“tests ADN : du fichage au dépistage”, par Jacques Testart


article de la rubrique Big Brother > fichage ADN - Fnaeg
date de publication : dimanche 1er juin 2008
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En présentant, le 13 septembre 2007, un amendement au projet de loi sur la « maîtrise de l’immigration » autorisant sous certaines conditions la vérification de la filiation des demandeurs de visas au moyen de tests ADN, le député (UMP) Thierry Mariani, n’a pas seulement mobilisé contre lui une opposition de principe : derrière la polémique se profile la question de la sélection par l’utilité sociale.

Ce texte du biologiste Jacques Testart, biologiste, directeur de recherche honoraire de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), a été initialement publié dans Le Monde diplomatique de Juin 2008 qui publie simultanément un article de Franz Manni
A qui appartient votre ADN ?.


Si la tentative d’instauration de tests ADN pour le contrôle de l’immigration visait surtout à poursuivre l’œuvre de récupération des électeurs d’extrême droite, ne pourrait-on voir dans cette mesure un moyen redoutable d’accoutumance au fichage génétique généralisé
 [1], l’étranger étant seulement le maillon faible propice à l’initiation de cette pratique ? Nous sommes déjà identifiés par des moyens biométriques (taille, couleurs des yeux et des cheveux, empreintes digitales, iris, système veineux...), par l’enregistrement de notre image (télésurveillance et bientôt drones espions) mais aussi par notre comportement de consommateur (carte bleue, puces RFID, internet, GPS...), et même par notre gestuelle qui peut s’avérer équivoque pour des caméras dites « intelligentes », sans omettre les techniques réservées aux plus suspects (écoutes téléphoniques, bracelet électronique...). Toutes ces mesures inquiètent déjà le Comité national d’éthique
 [2]. Pourtant Big Brother en demande davantage.

L’anthropologue Gérard Dubey remarque qu’un siècle seulement après l’avènement de la biométrie les repères ont évolué, de l’être identifié socialement jusqu’à l’être défini biométriquement. Combien de temps faudra-t-il, après l’avènement de la génétique moléculaire, pour définir les êtres génétiquement ? Et en quoi le critère génétique est-il différent des critères biométriques classiques ?

On sait que des jumeaux vrais, qui partagent le même ADN, montrent des empreintes digitales différentes, celles-ci résultant de combinaisons entre facteurs génétiques et facteurs environnementaux (dits « épigénétiques »). Il s’ensuit que la « reine des preuves » que constitue l’ADN pour la justice ne permettrait pas de discriminer des jumeaux aussi bien que le font les empreintes digitales ! Cette occurrence, bien que rare, illustre un inconvénient négligeable au regard de l’opportunité exceptionnelle offerte par l’ADN pour identifier un individu, dès le stade embryonnaire, et selon des signes immuables qui constitueront aussi des marqueurs de la filiation, ce que les identifiants biométriques classiques sont incapables de réaliser.

Mais l’ADN peut être lu de deux façons différentes selon la finalité du test. Le débat se focalise actuellement sur des séquences identifiantes (à usage principalement policier) et néglige les séquences informatives (à usage surtout médical). Ces dernières sont représentées par les gènes dont on caractérise des états « normaux » ou « pathologiques », mais aussi par d’autres plages de la molécule ADN dont les variants sont susceptibles d’interagir avec les gènes eux-mêmes. En fait, le fameux « décryptage » de l’ADN n’est encore qu’une lecture élémentaire car les relations entre la constitution génomique particulière à chacun et ses paramètres phénotypiques (risques de maladies, caractères physiologiques...) sont d’une telle complexité
 [3] que cette connaissance risque de demeurer statistique : il va être surtout possible de mettre en regard les particularités infinies de l’ADN avec des constats épidémiologiques (sur le mode : la plupart de ceux qui montrent telle particularité de leur ADN sont aussi ceux qui sont affectés par tel handicap ou avantage) afin de poser des probabilités de réalisation en fonction de chaque génome [4] et de son exposition à des environnements définis [5].

Une telle stratégie de dépistage peut d’ailleurs faire l’économie de la compréhension des mécanismes moléculaires par lesquels telle information portée par l’ADN conduit jusqu’aux protéines impliquées dans telle fonction, tel caractère ou telle pathologie. Décidément, l’appel à la statistique, qui supportait déjà l’eugénisme de Francis Galton [6], demeure la caution scientifique de toute prétention à prédire le devenir d’un individu.

Conformément à cette tradition, et avec l’ambition d’« optimiser » l’apport des personnes à une société qui ne se rêve que performante, on peut prévoir l’irruption d’analyses systématiques de l’ADN permettant de cumuler le fichage policier des personnes et la prédiction médico-sociale de leurs potentialités.On sait déjà évaluer les risques d’apparition de certaines maladies, mais des généticiens s’efforcent de découvrir des marqueurs non pathologiques (humeur, sexualité, voire même quotient intellectuel...). Quand ces « facteurs de risques » sont repérés chez l’adulte, ils peuvent justifier la modulation des primes d’assurance et certaines pratiques de médecine préventive. Décelés chez l’enfant, ils peuvent en outre soutenir des politiques d’orientation scolaire puis professionnelle. Mais, décelés chez l’embryon (DPI = diagnostic génétique préimplantatoire), ils sanctionnent un droit à la vie d’autant plus fragile que beaucoup d’embryons sont disponibles quand seulement un ou deux enfants sont désirés. C’est le petit nombre relatif (environ 5) des embryons obtenus à l’issue de la fécondation in vitro qui empêche encore le DPI de répondre aux angoisses (ou aux désirs) des parents et aux « besoins » de la santé publique (on notera cependant que le tri des embryons pour risque de strabisme vient d’être autorisé en Grande-Bretagne...). Dès que la production d’ovules par dizaines sera maîtrisée [7], le DPI pourra répondre au vieux rêve eugénique des « bonnes naissances » tout en se conformant aux nouveaux standards de la bioéthique (consentement éclairé, promesse médicale de santé, absence de violence aux personnes...).

Un tel horoscope génomique, destiné à mettre l’eugénisme au service du libéralisme, devrait s’avérer valide au niveau statistique (celui des populations, le seul qui importe au système économique ou sanitaire), même si les prédictions s’avèrent moins fiables, ou carrément erronées, pour une personne particulière. Voilà un programme conforme à la mystique génétique qui s’est emparée de nos vies avec l’importance démesurée donnée aux gènes (ils contrôleraient même l’homosexualité, selon notre président...), les priorités fléchées vers la « génétique moléculaire » pour les recherches en biologie, le succès soutenu des Téléthons malgré l’impuissance thérapeutique persistante, ou le choix inédit d’un généticien comme conseiller du Prince. En effet, plutôt que profiter d’un climatologue ou d’un énergéticien, Nicolas Sarkozy s’est assuré le conseil du Pr Arnold Munnich, lequel est aussi l’éminence grise des analyses moléculaires pour détecter des pathologies, en particulier à l’occasion du tri des embryons (DPI).

Nous en sommes à l’identification des personnes par les tests ADN pour affiner le fichage biométrique à usage de police ou de justice. Rappelons que la biométrie a toujours fonctionné à la peur, peur de l’autre [8], et s’est généralisée sans opposition organisée, comme par effet de sidération laissant place à une véritable atonie sociale. Alors, de « détail » en détail se construit un monde qui pourra nous annoncer « Bienvenue à Gattaca ! »
 [9]... Pourquoi pas le cumul des éléments identifiants et des éléments fonctionnels dans une même carte d’identité génétique affectée à chaque individu ? Quel but poursuit donc Google en investissant, en 2007, 4 millions de dollars pour analyser l’ADN des internautes et constituer ainsi une grande base de données sur l’information génétique ?
 [10] C’est le même filament d’ADN qui court du commissariat ou du tribunal, au cabinet médical (médecine prédictive-préventive) en passant par des utopies thérapeutiques (« gènes médicaments ») ou industrielles (plantes transgéniques), par les cabinets d’assurances (niveaux des risques), par des officines d’orientation scolaire et professionnelle, et finalement par la résurgence de mythes fabuleux (surhomme, clones, chimères...).

Nombre d’opposants aux tests ADN, dont des praticiens ou adeptes du DPI qui est le moyen initial d’identifier pour sélectionner, ont évoqué « les heures les plus sombres de l’histoire » ou « la purification par la race  » [11], sans voir que les enjeux sont aujourd’hui bien différents, et tout aussi graves. Il ne s’agit plus de caractériser l’individu par sa « race », son aspect ou sa nationalité, d’autant que ces paramètres, souvent disponibles avec les identifiants classiques, ne sont pas révélés par l’ADN. Surtout, l’économie néolibérale n’a aucun besoin de stigmatisations raciales tant elle s’attache plutôt à découvrir les meilleurs éléments disponibles dans chaque communauté humaine, et à rejeter ceux qui lui semblent peu aptes à contribuer à la « croissance compétitive », quelle que soit la couleur de peau des uns et des autres.

C’est bien le sens de l’acceptation des étrangers selon le critère « compétences et talents » ou même de l’injonction à « travailler plus pour gagner plus ! », laquelle s’adresse à l’individu plus qu’à sa communauté, et correspond au rêve du dirigeant néolibéral de constituer une société d’individus sélectionnés pour leur compétitivité. Le Conseil constitutionnel a récemment conforté ces choix vers l’efficacité productiviste en instituant un examen de langue pour les étrangers, tout en s’opposant aux statistiques ethniques mais en conservant les tests ADN en vue de contrôles à venir.

Jacques Testart

Notes

[1A l’exemple du fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg) lequel, d’abord réservé aux délinquants sexuels, s’est vite étendu jusqu’aux faucheurs de plantes transgéniques ou aux colleurs d’affiches politiques.

[2Dans son Avis n° 98 du 31 mai 2007, le Comité national consultatif d’éthique (CCNE) demande un « contre-pouvoir » face à la « généralisation excessive de la biométrie ».

[3Une récente étude internationale sur l’expression du génome humain s’étonne de cette complexité et en vient à poser une question qu’on croyait résolue : «  Qu’est-ce qu’un gène ?  » (The Encode project consortium, Nature, Londres, 14 juin 2007).

[4Lire Des hommes probables, Seuil, Paris, 1999.

[5Ainsi l’Inserm a récemment lancé une étude — baptisée “SAGE” — des « interactions entre facteurs environnementaux et facteurs génétiques » dans des établissements scolaires de la région Champagne-Ardennes.

[6Le Britannique Francis Galton (1822-1911), médecin et statisticien, est le père fondateur de l’eugénisme contemporain.

[7Jacques Testart, « Des ovules en abondance ? », Médecine/sciences 20, 2004.

[8Ainsi, dans cinq aéroports des Etats-Unis, les passagers considérés comme « sans danger » peuvent intégrer le programme « Clear Registered-Traveler ». Celui-ci offre à 45000 personnes un passage accéléré aux contrôles de sécurité moyennant leur enregistrement biométrique (empreintes digitales et scan de l’iris)... et un abonnement annuel à 75 euros.

[9Film d’Andrew Niccol (1997) : Dans un monde parfait, Gattaca est un centre d’études et de recherches spatiales pour des jeunes gens au patrimoine génétique impeccable, grâce à leur sélection avec le DPI.

[10Ce qui a valu à Google le prix français Big Brother Awards en 2008 http://bigbrotherawards.eu.org/.

[11Voir « ADN : le front du refus », Libération, 3 octobre 2007.


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