“un héros ordinaire”, par Ophélie Kirsch


article de la rubrique démocratie > les baïonnettes intelligentes
date de publication : dimanche 15 avril 2012
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Ophélie Kirsch, jeune avocate marseillaise vient de remporter à Caen le concours international de plaidoiries pour les droits de l’Homme, en plaidant la cause d’un soldat syrien ayant refusé de tirer sur des manifestants.

Pour résumer la philosophie de sa plaidoirie à Caen en faveur de Walid, soldat et « héros ordinaire », elle cite Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières : « Face aux ravages de l’obéissance, il faut faire l’éloge de la désobéissance. »

Ci-dessous l’enregistrement vidéo de la plaidoirie d’Ophélie Kirsch, suivi du texte de sa plaidoirie [1].



Un héros ordinaire

« Papa, que dois-je faire ? On me demande de tirer sur la foule, mes frères, mes sœurs, nos enfants. »

« Mon fils, je préfèrerais te voir mort que de te savoir tuer des innocents, mais je sais que tu feras ce que ta conscience te dicte. »

Deux jours plus tard, ce père recevait chez lui le cercueil de son fils.

Ce conseil imploré, cette crise de conscience, ce sont les affres que vient de traverser le soldat Walid Adb Al Karim Al Qashami, ancien membre de la garde républicaine syrienne âgé de 21 ans, qui au cœur du printemps arabe, voit les
nuées noires s’amonceler sur sa tête au moment d’accomplir l’irréparable.

A Harasta, près de Damas, au mois d’avril, ce soldat et ses camarades ont reçu l’ordre d’ouvrir le feu sur les contestataires non armés qui manifestaient en faveur de la liberté.

Les manifestants se trouvaient dans une rue débouchant sur le rond-point principal de la ville. Les forces de sécurité avaient bloqué une extrémité et tiraient déjà sur la foule lorsque l’unité de Walid Adb Al Karim Al Qashami est arrivée.

Armés de kalachnikov, les soldats avaient reçu des plaques métalliques d’identification habituellement utilisées en temps de guerre et avaient reçu l’ordre de porter les uniformes noirs de l’ « unité de lutte contre le terrorisme ».

Leurs officiers leur avaient dit qu’ils avaient affaire à un « gang violent », mais ils se sont retrouvés face à quelque 2000 personnes : des femmes, des enfants brandissant des roses en signe de non-violence, des hommes torse nus scandant « silmieh, silmieh », « Pacifique », « Pacifique ».

Alors qu’il formait le rang avec d’autres soldats, Walid a
vu trois enfants, un jeune homme et une femme se faire tuer.
« L’un des enfants a reçu une balle dans la tête, tirée par un
gradé qui se trouvait juste devant moi. Je l’ai entendu dire
qu’il l’avait tué parce que ses pleurs incessants l’agaçaient. »

Bouleversé jusqu’au tréfonds de son être, désarmé par des slogans comme « Nafdiki Ya Dera’a ! » « nos vies pour toi, Deraa ! », eux qui risquaient leur vie pour SA ville, Walid a refusé de tirer.

Contraint à la fuite, caché par la population, Walid a été
informé qu’il se trouvait sous le coup d’une condamnation à
mort par contumace par le Tribunal militaire syrien.

Mesdames, Messieurs les Hauts magistrats, mes chers
confrères, voici en substance ce qui me conduit aujourd’hui
à vous présenter la défense de celui que vous me permettrez
d’appeler plus familièrement, plus fraternellement, Walid.
Ce drame aurait pu passer sous silence compte tenu du
blackout qui règne sur ces évènements en Syrie.

Walid n’a en effet pas bénéficié de la médiatisation et
du coup de projecteur que vient de jeter le jury d’Oslo sur
l’opposante yéménite, Tawakkal Karman, en la consacrant
prix Nobel de la paix.

Pas plus d’ailleurs que n’en a bénéficié, au moment de
son geste, Mohamed Bouazizi, le jeune vendeur de légumes
tunisien qui s’est immolé par le feu en janvier dernier,
propageant… par sa mort, tel un incendie… un vent de liberté
sur le monde arabe.
En confisquant son outil de travail à ce jeune homme
devenu le symbole du printemps arabe, le pouvoir en place a
bafoué sa dignité.

C’est cette dignité d’homme que revendique Walid. C’est
sa défense que j’ose soumettre à votre barre.

Walid, condamné à mort pour avoir accompli un acte de
bravoure, avait droit à un procès équitable.

La Syrie est en effet signataire du pacte international relatif
aux droits civils et politiques.

L’article 14 de ce pacte garantit à toute personne déclarée
coupable d’une infraction pénale par un Tribunal le droit de
faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration
de culpabilité ou la condamnation. La personne condamnée
a ainsi le droit de contester aussi bien le jugement que la
peine et de demander qu’ils soient revus par une juridiction
supérieure, qui doit avoir compétence pour examiner tous les
aspects du procès.

Le comité des droits de l’homme a précisé que cet article
« fait obligation à l’État partie de faire examiner, quant au fond,
la déclaration de culpabilité et la condamnation de manière
que la procédure permette un examen approprié de la nature
de l’affaire ».

Or, en droit syrien, les décisions des tribunaux militaires ne
peuvent faire l’objet d’aucun recours, sauf devant la chambre
militaire de la Cour de cassation, laquelle ne peut recevoir que
des moyens de droit et non de fait !

Voilà qui nous permet, d’un point de vue procédural, de
dénoncer une violation du droit international, et d’envisager
une réelle défense dans le cadre d’un nouveau procès.

M’autorisez-vous à présent à dépasser ce débat technique,
un peu convenu ?

Sortons des lieux communs pour évoquer ensemble les
raisons qui ont conduit un homme à s’opposer à un ordre
manifestement illégal.

Il est dit dans la loi que face à un commandement inique,
les subalternes ont le droit de se révolter. Cette loi… elle est
française, cette loi… elle est internationale, cette loi… elle est
naturelle, consubstantielle à la condition de l’homme.

– Article 8 du Règlement de discipline générale dans les
armées : « Le subordonné ne doit pas exécuter un ordre
prescrivant d’accomplir un acte manifestement illégal
ou contraire aux règles du droit international applicable
dans les conflits armés, et aux conventions internationales
régulièrement ratifiées et approuvées. »

– Article 33 du statut de la Cour pénale internationale :
« S’agissant des militaires qui agissent sur ordre hiérarchique,
la responsabilité de celui qui a accompli l’acte criminel n’est
pas écartée du seul fait que cette personne a obéi à l’ordre
de son supérieur. Le subordonné responsable d’un crime
ne peut s’abriter derrière l’ordre donné par son supérieur,
à moins qu’il ait eu l’obligation légale d’obéir aux ordres et
qu’il n’ait pas su que l’ordre qu’on lui donnait était illégal,
et enfin, que cet ordre n’ait pas été manifestement illégal. »

C’est très exactement ce fondement qui a donné lieu à la
condamnation de DRAZEN ERDEMOVIC, par le Tribunal Pénal
International pour l’ex-Yougoslavie le 5 mars 1998.
Ce soldat, accusé d’avoir exécuté des civils musulmans
bosniaques avait fait valoir la contrainte, « Monsieur le
Président, j’ai été contraint d’agir, si j’avais refusé de le faire,
on m’aurait tué en même temps que les victimes ».

Le Tribunal a écarté cet argument.

La contrainte n’est pas un moyen de défense suffisant
pour exonérer entièrement un soldat accusé de crime contre
l’humanité et de crime de guerre impliquant le meurtre d’êtres
humains innocents.

Avons-nous seulement conscience de la portée de cet arrêt ?

La Haute Juridiction pose ici un principe général, ô combien
lourd de conséquences : Le soldat ne doit pas exécuter un
ordre quand il est manifestement illégal, fusse au péril de sa
propre vie.

Tuer ou être tué ?

Le Tribunal International a choisi.

Walid, soldat anonyme dans un village au bout du monde,
ignorant tout de la jurisprudence et des lois internationales, a
suivi sans le savoir ce principe dicté par sa seule conscience.

C’est nous qui avons demandé à Walid de ne pas tirer.

C’est nous qui devons empêcher son exécution.

En notre for intérieur, reposons-nous la question : un
militaire doit-il obéir à n’importe quel ordre, que cet ordre
paraisse immoral ou illégal ?

Non, parce que les ordres d’un supérieur hiérarchique
doivent être basés sur l’éthique, dans les conditions légales
qui soutiennent l’état de droit. Si les ordres ne remplissent
pas ces critères, alors il est du devoir du soldat de désobéir.

Déserter, désobéir, se tourner du côté de l’opprimé, du
plus faible plutôt que de se réfugier dans la soumission à
l’ordre établi, lénifiante et bêtifiante, est-ce lâcheté, est-ce
courage ?

Lorsque l’individu s’érige contre l’inacceptable en refusant
de se réfugier derrière le déterminisme, et le confort de la
fatalité par des formules telles que : « Je n’ai pas eu le choix….
J’étais contraint… Je suis responsable mais pas coupable »,
on quitte le cercle vicieux pour rentrer dans le cercle vertueux.

Un refus en entraînant un autre… c’est la liberté qui
triomphe !

Le virage est pris pour plus de libertés individuelles.

Vous aurez compris que celui que j’ai l’honneur de
défendre devant vous incarne le symbole d’une résistance à
l’oppression et au spectre de la banalité du mal.

La Syrie a ratifié le Pacte international relatif aux droits
civils et politiques, consacrant le droit à la vie (article 6), à
la liberté d’expression (article 19), et de droit de réunion
pacifique (article 21).

Et pourtant, aujourd’hui, ce sont tous ces droits qui sont, à
l’instant même où je vous parle, violés, légitimant ainsi le refus
de Walid de participer au massacre d’innocents.

On ne saurait tolérer plus longtemps les maux d’« état
d’urgence, sécurité de l’Etat, lutte contre le terrorisme,
menace salafiste…. », autant de fausses barbes pour justifier
des entorses à la liberté d’expression.

C’est pourquoi je convoque à la barre aujourd’hui les
consciences des hommes de bonne volonté qui, en se
mobilisant ont réussi par exemple à faire épargner la vie de
l’Iranienne Sakineh Mohammadi Ashtani qui était condamnée
à la lapidation.

Je ne réclame pas seulement de la compassion pour mon
client.

Nous sommes tous responsables, et devons agir car « une
foi qui n’agit pas est-elle une foi sincère » ?

Je revois cette mère déclarant devant les caméras de
télévision, à visage découvert : « Je viens de perdre mes
deux fils, je n’ai plus rien à perdre, et même si au pays des
Assad seuls les morts ont le droit de dévoiler leurs noms, je
témoignerai sans voile pour que triomphe enfin la Vérité. »

Il appartient à nous, juristes, réunis en ce magnifique lieu,
de porter cette parole d’espoir et de relayer le cri d’un peuple
épris de justice, qui aspire à disposer de lui-même.

Rendez justice à mon client : c’est un acte fondateur que
vous accomplirez, car « Qui sauve une vie, sauve le monde
entier » alors, comment condamner celui qui sauve ?

Entendez cet appel au respect des conventions
internationales, garantes des droits de l’homme.

Entendez la voix de ce héros ordinaire.

Ophélie Kirsch


Notes

[1Le témoignage de Walid : http://www.youtube.com/watch?v=6U1o....


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