quand les bornes sont franchies, y’a plus d’limites


article de la rubrique extrême droite
date de publication : jeudi 8 décembre 2005
version imprimable : imprimer


Nicolas Sarkozy avait clairement annoncé son projet de racoler l’électorat d’extrême droite. A Toulon, en mars 2004, lors d’un meeting électoral, il avait déclaré à propos des électeurs du Front national : « Leur faire des reproches ne sert à rien. S’ils votent comme ils votent, c’est parce qu’ils souffrent. Diaboliser ces électeurs est contre-productif. Il faut les sortir du ghetto [...], [leur] faire comprendre que la République est prête à entendre leur désespérance et à lui apporter une réponse " [1].

Dix huit mois plus tard, constatons les dégats : suite à des dérapages plus ou moins calculés, de propos populistes en sous-entendus xénophobes, il est devenu quasiment impossible de distinguer la droite et l’extrême droite.

Nous vous proposons un dossier de Ivan du Roy, publié dans Témoignage chrétien le 8 décembre 2005 : après un état des lieux, vous trouverez une mise en garde de Bernard Stasi puis un appel de Miguel Benasayag.


« s'il fait un pas vers nous, nous devons lui tendre la main »

État d’urgence

par Ivan du Roy

Ça commence à sentir sérieusement le soufre. Les digues qui séparaient la droite parlementaire de l’extrême droite ont cédé. Un ouragan de lieux communs xénophobes et de propositions plus réactionnaires les unes que les autres a eu raison des ultimes barrages. Comme si, à coup de « Kärcher » et de « racaille », le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, venait d’ouvrir une brèche vers un jardin jusque-là défendu où, telles les feuilles mortes d’automne, les voix du Front national se ramassent à la pelle. Tous les nostalgiques frustrés d’un ordre ultraconservateur et nationaliste sont en train de s’y engouffrer.

L’une des premières à franchir le seuil a été Hélène Carrère d’Encausse, membre de l’Académie française, expliquant les récentes violences urbaines par la polygamie des pères de familles africains. Une analyse digne d’un bavardage de comptoir à la fête lepéniste « Bleu, Blanc, Rouge », aussitôt reprise par Bernard Accoyer, président du groupe UMP à l’Assemblée nationale. Le philosophe télévisuel Alain Finkielkraut leur a prestement emboîté le pas, évoquant, dans une interview au quotidien de gauche israélien Haaretz, et toujours à propos des émeutes, « une révolte à caractère ethnico-religieux » animée par « la haine de l’Occident » [2]. Une foule de parlementaires UMP - 201 très exactement - se sont précipités à leur suite, demandant à ce que des sanctions soient prises contre les groupes de rap qui seraient coupables de racisme antifrançais [3]. A quand une loi sur le bon goût musical ? à quand un décret pour que Brassens, à titre posthume, soit déchu de sa citoyenneté ? Cela ne saurait tarder : un projet de loi déposé par le député des Pyrénées-Orientales, Daniel Mach, propose d’instaurer « un délit d’atteinte à la dignité de la France et de l’État » [4].

Les digues ont cédé car elles étaient sévèrement érodées. Début novembre, le député du Val-de-Marne, Jacques-Alain Bénisti, remettait son rapport sur la prévention de la délinquance, qu’il peaufinait depuis huit mois [5]. Selon lui, les comportements déviants sont détectables dès la maternelle et la pratique du bilinguisme, facteur de déscolarisation et de délinquance, doit être interdite. Le 29, malgré l’opposition de la gauche et de l’UDF, la loi reconnaissant le « rôle positif de la colonisation » était confirmée par l’Assemblée nationale [6]. Enthousiaste, Georges Frêche, président PS de la région Languedoc-Roussillon, entonnait un chant colonial lors du conseil régional (les voix de certains pieds-noirs aussi se ramassent à la pelle) [7]. Ce n’est pas un cauchemar : nous vivons bien dans la France du XXIe siècle. Balayé par ce déferlement, le ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances, Azouz Begag, est porté disparu. Submergé, le gardien du temple Jacques Chirac n’est plus écouté. Il a beau récuser, de Bamako, certains amalgames, le gouvernement de Villepin planche sur un énième projet de loi sur l’immigration, restreignant toujours davantage les conditions de séjour des étrangers, qu’ils soient conjoints de Français ou étudiants. Comme si l’immigration était l’unique enjeu depuis vingt ans. Les huit personnes mortes de froid il y a quinze jours, privées d’accès à un logement ? La faute aux polygames ! L’épineuse question de la redistribution des richesses dans un pays socialement malade ? La faute aux immigrés !

« Quand on ne condamne pas, on est complice », rappelle ci-dessous l’ancien ministre Bernard Stasi. Existe-t-il encore à droite des élus qui refusent la tentation xénophobe ? Miguel Benasayag les invite à sortir du bois. Une parole ferme des institutions religieuses et morales ne serait pas non plus superflue. Loin de là. À la gauche aussi de se manifester plus énergiquement. Et pas seulement en réaffirmant ses valeurs antiracistes, mais en proposant aux Français un modèle débarrassé du mythe de la France coloniale, qui ne tremblerait plus de peur face à sa jeunesse multiculturelle.

© Cabu (Le Canard enchaîné du 7 décembre 2005)

______________________________

« Quand on ne condamne pas, on est complice »

Bernard Stasi, adversaire de toujours du FN, demande à ses amis de se ressaisir

Il était une fois, en République française, un temps où la différence entre droite parlementaire et extrême droite xénophobe était clairement marquée. Lorsqu’un candidat RPR ou UDF tentait, par calcul, d’être élu président d’un Conseil régional grâce à l’apport des voix du FN, il était la cible d’une telle levée de boucliers, y compris dans son camp, qu’il devait démissionner sur le champ. Lorsqu’un député ou un maire dérapait, soit par électoralisme, soit par convictions trop longtemps enfouies, ses collègues le rappelaient à l’ordre. Ceux qui se référaient à une certaine tradition gaulliste ou aux valeurs démocrates-chrétiennes veillaient au grain antiraciste. Conséquence du 21 avril 2002 ou des récentes violences urbaines, ce temps semble révolu. Bernard Stasi était l’un de ceux qui incarnaient ces principes anti-FN, non négociables quel qu’en soit le coût électoral. À 75 ans, retiré de la vie politique après avoir été maire d’Épernay, président de la région Champagne-Ardenne, député (UDF) de la Marne et ministre, l’ancien médiateur de la République réagit à la dérive xénophobe et néo-colonialiste qui a gagné une partie de la droite.

  • TC : Le durcissement du discours de l’UMP vous inquiète-t-il ?

Bernard Stasi : Leur argument est d’empêcher le FN de se développer en lui prenant des électeurs. Pour moi, ce n’est pas un argument. S’aligner sur les positions du FN, même si cela aboutit à lui fait perdre des voix, est tout à fait inadmissible. Pour certains, que je ne souhaite pas nommer, c’est plus qu’un prétexte. Cela correspond sans doute à ce qu’ils pensent secrètement. Il y a un fond de racisme en France et ce qui s’est passé dans les banlieues a fourni une occasion de dénoncer les méfaits de l’immigration. Pour diverses raisons, la France n’est pas bien dans sa peau. Il y a, de la part de certains concitoyens, cette facilité qui consiste à dire : c’est de la faute aux immigrés, aux Maghrébins, aux musulmans... Quelles qu’en soient les raisons, je trouve très fâcheux que des Français se laissent aller à ces considérations. Même si c’est rentable électoralement, rien ne justifie des propos qui ne font qu’aggraver la situation. Le rejet de l’autre, la méfiance vis-à-vis des différences - pour ne pas parler de racisme -, les discriminations dont les jeunes des quartiers font l’objet dans l’emploi et le logement ne font que rendre l’intégration plus difficile et poussent ces jeunes à davantage de virulence.

  • Comme président de l’association France-Algérie, comment réagissez-vous à l’article de loi reconnaissant le « rôle positif » de la colonisation ?

C’est grotesque. Ce n’est pas au Parlement français de dire aux Algériens si la colonisation leur a été bénéfique ou pas. S’agissant d’un pays indépendant, la France n’a pas à intervenir dans ce domaine. Cela ne fait qu’exacerber les relations avec les Algériens, retardant ainsi la signature du traité d’amitié entre les deux pays. Certains citoyens algériens, très réservés à l’égard de la France, considèrent à juste titre cette loi comme une expression du colonialisme. Ce climat complique la tâche du président Bouteflika. J’appartiens à une génération qui a bien connu la guerre d’Algérie. Je l’ai vécue avec beaucoup d’émotion et, parfois, de honte. Pourquoi revenir en permanence sur le passé ? Ce qui compte, c’est l’avenir. La France et l’Algérie ont un rôle très important à jouer. Je fais mon possible pour qu’entre nos deux pays, il se passe la même chose qu’entre l’Allemagne et la France. Pas seulement une réconciliation, mais un partenariat d’exception. Dans ce monde dominé par les États-Unis, à la France de faire en sorte que l’Europe s’intéresse davantage au monde arabo-musulman. Et ce n’est pas par cette loi stupide sur les bienfaits de la colonisation française qu’elle le fait.

  • Les barrages entre la droite parlementaire et l’extrême droite sont tombés. Le FN a-t-il gagné la bataille des idées ?

Je le crains. Soit pour des raisons électorales, soit parce que cela correspond à leurs pensées profondes, beaucoup à droite se donnent bonne conscience en disant qu’ils prennent des voix au FN. Le Pen leur sert d’alibi. J’ai toujours dit que je préférais perdre une élection plutôt que de m’aligner un tant soit peu sur le discours du FN. J’aimerais d’ailleurs que l’UDF se manifeste davantage sur ce sujet. Je crois qu’un réveil est nécessaire. Je suis inquiet pour l’après-Chirac. On peut lui reprocher bien des choses, mais son attitude face au FN a été irréprochable. Aujourd’hui, à droite, il y a des silences qui m’étonnent et me scandalisent ; des silences que je considère comme des lâchetés. Quand on ne condamne pas, on est complice.

______________________________

Petit appel aux députés de droite

par Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste.

Choqué par de récents propos stigmatisant les immigrés, Miguel Benasayag demande que des voix de droite s’élèvent pour protester à ses côtés.

Homme de gauche, né dans une famille de gauche, marié à une femme de gauche, je sais très bien ce que signifie l’appartenance à une famille politique. Au risque de fâcheries, de fortes inimitiés, d’exclusions, de censure dans certains journaux, j’ai toujours su que le sentiment d’appartenance à la famille de gauche ne devait pas m’inciter à agir en mafieux. J’ai toujours su que l’Union soviétique n’était pas un allié. En tant que Latino-Américain membre de la gauche radicale, je paie tous les jours le prix de mes critiques à l’égard du régime castriste. Je sais donc que l’on peut appartenir à une famille politique, mais je sais aussi que celle-ci n’est jamais monolithique. Au contraire. Une famille est morte politiquement quand elle devient monolithique. Après certaines déclarations inacceptables entendues ces derniers jours (Gérard Larcher, ministre délégué à l’Insertion professionnelle : « La polygamie est l’une des causes de la délinquance ; François Grosdidier, député UMP : « Dans ma commune, lors d’un mariage sur deux, l’hôtel de ville résonne des you-you »), je veux alerter la famille de droite du danger qui la menace. Et qui menace la société dans son ensemble. Ayant vécu la première moitié de ma vie sous la dictature et la deuxième moitié en démocratie, je suis bien placé pour reconnaître la valeur de ma deuxième patrie, la France. Je l’aime d’autant plus qu’elle représente une véritable exception dans un paysage international troublé par tant de désordre et de violence. Il y règne une tranquillité et une paix sociale que beaucoup de pays nous envient. Elle offre un espace où la pensée est possible. C’est au nom de cette exception que je lance un appel. Ma démarche est très concrète. Je cherche, au sein de l’Assemblée nationale, un homme ou une femme de droite pour interpeller ses collègues et leur faire signer ce texte qui affirme quelques principes clairs :

La France a toujours su dépasser les différences non pas en les écrasant mais en les valorisant. Quand nous ouvrons nos portes à des étrangers, ce n’est pas toute la misère du monde que l’on accueille mais toute sa richesse.

Refusons la remise en cause de la nationalité, de la richesse des flux migratoires et de notre tradition d’accueil et de coexistence. Brisons l’élan des tentations xénophobes, communautaristes, autoritaires et révisionnistes. Dénonçons les attitudes provocatrices et démagogiques qui congédient la pensée. Opposons-nous à ces dérives qui, pour des raisons électoralistes, risquent d’entraîner le pays vers des tensions et des conflits que tout le monde regrettera. Les lendemains de grandes divisions et de grandes violences, il n’y a jamais de gagnant. Seulement des regrets.
Le moment est venu d’opposer une résistance. Nous ne sommes pas le 18 juin, seulement le 8 décembre. Mais ce petit appel du 8 décembre a son importance.

Moi, juif, athée, libertaire, je prends les lecteurs de Témoignage chrétien pour témoins des suites que je recevrai à cet appel.


Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP