« voisins vigilants » : vers une commission parlementaire d’enquête ?


article de la rubrique justice - police > voisins vigilants
date de publication : dimanche 31 janvier 2010
version imprimable : imprimer


Le développement de la « toile d’araignée invisible » des « Voisins vigilants » se poursuit, tout en suscitant une certaine inquiétude. Un député vient d’ailleurs de proposer la création d’une commission d’enquête sur les conditions dans lesquelles est lancée cette opération et sur sa conformité avec « les valeurs et principes républicains ».

Heureusement, dans leur très grande majorité, les Français restent allergiques à la “dénonciation”. Mais on peut craindre les dérives auxquelles le développement de cette « autosurveillance » risque de conduire. A cet égard, l’exemple de Montreuil devrait faire réfléchir : le 12 mars dernier, un homme y a été lynché en pleine rue au motif qu’il ressemblait à un pédophile en cavale.


Voir en ligne : voisins vigilants, ... voisins dangereux

« Quiconque est prêt à sacrifier sa liberté
pour un peu de sécurité provisoire
ne mérite ni l’un ni l’autre
 »
 [1]

Benjamin Franklin


Quartier résidentiel de Mouans-Sartoux (Photo JP Amet / Fedephoto pour Le Figaro)

Des “voisins vigilants” à Mouans-Sartoux

Depuis mars 2007, cette commune de 10 500 âmes située [dans les Alpes-maritimes] au sud de Grasse a juste décidé d’adhérer à un concept original en France pour lutter contre les cambriolages et la violence. L’idée, très simple et inspirée du modèle anglo-saxon, est née presque par hasard en 2005 à Saint-Paul : une honorable résidente anglaise, lasse de voir les casses de villas se multiplier dans son entourage, crée un groupe de voisins pour organiser l’autosurveillance de sa rue, puis de son quartier. Les uns après les autres, retraités, commerçants, employés municipaux du secteur se sont alors mis aux aguets pour détecter toute personne ou voiture un peu louches, tout squat ou installation sauvage à proximité. « Avec nos numéros de téléphone en commun, nous échangeons nos dates de congés, les horaires des enfants à l’école et les noms des visiteurs que l’on attend. Chacun a appris à veiller sur la maison de l’autre », témoigne N. B., retraitée de l’Éducation et voisine vigilante. Le moindre rôdeur ou vagabond tombant dans cette toile d’araignée invisible est signalé à la gendarmerie ou à la police municipale par un « référent » responsable de la chaîne de vigilance - en général le plus actif - du quartier. À elle seule la brigade de Grasse est en lien avec pas moins de 41 référents, certains faisant l’interface avec une centaine de voisins !

Christophe Cornevin [2]


Your neighbour is watching you ...

La vigilance d’un député

Alain Bocquet, député PCF du Nord, a déposé une proposition de résolution, enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 23 décembre 2009, « tendant à la création d’une commission d’enquête relative à l’opération “Voisins vigilants”, aux conditions dans lesquelles elle est lancée, aux concertations auxquelles elle a ou non donné lieu, à la maîtrise qu’en assume ou non l’État, à sa conformité avec la loi française et avec les valeurs et principes républicains. » [3]

EXPOSÉ DES MOTIFS

Sous couvert d’expérimentation locale, des initiatives sont engagées en fait un peu partout en France, de façon diffuse par la Gendarmerie nationale, sous le nom anodin mais pas neutre d’une opération « Voisins vigilants ».

Les Alpes-Maritimes, les Vosges, le Nord sont, à titre d’exemples, au nombre des départements où l’on s’efforce de mettre en œuvre des dispositifs du même type que le « neighborhood watch » conçu aux États-Unis aux confins des années 1960, repris au milieu des années 1980 puis généralisé en Grande-Bretagne. Ce projet cantonné d’abord à la surveillance du voisinage immédiat et à l’usage des quartiers résidentiels, s’est depuis, immiscé sur le terrain d’enjeux
globaux : vandalisme, incivilités… Et il inscrit dans le cadre de sa propre structuration la sélection et la « formation » des volontaires, condition requise à la constitution de groupes qui doivent être organisés et motivés, et donc dotés de leaders et de chefs adéquats.

Mais l’opération « Voisins vigilants » n’est pas sans rappeler non plus, par certains aspects, les rondes citoyennes « patrouilles de volontaires censées assurer la tranquillité publique dans les rues des villes » (Le Monde du 8 août 2009), que l’Italie de Silvio Berlusconi met en place, et qui soulèvent l’opposition de nombreux citoyens, associations, élus et municipalités de ce pays. [4]

« L’idée c’est d’avoir, dans certains quartiers où il y a une bonne sociabilité, un ou deux relais fiables, à même de déceler les choses anormales, et de les signaler à un référent ou à l’unité (de gendarmerie) » explique ainsi un commandant de gendarmerie du Nord.

Très illustratifs de la démarche sécuritaire qui les sous-tend, ces propos soulèvent de réelles interrogations.

Qu’est-ce qu’un quartier de « bonne sociabilité » et quelle attention est réservée par contrecoup, à tous ces lieux d’emploi, d’étude ou d’habitat qui échappent à cette « définition » ? Qu’est-ce qu’un « relais fiable » dans une telle démarche ? Qui, et sur quels critères, en effectue le choix ? Où commencent ces « choses anormales » ? De quel ordre sont-elles ou non ?

« Cette initiative, commente un journal des Vosges, n’a pas été concoctée au ministère de l’Intérieur et ne fait pas partie de la politique de lutte contre l’insécurité, du gouvernement. »

S’il en est ainsi, cela ouvre une nouvelle série de questions, devant la multiplication manifeste des « expérimentations » proposées aux maires et aux élus territoriaux incités à cautionner et répercuter l’opération. Qui est à la source de l’initiative « Voisins vigilants » au sein de l’État ? Qui en maîtrise et qui en évalue le déroulement ?

Il n’est pas question soulignent les autorités de gendarmerie des Vosges, que les personnes volontaires « fassent des contrôles, des rondes ou des interpellations ».

Elles sont supposées avoir une action préventive… Là encore, qui et comment (se) conçoit l’équilibre fragile entre vigilance, contrôle, intervention ? Qui fixe les limites ? Quels moyens fiables et sûrs existeront permettant d’éviter le glissement, l’incident voire le drame auxquels pourraient conduire une mauvaise appréciation de la situation, un excès de zèle, l’absence des forces de gendarmerie ou de police ?

Or combien de villes et de villages désespèrent aujourd’hui de percevoir les renforts d’effectifs indispensables à tel commissariat de quartier, telle brigade de gendarmerie !

Chaque jour qui passe témoigne de la déstructuration des services de l’État et de l’insuffisance des moyens budgétaires. La révision générale des politiques publiques (RGPP) inscrit ses choix dans ces reculs. La sécurité et la tranquillité de vie des citoyens, ne seront-elles pas demain délaissées par l’État et soumises au bon vouloir de collectivités territoriales voire pour une part, comme y fait songer ce dispositif des « Voisins vigilants », des citoyens eux-mêmes ?

Ici et là, au fur et à mesure de la révélation publique de ces démarches, des voix s’élèvent pour dénoncer les risques dont elles sont porteuses.

Des maires, des élus territoriaux, des syndicats de police, des associations, des habitants posent le problème.

«  Il ne faut pas non plus que ça tourne au flicage ou à la délation » déclare tel maire d’une commune du Nord.

« C’est le rôle de la police républicaine d’assurer la sécurité et de poursuivre les délinquants. Ce n’est pas aux simples citoyens de le faire », dénoncent des habitants des Vosges qui redoutent de voir ce système porter « atteinte aux libertés individuelles et à la vie privée ». Ces réflexions posent le problème de la conformité de ce dispositif avec nos lois, valeurs et
principes républicains.

Et cette démarche est d’autant plus fondée après l’initiative prise récemment par les services de l’État du département de l’Essonne, et dénoncée notamment par la Ligue des droits de l’homme fin septembre 2009 [5].

« Vous voulez dénoncer votre voisin étranger sans papiers ? Vous débarrasser d’un SDF qui dort sur le trottoir près de chez vous ? Faire coffrer les jeunes qui font trop de bruit dans le hall de votre immeuble ? Aucun problème […] une lettre anonyme et le tour est joué.

« Depuis une semaine, les habitants de l’Essonne peuvent envoyer un courriel à l’adresse e-mail police-ddps@interieur.gouv.fr pour transmettre tout “témoignage, photographie et vidéo”, la “confidentialité est garantie”  : celui que l’on arrêtera ne saura jamais quel est le “bon Français” qui l’a dénoncé…  »

Ainsi, pour la Ligue des droits de l’homme qui avait déjà dû déjouer une telle tentative en 2006 dans le Var [6], « […] c’est chacun de nous qui, aux yeux du pouvoir, a cessé d’être présumé innocent comme le prévoit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Et maintenant il ne suffit plus de ne rien cacher à l’État de sa vie, il faut aider la police à traquer les autres. »

S’ajoute à cela, également dénoncé voici peu par la Ligue des droits de l’homme, la création par simple décret, de deux fichiers de police dont l’un, qui porte sur la prévention des atteintes à la sécurité publique, « s’intéressera aux “personnes dont l’activité individuelle ou collective
indique qu’elles peuvent porter atteinte à la sécurité publique”, mineurs de 13 ans compris
 » [7].

Ce fichier et celui dénommé enquêtes administratives liées à la sécurité publique (EALSP) « seront créés, souligne la Ligue des droits de l’homme, à partir de données subjectives, non fondées sur des faits précis ; c’est bien le comportement des uns et des autres qui sera ainsi fiché ». Ne risque-t-on pas alors de voir rapidement le zèle de «  Voisins vigilants » trouver un débouché naturel dans l’alimentation de ces fichiers de police ?

Autre élément d’inquiétude convergent : on a vu cet automne, le juge des référés du tribunal de grande instance de Caen suspendre le système de dénonciation par Internet créé, au sein de son entreprise, par la société normande Benoist Girard.

Cette décision de justice dévoile au grand jour les « risques sérieux de mise en cause abusive ou disproportionnée de l’intégrité professionnelle, voire personnelle » des salariés.

« La possibilité de réaliser une alerte anonyme, poursuit le juge, ne peut que renforcer le risque de dénonciation calomnieuse. »

Ce jugement repris et commenté par l’ensemble de la presse nationale a été par exemple pour le journal Le Monde (édition du 10 novembre 2009) l’occasion de noter que « les systèmes de dénonciation se sont développés à vive allure depuis quelques années » en France.

On est donc là, incontestablement, devant un réseau de faits mal maîtrisés, qui concourent, pris ensemble, à remettre en cause des libertés individuelles et collectives ou leurs conditions d’exercice.

Dans ce contexte, les incertitudes que soulève l’initiative des « Voisins vigilants » ne manquent donc pas. Nombre d’éclaircissements, pour le moins, sont nécessaires, qui portent sur les conditions dans lesquelles ces mesures sont mises en place, et avec quelle connaissance et quelle approbation du gouvernement. Mais se pose aussi la question de savoir quelle réflexion, quelle concertation ont précédé son lancement ? Quelle connaissance a-t-on du contenu, de la durée et de l’utilité de l’opération britannique « neighborhood watch », sans même parler des garanties de respect de la personne et de la vie privée qu’elle peut offrir ou non ?

L’ensemble des éléments rapidement évoqués ici plaide en faveur de la création de la commission d’enquête parlementaire objet de la présente proposition de résolution.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Article unique

Il est créé en application des articles 140 et suivants du règlement, une commission d’enquête parlementaire de 30 membres, sur l’opération « Voisins vigilants » : les conditions dans lesquelles elle est lancée, la responsabilité et la maîtrise de l’État dans sa mise en œuvre, les phases d’étude et de concertation auxquelles elle a ou non donné lieu, la connaissance que l’on a du dispositif britannique « neighborhood watch » qui l’inspire, de ses résultats et des garanties qu’il offre. Cette enquête portera également sur la conformité de l’opération « Voisins vigilants » avec la loi française et avec nos valeurs et principes républicains.

Notes

[1« They who can give up essential liberty to obtain a little temporary safety, deserve neither liberty nor safety. »

[2Extrait de « Des “voisins vigilants” contre les cambriolages », Le Figaro, 02/11/2009 : http://www.lefigaro.fr/actualite-fr....

[3Référence : http://www.assemblee-nationale.fr/1....

Toutes les notes ont été ajoutées par LDH-Toulon.

[4« Les "rondes de citoyens", ces réunions - souvent nocturnes - de volontaires, qui ont fait couler beaucoup d’encre à la fin des années 1990, sont ainsi légalisées. Tous membres de la Ligue du Nord, le parti xénophobe d’Umberto Bossi créé en 1989, ces volontaires portaient alors des chemises vertes. Pour eux, une simple référence à la couleur du parti qui prône une sécession du nord de l’Italie, la Padanie. Mais pour leurs détracteurs, un sombre écho aux chemises noires fascistes. Leur mission : "signaler aux forces de l’ordre les événements qui peuvent mettre à mal la sécurité urbaine ou provoquer des troubles à l’ordre public." L’opposition et le clergé craignent que ne soient particulièrement visés les immigrés. »

[« L’Italie légalise les controversées "rondes de citoyens" », par Cyriel Martin
publié le 2 juillet 2009 sur Le Point.fr]



Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP