proposition de loi anti-bandes : jusqu’où nous conduira la démagogie sécuritaire ?


article communiqué de la LDH  de la rubrique justice - police > le tout-sécuritaire
date de publication : lundi 29 juin 2009
version imprimable : imprimer


Nommé ministre de l’Industrie au cours de l’après-midi du 23 juin, Christian Estrosi n’aura pas pu présenter en personne la proposition de loi dont il est l’auteur [1].
Il n’aura donc pas répondu à la question de Laurent Mucchielli : « Où finit le groupe de copains, où commence la bande ? ». Pour le sociologue, auteur avec Marwan Mohammed de Les Bandes de jeunes (éd. La Découverte), cette loi n’est qu’un prétexte : « C’est avant tout pour afficher que l’on se préoccupe d’un problème et pour occuper un espace politique dont on pense qu’il est rentable vis-à-vis d’une partie de l’électorat » [2].

La batterie de mesures soi-disant destinées à renforcer la sécurité dans les cités et à l’école est un arsenal répressif « inutile et potentiellement dangereux » selon le sociologue Michel Fize, « un nouveau recul des libertés » pour Franck Johannès.

[Première mise en ligne le 24 juin,
le communiqué a été ajouté le 29 juin 2009]



Christian Estrosi, champion de France de moto.

Communiqué du Collectif Liberté Egalité Justice (CLEJ)

Proposition de loi anti-bandes : jusqu’où nous conduira la démagogie sécuritaire ?

Le 5 mai 2009, M. Christian Estrosi, député-maire UMP de Nice, a déposé une proposition de loi visant notamment à « renforcer la lutte contre les violences de groupes ». Ce texte a été adopté en commission des lois le 10 juin. Il est examiné au Parlement depuis le 23 juin.

Il prévoit en particulier de punir de 3 ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende « le fait de participer, en connaissance de cause, à un groupement, même formé de façon temporaire, qui poursuit le but, caractérisé par un ou plusieurs faits matériels, de commettre des violences volontaires contre les personnes ou des destructions de biens ».

La création d’un tel délit, résurgence aggravée de la tristement fameuse « loi anti-casseurs », est à la fois totalement inutile pour lutter contre la délinquance et très dangereuse pour les libertés publiques.

Inutile parce que le Code pénal permet déjà de punir très sévèrement les auteurs d’infractions en groupe.

Circonstances aggravantes de réunion et de bande organisée, coaction, complicité, délits d’association de malfaiteurs, d’attroupement armé et d’attroupement non-armé constituent un arsenal répressif déjà considérable contre les personnes qui, collectivement, commettent ou commencent à commettre des violences ou des dégradations et même celles qui préparent la commission de tels faits.

Dangereuse parce qu’au-delà de l’affichage politique, la définition retenue est extrêmement floue et porte en germe un arbitraire policier et judiciaire qui n’est pas acceptable en démocratie.

En effet, compte tenu de la pression statistique sans précédent qui s’exerce sur les forces de l’ordre, un tel « délit préventif », qui repose sur une suspicion d’intention (le « but poursuivi », en l’absence de toute violence ou dégradation effective), ne manquera pas d’engendrer des gardes à vue abusives (arrestation, menottage, fouilles, fichage…), dont tout laisse à penser que les « populations cibles » seront les habitants des quartiers populaires, notamment les jeunes, et les militants, déjà souvent présumés suspects…

Compte tenu de l’imprécision de l’incrimination, il est même à craindre que les tribunaux prononcent des condamnations sur la base de ces procédures aléatoires, notamment dans le cadre des audiences expéditives de comparutions immédiates…

Se promener à plusieurs dans une cité en marquant une certaine méfiance au passage de la police, occuper un appartement vide pour revendiquer une politique du logement digne de ce nom, protester contre une expulsion sans relogement, participer à une manifestation dans un climat tendu, organiser un happening, investir un bâtiment d’université pour dénoncer telle ou telle « réforme »…, autant de comportements étrangers à la délinquance qui risquent cependant d’alimenter la politique du chiffre sévissant au ministère de l’Intérieur.

En réalité, sous couvert de lutter contre les bandes, dont l’existence n’est pas nouvelle et qui sont déjà réprimées, y compris lorsque, comme récemment, de graves violences sont commises, ce texte contribuera à pénaliser à la fois les plus démunis et ceux, militants et citoyens, qui veulent agir ensemble pour faire reconnaître leurs droits.

Il est vrai que M. Estrosi est un fervent pratiquant de l’idéologie sécuritaire. On se souvient notamment qu’il avait déposé en 1991, suite à une affaire criminelle médiatisée, une proposition de loi tendant à rétablir la peine de mort pour certains crimes…

Les organisations membres et partenaires du Collectif Liberté Egalité Justice (CLEJ) dénoncent la surenchère démagogique que représente ce nouveau texte et en demandent le retrait pur et simple.

Alors que le Code pénal a été modifié 116 fois entre le 1er janvier 2002 et le 18 juillet 2008, elles rappellent par ailleurs qu’il est urgent de mettre fin à l’inflation législative, particulièrement nocive en matière pénale. Un fait divers = une loi, ça suffit !

Le 29 juin 2009.

Organisations signataires :

- associations :

  • Association Française des Juristes Démocrates (AFJD)
  • Association Française des Magistrats de la Jeunesse et de la Famille (AFMJF)
  • Droit Au Logement (DAL)
  • Fédération des Conseils de Parents d’Elèves des écoles publiques (FCPE)
  • Groupement Etudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées (GENEPI, membre observateur)
  • Ligue des Droits de l’Homme (LDH)

- autre collectif :

  • Collectif « Nous refusons la politique de la peur »

- mouvements et partis politiques :

  • Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA)
  • Parti Communiste Français (PCF)
  • Parti Socialiste (PS)
  • Les Verts.

- syndicats :

  • Confédération Générale du Travail - Protection Judiciaire de la Jeunesse (CGT-PJJ)
  • Confédération Générale du Travail - Pénitentiaire (CGT-Pénitentiaire, UGSP)
  • Fédération Syndicale Unitaire (FSU)
  • Solidaires Unitaires Démocratiques - Santé/Sociaux (SUD-Santé/Sociaux)
  • Syndicat des Avocats de France (SAF)
  • Syndicat de la Magistrature (SM)
  • Syndicat National de l’Ensemble des Personnels de l’Administration Pénitentiaire (SNEPAP/FSU)
  • Syndicat National des Enseignants du Second degré (SNES/FSU)
  • Syndicat National des Personnels de l’Education et du Social - Protection Judiciaire de la Jeunesse (SNPES-PJJ/FSU)
  • Syndicat National Unitaire des Collectivités Locales, de l’Intérieur et des Affaires Sociales (SNU-CLIAS/FSU)
  • Union Nationale des Etudiants de France (UNEF)
  • Union Syndicale de la Psychiatrie (USP)

Proposition de loi renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public

Article 1er

Après l’article 222-14-1 du code pénal, il est inséré un article 222-14-2 ainsi rédigé :

« Art. 222-14-2. – Le fait de participer, en connaissance de cause, à un groupement, même formé de façon temporaire, qui poursuit le but, caractérisé par un ou plusieurs faits matériels, de commettre des violences volontaires contre les personnes ou des destructions ou dégradations de biens, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. »

Article 2

L’article 431-5 du code pénal est complété par un alinéa ainsi rédigé :

« Les dispositions des deux premiers alinéas sont également applicables à toute personne qui, sans être elle-même porteuse d’une arme, participe volontairement à un attroupement dont une ou plusieurs personnes portent des armes de manière apparente. »

Article 3

Le code pénal est ainsi modifié :

1° Après le 14° des articles 222-12 et 222-13, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

« 15° Par une personne dissimulant volontairement en tout ou partie son visage afin de ne pas être identifiée. »


Le projet Estrosi sur les bandes, un nouveau recul des libertés

par Franck Johannès, Le Monde du 24 juin 2009


La proposition de loi sur les bandes, examinée à partir de mardi 23 juin à l’Assemblée nationale, s’apprête à nouveau, sous des dehors anodins, à entériner un recul sévère des libertés. Personne ne conteste que les bandes posent problème - les bandes des banlieues, le sous-titrage n’est même plus nécessaire tant ces jeunes sont devenus les nouvelles classes dangereuses. Même si le phénomène n’est vraiment pas nouveau, les affrontements réguliers entre quartiers sont d’abord redoutables pour les jeunes eux-mêmes, pour « les victimes innocentes » ensuite, comme le dit gentiment la proposition de loi, pour les biens ou l’ordre public.

Christian Estrosi, le député UMP et maire de Nice qui a déposé la proposition, exécute explicitement une commande du président de la République. Il s’appuie sur un rapport discutable des anciens renseignements généraux, qui assure que 2 453 individus forment le noyau dur de 222 bandes en France, réparties à 79 % en Ile-de-France. La précision des chiffres n’a évidemment aucun sens ; les alliances dans les quartiers sont par essence mouvantes et on n’adhère pas à une bande comme au Rotary de Nice.

Le texte de la proposition est lui-même bancal, faute de pouvoir définir ce qu’est une bande : « Le fait de participer, en connaissance de cause, à un groupement, même formé de façon temporaire, qui poursuit le but, caractérisé par un ou plusieurs faits matériels, de commettre des violences volontaires contre les personnes ou des destructions ou dégradations de biens, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. »

Les mauvais esprits relèveront que la peine est exactement trois fois supérieure à la fraude électorale, qui ne vise, elle, que les politiques. Le problème est ailleurs : il s’agit d’un texte préventif, et revendiqué comme tel. La police doit pouvoir interpeller un groupe qui s’apprête à commettre des violences avant qu’elles ne soient commises. En s’appuyant sur quels « faits matériels » ? M. Estrosi, lors de la présentation de son texte le 9 juin, n’avait pas la réponse. « Le simple fait d’appartenir à une bande sera désormais un délit, a expliqué le député UMP. On est dans le domaine d’une responsabilité collective qui n’existait pas jusqu’ici, alors qu’il est très difficile d’établir une responsabilité individuelle. »

Le texte reprend en fait mot pour mot l’article 450-1 du code pénal qui définit « l’association de malfaiteurs », utilisée contre le grand banditisme et surtout contre le terrorisme. L’appartenance à une bande sera donc comparable à une « association de petits malfaiteurs », un cran au-dessous.

C’est en cela que le texte de M. Estrosi est redoutable. Au nom de la lutte contre le terrorisme ont été acceptées des mesures dérogatoires au droit commun : l’heure était grave, une entorse aux libertés pouvait, pensait-on, se justifier. Mais une fois voté, ce droit d’exception censé n’être que transitoire s’installe durablement : aux Etats-Unis, la plupart des dispositions du Patriot Act, adopté au lendemain des attentats du 11-Septembre, ont été pérennisées, les autres prorogées jusqu’en 2010.

Les mesures contre le terrorisme se banalisent ensuite et envahissent l’ensemble du champ pénal : la proposition de M. Estrosi en est la démonstration éclatante. « L’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » devient désormais applicable aux jeunes, voire aux enfants puisque, selon le député lui-même, les bandes sont constituées pour moitié de mineurs.

Il y a plus grave. On ne poursuit désormais plus la culpabilité mais « la dangerosité ». Ce n’est certes pas une première. Le Parlement a voté sans sourciller le 25 février 2008 une loi incroyable, en rupture totale avec la tradition pénale. La loi sur la rétention permet de maintenir indéfiniment en détention une personne qui a purgé sa peine, sur le seul critère de sa « dangerosité ». L’Allemagne avait montré la voie. « L’internement de sûreté a été introduit en Allemagne par une loi de 1933 [3], expliquait le 20 janvier Mireille Delmas-Marty dans sa leçon inaugurale au Collège de France. C’est l’une des rares institutions de la période nazie qui subsiste encore. Il semble qu’elle ait servi un peu de modèle au législateur français. »

La proposition de loi sur les bandes s’inscrit dans ce sillage : la dangerosité a pris le pas sur la culpabilité, la mesure de sûreté sur la peine. Si l’accusé est présumé innocent et bénéficie du doute, la personne dangereuse est, elle, présumée dangereuse, il ne s’agit que de la mettre hors d’état de nuire. « La peine est un droit pour le criminel lui-même, disait Hegel, car en le punissant on l’honore comme un être raisonnable. » A l’inverse, « la prédiction de la dangerosité » est la négation du libre arbitre, qui fonde pourtant la responsabilité pénale.

Ce texte est aussi le dix-neuvième sur la sécurité voté depuis 2001. Cet emballement législatif, qui est d’abord un aveu d’impuissance, repose sur une illusion : personne ne pourra jamais éradiquer la violence criminelle. Toutes ces lois, parfois très peu appliquées, ne sont que des messages de sympathie envoyés à l’électorat, et le droit s’efface devant la radicalisation du contrôle social. Comme le résumait Robert Badinter dans Le Monde lors du vote de la loi sur la rétention, « nous sommes dans une période sombre pour notre justice ».

Plan anti-bandes : « On est dans la logique du soupçon »

interview du sociologue Michel Fize [4], Libération le 23 juin 2009


  • Quand le gouvernement parle de « bandes », que faut-il entendre au juste ?

Une bande, à l’origine, c’est un groupe très ordinaire, spontané, de quelques jeunes sur leur lieu de vie. On se retrouve parce qu’on vit au même endroit, c’est aussi simple que ça. La bande ordinaire c’est une bande ludique, de convivialité, une bande de copains. A l’autre extrémité, on a le gang, ou en français l’association de malfaiteurs, qui correspond assez à ce que Sarkozy appelle « bandes violentes », avec derrière la délinquance et une économie parallèle.

  • Mais ce phénomène n’est pas nouveau, si ?

Les bandes ont toujours existé. Ce qui a changé en revanche, c’est qu’autrefois les différentes catégories de bandes étaient clairement identifiables. Mais depuis les années 70 et l’introduction de la drogue dans les cités, la confusion s’est accrue, on passe d’un groupe à l’autre, à l’occasion. Aujourd’hui, les sociologues s’accordent à dire que la bande ordinaire « croise » la délinquance. Ce qui, peut-être, est plus alarmant, c’est la facilité croissante qu’ont désormais les jeunes à utiliser les armes (armes à feu voire armes lourdes) et à passer à l’agression contre la police.

  • Le plan anti-bandes discuté ce mardi à l’Assemblée, et qui mise sur le tout répressif, est-il de nature à réduire la délinquance ?

Les propositions de Christian Estrosi me semblent à la fois inutiles et potentiellement dangereuses. Nous avons déjà dans le code pénal largement les moyens de réprimer les associations de malfaiteurs. Les deux seules nouveautés de ce texte sont, d’abord, qu’on alourdit les peines, ensuite que l’on sanctionne le seul fait d’appartenir à un regroupement qui, nous dit-on, forme le but d’aller commettre un délit (la « participation à une bande ayant l’intention de commettre des violences » pourra être punie de trois ans d’emprisonnement, ndlr). Autrement dit, on est dans la répression de l’intention. Or dans notre code pénal, pour qu’il y ait infraction, il faut qu’il y ait projet et surtout réalisation. Là, ce qui me semble dangereux, c’est qu’on est dans une pure logique de soupçon. Ça me rappelle beaucoup la loi anti-casseurs des années soixante-dix, quand le fait de participer collectivement voulait dire « tous coupables ». On sortait de l’individualisation de la répression.

  • Ce nouveau plan, qui mise sur la répression, n’aura donc aucun impact ?

On peut craindre qu’il ne se passe rien de plus et rien de moins. Depuis 2002, on a eu 12 lois sur la sécurité. Avec quels effets ? Les jeunes qui sont visés ici ne lisent pas le code pénal et n’écoutent pas Sarkozy. Si l’on regarde les expériences passées, dans les années soixante, quand on parlait beaucoup de la délinquance juvénile, on a alourdit les peines. Résultat, entre 1954 et 1966 le nombre de mineurs condamné a été multiplié par trois... On ne résoudra pas le problème sans s’attaquer à ses racines que sont l’évolution sociale et économique.

  • S’il fallait retenir quelques mesures à prendre ?

Depuis 30 ans, on a tout essayé : la répression, la médiation, les grands-frères, le sport... Avec un succès, il faut bien le dire, très partiel. Aujourd’hui, il faudrait tout remettre à plat dans une sorte de Grenelle des violences urbaines. Un dialogue qui, pour une fois, tendrait la main à ces jeunes qui sont en plein désarroi, souvent exclus presque par anticipation, avant même d’avoir été intégrés. Il n’y a pas d’un côté les méchants jeunes et de l’autre les gentils jeunes, chacun appelant des mesures différentes comme semble le croire le gouvernement, qui souffle le chaud et le froid. Il faut articuler les réponses. Plusieurs axes me paraissent essentiels : favoriser l’insertion économique, la réussite scolaire, et mettre en place, dès le primaire, un apprentissage du vivre-ensemble, des valeurs sociales.

propos recueillis par Cordélia Bonal


Notes

[1Le dossier législatif de la proposition de loi.

[2L’Humanité du 23 juin 2009.

[3[Note de LDH-Toulon] - A ce sujet, lire cette page.

[4Michel Fize, chercheur au CNRS, a écrit plusieurs livres sur les jeunes et l’adolescence, dont Les bandes, de l’ « entre soi adolescent » à l’« autre-ennemi » (réédité en 2008).


Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP