plus de 800 “indigènes du rail” obtiennent justice


article de la rubrique discriminations
date de publication : mardi 22 septembre 2015
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Ces cheminots de nationalité ou d’origine marocaine ont déposé au tribunal des prud’hommes de Paris des recours pour discrimination durant leur carrière . Ils estiment avoir été "arnaqués" : "cantonnés" aux plus bas niveaux de qualification et pénalisés à l’heure de la retraite.
Les audiences ont débuté le 23 mars 2015. La décision du tribunal a été rendue le 21 septembre 2015.
La LDH s’est félicitée que la “Justice [soit] rendue aux « chibanis » : des discriminations enfin reconnues” (cliquer).

[Mis en ligne le 25 mars 2015, mis à jour le 22 septembre]



SNCF : plus de 800 "indigènes du rail" demandent justice

Le Point, le 24 mars 2015


Ils quittent la SNCF amers, avec le sentiment de s’être fait "arnaquer" : les recours contre le groupe ferroviaire de plus de 800 cheminots de nationalité ou d’origine marocaine pour discrimination durant leur carrière sont examinés depuis lundi aux prud’hommes. Embauchés au début des années 1970 comme contractuels, donc avec un CDI de droit privé, ces agents à la retraite, ou proches de l’être, ne relèvent pour la plupart pas du statut particulier des cheminots, plus avantageux, réservé aux ressortissants européens et aux jeunes embauchés. La moitié ont acquis la nationalité française mais "trop tard". Ils affirment avoir été "cantonnés" aux plus bas niveaux de qualification et pénalisés à l’heure de la retraite. La SNCF conteste toute discrimination.

Lundi matin, plus de 150 "Chibanis" (cheveux blancs en arabe), et quelques veuves, se sont entassés dans la plus grande salle du Conseil de prud’hommes de Paris, qui examinait une première série de 200 recours. Au total 832 dossiers ont été déposés, les premiers en 2005. Les audiences son prévues jusqu’à vendredi. Les conseillers prud’homaux n’ayant pas réussi précédemment à se mettre d’accord, un juge professionnel a été appelé pour les départager. La décision sera rendue le 21 septembre. "21 septembre Inch’ Allah", répète en sortant de la salle d’audience Abdelkader Kardoudi, 61 ans, agent d’accueil à Saint-Lazare. "On a travaillé honnêtement et on a été discriminés, on veut la justice", explique ce cheminot recruté en 1973 pour assembler les trains à la gare de triage de Longwy, en Lorraine, "où personne ne voulait travailler".

"Réparer l’honneur"

"La SNCF doit réparer l’honneur de ces gens-là", "ils ont fait le même métier et ont été exclus du cadre permanent qui offre beaucoup d’avantages", insiste Abdelkader Bendali, professeur marocain au côté des plaignants depuis plusieurs années. Les syndicats, eux, brillent par leur silence, à l’exception de SUD-rail, qui a réclamé lundi "l’abolition de la clause de nationalité responsable de ces discriminations". Pour la SNCF, l’enjeu est financièrement lourd puisque les plaignants réclament chacun en moyenne 400 000 euros de dommages et intérêts.

Devant le tribunal du travail, les avocats des deux parties ont livré bataille. Pour l’avocate des cheminots, Clélie de Lesquen, la SNCF est dans le "déni" et a traité avec "ingratitude" ces salariés qui ont, selon elle, subi "une situation de discrimination latente qui a duré en moyenne 38 ans". Elle a accusé la SNCF de "tromper les juges" en leur remettant "des dossiers truqués" pour comparer les carrières, des dossiers de cheminots ayant des "problèmes", avec l’alcool notamment. "Bien entendu on comprend le pathos" du dossier, lui a rétorqué Jean-Luc Hirsch, l’avocat de la SNCF. "Mais il ne suffit pas de plaider en invoquant de grands principes pour avoir raison, il faut des éléments objectifs", a-t-il ajouté en déplorant "l’imprécision" des recours.

"Indigènes du rail"

L’avocat de la compagnie ferroviaire s’est employé à démontrer "l’absence totale de discrimination" en expliquant que les plaignants se trompaient en voulant "comparer ce qui n’est pas comparable". La "distinction" entre agents au statut et contractuels est "parfaitement légale" et en conséquence, "les agents au statut relèvent d’une caisse de retraite spécifique", a-t-il rappelé. Les contractuels peuvent "se présenter aux examens aux mêmes conditions" et au fil des ans, la SNCF "n’a eu de cesse d’essayer d’harmoniser la situation" entre agents des deux régimes, a assuré l’avocat, qui a en outre invoqué "des problèmes de prescription".

Sa plaidoirie a déclenché à plusieurs reprises des murmures de protestation. Preuve qu’"il n’y a rien d’extraordinaire à rester agent d’exécution", il a brandi "un panel significatif" de "1 000 agents statutaires restés toute leur vie" au bas de l’échelle. "On ne demande pas l’aumône, mais la justice et l’égalité", explique à l’AFP Ksioua Ghaouti, 66 ans, l’un des 113 plaignants à avoir tardivement accédé au fameux statut mais en perdant leur ancienneté. "On a dit que nous étions les indigènes du rail, comme il y a eu les combattants marocains, c’est vrai", "on était de la main-d’oeuvre facile".

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Quand la SNCF allait chercher des cheminots au Maroc

AFP, le 22 mars 2015, source


Environ 2.000 Marocains ont été recrutés dans les années 70 par la SNCF. Dans les gares de triage, le travail était "tellement dur" que "les Espagnols restaient un mois et se tiraient", on était "aptes à tout", se souviennent des cheminots interrogés par l’AFP.

En manque de main d’oeuvre, la SNCF a recruté sur place à grande échelle pendant plusieurs années, en vertu d’une convention signée en 1963 entre la France et le Maroc fraîchement indépendant.
Les sélections et visites médicales "étaient organisées surtout dans les régions qui avaient fourni des militaires lors de la seconde guerre mondiale, là où il y avait des gens costauds et en bonne santé", raconte Ben Dali, 63 ans.

Comme lui, plus de 800 ressortissants, sur environ 2.000 Marocains embauchés recensés par leur association, attaquent la SNCF pour discrimination. Leurs recours sont examinés à partir de lundi aux Prud’hommes de Paris. La moitié sont devenus français.

Après la signature du contrat à l’Office national de l’immigration à Casablanca, quatre jours de bateau et train, la plupart sont arrivés à la gare d’Austerlitz à Paris, "un voyage inoubliable avec neuf autres Marocains" pour Abdelghani Azhari, envoyé à la gare de triage d’Achères, en banlieue parisienne, où il était logé avec d’autres dans un foyer préfabriqué.
"On calait les wagons. C’était dur l’hiver de faire l’attelage des trains de 700 mètres mais quand il fait chaud c’est pire", lâche-t-il. "On était des cheminots aptes à tout, disponibles à Noël".

"On roulait en 3x8 mais on ne craignait pas le travail. On était jeunes et forts. On nous avait triés sur le volet", se rappelle également Abdel (prénom modifié), débauché d’un village minier de l’Atlas pour atterrir lui aussi en banlieue de Paris, à Villeneuve-Saint-Georges.
Agent "de mouvement", "reconnaisseur", "aiguilleur", "au charbon" ou "au graissage", il a enchaîné les postes. "On a fait le même boulot mais on n’avait pas les mêmes avantages que les collègues français pour la retraite, la médecine ou les jours de carence", poursuit ce Franco-marocain resté contractuel de droit privé, "trop vieux" pour décrocher, quand il sera naturalisé, le "statut" particulier des cheminots.

"Frustré", il se plaint d’avoir été plusieurs fois refoulé à des examens internes, "attend qu’on (lui) explique les raisons de ce gâchis, pourquoi j’ai été bloqué alors que les collègues pouvaient évoluer".
Une partie des cheminots marocains ont raccroché à 55 ans, usés. "Je n’en pouvais plus, j’étais blessé des pieds à la tête alors je suis parti en 2010 quand ils m’ont proposé une prime de 16.000 euros", confie Aziz (prénom modifié), un cheminot entré en 1974. "J’ai eu un grand choc en découvrant le montant de ma retraite de base : 1.004 euros", diminuée des années de cotisation manquantes, avoue-t-il.

"On aimait nos collègues, notre métier, on l’a fait avec joie, dit-il en implorant : je voudrais que la SNCF fasse quelque chose pour nous".

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La SNCF condamnée pour discrimination envers plusieurs centaines de « chibanis » marocains

Le Monde.fr avec AFP le 21 septembre .2015


Le combat des cheminots « chibanis », entamé il y a près de quinze ans, a finalement payé. Lundi 21 septembre, la SNCF a été condamnée pour discrimination envers près de 800 employés de nationalité ou d’origine marocaine – dits « chibanis  » (cheveux blancs, en arabe) – qui estimaient avoir été bloqués dans leur carrière et lésés à la retraite. Selon le jugement, la compagnie ferroviaire est effectivement condamnée pour «  discrimination dans l’exécution du contrat de travail » et « dans les droits à la retraite ».

Leur avocate, Clélie de Lesquen, a salué de « très belles décisions ». « Vive la République, vive la France, vive la justice !  », se sont exclamées quelques-unes des 150 personnes présentes à l’énoncé du jugement. L’un des plaignants, Ahmed Katim, recruté en 1972 comme contractuel par la SNCF, était en larmes. « C’est une énorme satisfaction, la dignité pour les Marocains  », s’est-il réjoui.

Selon un conseiller prud’homal, l’entreprise publique a été condamnée dans neuf dossiers sur dix – 832 cheminots avaient assigné leur employeur devant les prud’hommes. La fourchette des dommages et intérêts s’échelonne de 150 000 euros à 230 000 euros. Les plaignants réclamaient chacun, en moyenne, 400 000 euros.

Les décisions seront notifiées individuellement aux requérants à partir du 23 octobre. La SNCF aura alors un mois pour faire éventuellement appel. Lundi, la société a dit se laisser « le temps de l’analyse », ajoutant qu’elle n’avait fait « qu’appliquer la loi ». Depuis 2005, la compagnie mettait en avant qu’elle est « une entreprise publique avec des règles du travail spécifiques selon que l’on est au statut, comme des fonctionnaires, ou que l’on est un contractuel, en CDI ». « On ne peut pas comparer des choux et des carottes », avait ainsi plaidé son avocat, Me Jean-Luc Hirsch, en décembre 2014.

« Clause de nationalité »

Les racines de cette affaire remontent aux années 1970. En pleines « trente glorieuses », la compagnie ferroviaire a besoin d’une force de travail bon marché et disciplinée pour construire et entretenir les voies, composer les trains. Elle recrute alors quelque 2 000 Marocains dans les campagnes du royaume chérifien.

La SNCF signe avec eux un contrat à durée indéterminée de droit privé « pour travailleur étranger ». Ils sont cheminots, mais ne peuvent accéder au statut administratif de « cadre permanent » ou « agent au statut », plus avantageux et accessible aux seuls Français (et, depuis peu, aux ressortissants de l’Union européenne) de moins de 30 ans.

Conséquence de cette « clause de nationalité » : ils ne cotisent pas aux mêmes caisses de santé et de prévoyance, n’ont pas le même déroulement de carrière et ne partent pas à la retraite au même âge, ni avec le même taux de pension. Pourtant, le travail effectué sur les voies est le même.

En 2001, les plus anciens ont pu, en accord avec la SNCF, partir à la retraite de manière anticipée, à 55 ans, sans avoir cotisé tous leurs trimestres. Au terme de décennies de travail éprouvant, le montant de leur pension s’élève à environ 350 euros. Puis, après un premier passage non concluant, en 2004, devant le tribunal administratif de Paris pour demander la suppression de la clause de nationalité qui les prive de l’accès au statut de cadre permanent, 67 contractuels assignent, en 2005 et à titre individuel, la SNCF pour discrimination devant le conseil des prud’hommes de Paris.

Cantonnés en bas de l’échelle

Depuis, les rangs avaient considérablement grossi, pour atteindre 832 plaintes. Un chiffre qui recouvre un large éventail de situations particulières. La moitié des demandeurs ont acquis, au fil du temps, la nationalité française, et le statut de contractuel a été interprété de façon différente suivant les régions. Tous, en tout cas, estiment avoir été lésés, cantonnés aux plus bas niveaux de qualification.

« J’étais content à la SNCF, mais malheureux de ne pas monter en grade », racontait, il y a quelques mois, Mohamed Ajla, 64 ans. Malheureux de rester « tout en bas de l’échelle, pas comme François ou Philippe. »

Après d’interminables renvois, les conseillers prud’homaux n’étaient pas parvenus à trancher, à l’issue de plaidoiries tenues entre avril 2012 et décembre 2014. Deux magistrats du tribunal de grande instance avaient finalement été détachés pour examiner ces 832 requêtes en mars. Ce sont eux qui ont rendu leur jugement lundi.

Communiqué LDH

Paris, le 22 septembre

Justice rendue aux « chibanis » : des discriminations enfin reconnues

Plus de huit cents cheminots marocains ou d’origine marocaine viennent de gagner une procédure entamée il y a une quinzaine d’années contre la SNCF. Cette dernière vient d’être condamnée par le conseil des prud’hommes de Paris pour « discrimination dans l’exécution du contrat de travail » et « dans les droits à la retraite ». Elle devra également verser des dommages et intérêts à ces travailleurs marocains embauchés massivement dans le cours des années 1970 dans le cadre de statuts de droit privé, en application d’une clause de nationalité les maintenant durant de longues années dans des conditions parfaitement désavantageuses au regard de celles que connaissaient leurs collègues réalisant le même travail.

La Ligue des droits de l’Homme salue cette décision de justice qui restaure dans leurs droits et dans leur dignité des travailleurs qui ont largement contribué au développement de notre pays, et qui ont fait société à nos côtés. Elle veut croire que ce jugement n’est qu’une première étape d’une reconnaissance des traitement inégaux et discriminatoires des travailleuses et des travailleurs qui ont connu un sort identique aux « chibanis » de la SNCF, qui sont encore nombreux à attendre justice et dont elle se déclare solidaire.


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