nos idées sur les voies que doit suivre la religion musulmane pour émanciper et épanouir ceux et celles qui s’en réclament : une laïcité bien entendue est plus respectueuse et plus modeste. Elle est aussi plus ambitieuse puisqu’elle contraint de trouver, en deçà des religions et des transcendances, des fondements, des règles et des valeurs qui nous unissent, qui s’imposent et qui obligent.

Je ne suis pas du tout persuadé, avec ceux qui à la Ligue, partagent ces analyses, que nous ayons tort, même si, dans l’ensemble de la gauche, nous sommes minoritaires. Madeleine Rébérioux n’est pas la seule historienne à présenter, comme je viens de l’esquisser, les liens entre lutte contre l’antisémitisme, laïcité et combat pour la justice sociale ; ou alors il faudrait supprimer Jaurès. De plus, je ne vois pas la nécessité, pour poursuivre dans cette voie que nous estimons légitime et juste, de nous engager dans une nouvelle forme de racisme.

Alain Bondeelle

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