Depuis 2012, la société française semble étonnamment tolérante des thèses défendues par le Front national, acceptant au-delà du raisonnable l’image que Marine Le Pen a construite d’elle-même et de son parti : fréquentable. L’image du Front national se banalise, sa singularité, son extrémisme s’estompent dans les consciences … Le livre, Le FN et la société française, d’André Koulberg [1] vient à son heure pour rappeler les raisons impératives pour lesquelles il faut barrer la route du pouvoir à ce parti extrémiste, qui n’a pas rompu avec les héritages les plus inquiétants de l’histoire contemporaine.
Après avoir consacré de nombreuses années à l’enseignement de la philosophie, l’auteur, André Koulberg, est aujourd’hui un des animateurs de l’Université populaire du Pays d’Aix. Ci-dessous, un large extrait de l’introduction du livre - pages 12 à 16 - où l’auteur rappelle un crime de masse commis au sein de la population allemande dans l’indifférence quasi-générale : le fait d’éliminer des « existences superflues » était considéré comme banal.
Banalisation
Marine Le Pen a un mot pour désigner cet infléchissement du discours qui prend pour argent comptant ses déclarations de foi républicaines, laïques, etc. Elle nomme cela la « dédiabolisation [2] ». Ce terme repris sans malice par de nombreux commentateurs [3] n’est pas un terme indifférent choisi par hasard, il correspond parfaitement à l’interprétation que veut donner Marine Le Pen à cet infléchissement. Le Front national a été diabolisé, c’est-à-dire trop critiqué, critiqué indûment. Aujourd’hui, cette critique excessive a cessé en grande partie de s’exercer, il est donc « dédiabolisé », reconnu pour ce qu’il est, « républicain », respectueux des droits de l’homme, etc. Cette réécriture fort arrangeante de l’histoire inscrite dans la « dédiabolisation », bien dans le style frontiste (l’extrémisme condamnable ne serait pas dans leurs pratiques et leurs discours, mais dans les critiques qui leur sont adressées [4]), met en lumière le souci majeur de Marine Le Pen et de son équipe : non de changer le fond, sinon ils reconnaîtraient leurs erreurs passées, mais de lisser leur image, la rendre acceptable au plus grand nombre. Ils y parviennent aujourd’hui dans un environnement qui se prête au jeu avec de moins en moins de réticence. Si nous n’appelons pas ce phénomène général « dédiabolisation », comment le nommer ? Un mot existe déjà : la banalisation. Mais il faut préciser son sens.
Qu’est-ce que la banalisation ?
Pour le comprendre analysons un exemple historique extrême. On sait que la première extermination massive à laquelle se livrèrent les nazis ne concernait pas encore les Juifs, mais des malades mentaux (ainsi que des handicapés, des épileptiques, des tuberculeux, des « inaptes au travail », des « asociaux [5] »…). Si certains dignitaires religieux, et en tout premier lieu l’évêque de Münster, von Galen, dénoncèrent avec force ces assassinats, ce fut loin d’être le cas d’une grande partie de la population allemande. L’enquête historique de Götz Aly révèle au contraire que « la plupart des familles » elles-mêmes « s’accommodèrent (…) sans poser trop de questions de la mort d’êtres chers qui étaient souvent difficiles et accaparaient énergie et attention [6] ».
Comment se fait-il que ce crime de masse (plus de 70 000 personnes assassinées de janvier 1940 à août 1941 ; 200 000 personnes de 1939 à 1945), qui horrifie aujourd’hui, ait pu se commettre sans plus de réactions ? Parmi les éléments de réponse fournis par les historiens, celle-ci, déterminante : l’idée d’euthanasier diverses catégories de la population était devenue banale, elle ne choquait presque plus personne. Tout un vocabulaire déshumanisant s’était imposé dans le débat public, on parlait d’« existences superflues », d’êtres « semi-humains »,
d’« êtres avariés », d’« esprits morts », d’« enveloppes humaines vides [7] »… En 1920, deux sommités, le psychiatre Alfred Hoche et le juriste Karl Binding publient un livre dont le titre est tout un programme [8] : « Libéralisation de la destruction des vies qui ne valent pas d’être vécues : dans quelle mesure et sous quelle forme ? ». La peur de la dégénérescence, le développement des idées eugénistes, le combat démographique, la biologisation des problèmes sociaux depuis la fin du xixe siècle [9] … de nombreux facteurs expliquent cette accoutumance à des idées meurtrières. Elles étaient devenues ordinaires. Tout le monde ne les partageait pas, mais elles représentaient des possibles parmi d’autres. Essayer de tuer des catégories entières d’individus n’était plus un interdit majeur dont la transgression serait immédiatement perçue comme un crime, mais une hypothèse dont on pouvait débattre parmi d’autres hypothèses.
Outre le vocabulaire négateur d’humanité employé à propos des « vies indignes de vivre » circulant très largement des nationaux socialistes à certains médecins socialistes [10], de nombreux exemples révèlent cette accoutumance incroyable. Attardons-nous sur l’un d’entre eux : la célèbre enquête effectuée par Oswald Meltzer.
Dans cette enquête, le directeur d’asile d’enfants arriérés Meltzer questionnait des parents d’enfants handicapés pour savoir s’ils consentiraient « à un abrègement indolore de la vie de (leur) enfant » dès lors qu’il serait déclaré incurable. Ni lors de l’enquête (en 1920), ni lors de sa publication (en 1925), quelqu’un ne semble avoir été choqué par le fait qu’on pose de telles questions. Envisager l’assassinat de milliers d’enfants, et du sien propre ne suscitait aucun scandale. Cela relevait du débat d’opinion. Certains sont pour, d’autres contre…
Cet exemple extrême met en pleine lumière ce qu’est la banalisation : non pas un consensus au sujet d’une opinion ou d’un acte, mais une habituation, un accommodement qui émousse notre conscience critique et notre capacité d’indignation morale, au point que les dérives les plus graves ne suscitent plus chez nous de sursaut à la mesure du scandale qui explose, pourtant, devant nous. Il n’y a plus de scandale. Nous ne sommes peut-être pas d’accord, mais nous ne sortons pas de notre torpeur éthique. Nous ne percevons plus l’urgence vitale à réagir.
Quand un tel engourdissement éthique s’installe, les valeurs elles-mêmes vacillent. L’enquête de Meltzer révèle que 73% des parents interrogés répondent qu’ils consentiraient à ce qu’on « abrège la vie » de leur enfant [11].
Toutes proportions gardées (il n’est pas question de meurtres de masse au FN), ne nous trouvons-nous pas aujourd’hui aussi dans une atmosphère inhibante du point de vue éthique, découvrant mois après mois, années après années, des propos et des projets (sur les « assistés », les « immigrés », les Roms…) moralement inacceptables qui s’installent dans le paysage. On en débat comme d’idées ordinaires, on compte les pour et les contre. Pendant ce temps, des milliers de réfugiés se noient en Méditerranée sans susciter non plus de réactions sortant du débat politique ordinaire. Le Front national, lui-même, bien au-delà de son électorat et de ses adhérents, s’est banalisé dans le paysage politique et a considérablement élargi le pourcentage de personnes qui, sans être forcément d’accord avec lui, le trouve aujourd’hui fréquentable. C’est exactement ce que disent les sondages du Monde que nous avons cités ci-dessus. C’est exactement ce contre quoi ont réagi, Edwy Plenel dans son ouvrage Pour les Musulmans [12] répondant à la banalisation des discours antimusulmans, et, sur une thématique plus large, le célèbre Indignez-vous de Stéphane Hessel. De grandes voix qui ont eu une forte résonance, certainement parce qu’elles réagissaient à cette acceptation généralisée de l’inacceptable. Une évolution générale dont on trouve à peu près partout des traces.
André Koulberg
[2] Caroline Monnet, Abel Mestre, Le système Le Pen. Enquête sur les réseaux du Front national, Denoël, 2011, p. 17.
[3] Aussi par des experts plus avertis. Pierre-André Taguieff y voit si peu à redire qu’il y fait référence dans le titre d’un de ses derniers livres, Du diable en politique. Réflexion sur l’antilepénisme ordinaire, CNRS Éditions, 2014.
[4] Voir l’analyse de la pratique du retournement dans le chapitre suivant.
[5] Götz Aly, Les anormaux, Flammarion, 2014, 1re éd. allemande, 2013.
[6] Ibid., p. 33.
[7] Willi Dressen « L’élimination des malades mentaux », p. 246, in François Bédarida (dir.), La politique d’extermination, Albin Michel, 1989.
[8] Götz Aly, Les anormaux, p. 21.
[9] Sur toutes ces évolutions : Paul Weindling, L’hygiène de la race I. Hygiène raciale et eugénisme médical en Allemagne, 1870-1933, La Découverte, 1998.
[10] Götz Aly, Les anormaux, p. 21
[11] Götz Aly, Les anormaux, p. 24.
[12] La Découverte, 2014.