passe Navigo et libertés publiques


article de la rubrique Big Brother
date de publication : vendredi 6 février 2009
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Depuis le 1er février, la bonne vieille carte Orange a disparu, remplacée par le passe Navigo qui donne accès à l’ensemble des transports publics
d’Ile-de-France (métro, RER, bus, tramway). La généralisation de ce nouveau sésame suscite une forte polémique car il permet de “tracer” les usagers : la date, l’heure et le lieu de passage de chaque abonné sont conservées quarante-huit heures. Il est possible d’éviter ce traçage, à condition de le savoir et de ... payer plus.

Dans l’édition du jeudi 29 janvier du quotidien gratuit Direct Matin, une pleine page de publicité a remplacé un article qui exposait comment la RATP exploite les données du passe Navigo à des fins commerciales. En censurant cette enquête, le groupe Bolloré, éditeur du gratuit, aurait voulu ménager la RATP avec laquelle il a noué un partenariat qui lui permet de distribuer ses gratuits à l’intérieur du réseau. Un incident qui illustre les dangers inhérents aux liens de plus en plus étroits qui se développent entre les médias et le grand capital.

[Mise en ligne le 4 février 2009, complétée le 6 février]

T R A Ç A G E

Le passe Navigo, idéal pour suivre les usagers à la trace

par Stéphane Jarno, Télérama du 21 janvier 2009


Cette fois, c’en est fait de la carte Orange. Entamée depuis de longs mois, claironnée dans les stations du métro parisien, sa lente agonie s’achève fin janvier. Lancé en 1975, le sésame des transports publics franciliens sera définitivement remplacé par le fringant Passe Navigo. Une avancée technologique imparable : grâce à sa puce électronique, plus besoin de ticket ni de contact, il suffit d’effleurer le valideur pour que s’ouvrent les portes des transports en commun.

Un rêve malheureusement terni par un menu détail. Tous les déplacements des heureux titulaires de ce nouveau passeport sont enregistrés dans une base de données. En gros, on peut savoir où et quand vous avez pris le métro, le train et le RER durant les dernières quarante-huit heures. D’ici à ce que l’on vous demande pourquoi, il n’y a pas des kilomètres de voies ferrées. Même si le Syndicat des transports d’Ile-de-France, qui regroupe entre autres la RATP et la SNCF, se défend de toute volonté d’ingérence et invoque le recueil de statistiques utiles pour l’amélioration du service, ce système a aussi été mis en place pour «  empêcher le gaspillage et éviter les abus ». En d’autres termes, coincer les voyageurs indélicats qui se refilent leurs cartes de transport.
En ces temps ultra-sécuritaires, cette traque informatique ouvre des perspectives qui font froid dans le dos. On se demande, par exemple, ce que pèserait la loi Informatique et libertés si, au nom de la lutte antiterroriste ou de quelque autre grande cause, les autorités utilisaient cette base de données. Le fait même que ce genre de fichier existe pousse à son utilisation, l’organe crée aussi la fonction... Paranoïa aiguë ? Pas si sûr. Depuis le lancement du projet Navigo, en 2004, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) n’a cessé d’interpeller la RATP. Une « amicale » pression qui a finalement conduit les transporteurs à créer en catastrophe, fin 2007, un deuxième support : le Passe Navigo Découverte. Celui-là est anonyme, mais payant. Cinq euros, c’est le prix pour ne pas voir son nom apparaître sur un fichier.

On pourrait épiloguer sur le principe de devoir payer pour continuer à jouir d’un droit « naturel », si la CNIL, décidément très pugnace, ne venait de soulever un nouveau lièvre. La commission épingle « les conditions particulièrement médiocres, voire dissuasives, d’information et d’obtention du Passe Découverte ». En clair, pour l’obtenir, mieux vaut savoir qu’il existe, et surtout passer le barrage du guichet, où l’on vous assure que « le Navigo est plus avantageux parce qu’il est gratuit et qu’on le remplace en cas de perte ». La liberté, ça se mérite

Stéphane Jarno

Madame Anastasie par André Gill (1874).

C E N S U R E

Suppression d’un article traitant du passe Navigo

par R.G. et I.R., Libération du 2 février 2009


A-t-on le droit de critiquer la RATP dans Direct matin plus, le gratuit distribué dans le métro, suite à un accord entre Bolloré, l’éditeur du journal, et la Régie ? Visiblement, c’est un peu délicat.

Mercredi, ainsi que le raconte Rue89 [1], un article consacré au passe Navigo, qui a succédé à la carte Orange, a été remplacé par une pleine page de pub, alors que le papier était déjà mis en page et titré. L’article, comme plusieurs autres chaque jour dans Direct matin plus, est le fruit d’un partenariat avec Le Monde, qui fournit des textes clés en main au gratuit de Bolloré.

Dans le papier en question, l’auteur, Eric Nunès, relaie les critiques, notamment émises par la Cnil , sur le passe Navigo - ce mouchard numérique permettant de tracer les parcours des voyageurs et d’utiliser leurs données personnelles. Mais jeudi, couic, plus de papier. « J’ai été prévenu que la page était retirée, indique Olivier Biffaud, rédacteur en chef à Direct matin plus, en charge des relations avec Le Monde et seul à accepter de s’exprimer. Ils ont considéré que le papier était à charge et je déplore ce retrait. » La charte, signée entre Le Monde et Bolloré, stipule que le second n’a pas le droit de toucher au moindre mot dans les articles du premier, mais qu’il peut retirer les papiers. Selon Olivier Biffaud, un nouvel article sur les dérives possibles du Navigo devrait être publié cette semaine. Moins à charge ?

De son côté, la Société des rédacteurs du Monde doit aborder le sujet, aujourd’hui, avec sa direction. Déjà, en juin 2007, un article issu de Courrier international (filiale du Monde) et racontant les déboires de musiciens roms avec la police, avait été trappé au motif, avait alors vitupéré Bolloré, qu’« on ne peut pas parler de la sorte de la police française ». Finalement, après que la censure eut été rendue publique, le papier en question avait été publié, accompagné de deux précisions, l’une de Courrier international justifiant la parution de l’article, l’autre de Bolloré dénonçant son caractère« outrancier ».

R.G. et I.R.

Voici la transcription de la page censurée [2] :

Transports. Exit la carte Orange. Après 34 ans de services, le coupon magnétique laisse la place à la carte à puce. La RATP compte bien exploiter les opportunités commerciales de ce virage numérique.

Anonymat à 5 euros

  • Acquérir un passe « Découverte », qui, selon la Cnil, garantit l’anonymat des usagers lors de leur transport, coûte 5 euros aux usagers. « Nous avons voulu, en le rendant payant, responsabiliser les voyageurs. Eviter qu’un individu cumule plusieurs passes », explique-t-on au Syndicat des transports d’Ile-de-France (Stif). 5euros, représenteraient le coût de réalisation d’un passe.
  • Le passe Navigo classique est pour sa part gratuit. Néanmoins, en cas de perte ou de vol, les titulaires devront débourser la somme de 8 euros, soit 60% de plus que le passe « Découverte », pour son remplacement.

De la carte Orange au passe Navigo
La RATP veux « optimiser » ses bases de données

Vestige du XXe siècle perdu dans celui du numérique, la carte Orange et son coupon magnétique (qui datent de 1975) feront, samedi, leurs derniers
voyages sur le réseau francilien de transport public. Place au seul passe Navigo ! Une carte à puce dotée d’une antenne qui lui permet de communiquer avec les bornes disposées à l’entrée du métro ou d’un bus (radio- identification). Un passe qui, depuis 2005, fait office de carte Orange.

Pour l’usager, les gains de l’abandon du vieux coupon sont ténus. Outre la possibilité de rechargement du passe automatique, qui évite l’attente au guichet en début de mois, « le passage au tourniquet est plus court », assure la RATP. Le temps gagné est infime mais, multiplié par le nombre de voyageurs, « cela fluidifiera le flux de passagers » explique Patrick Docquier, responsable des systèmes d’information.

Le vrai « +produit » est au bénéfice de la RATP et de ses partenaires commerciaux. Les données personnelles délivrées lors de l’achat du passe permettront de « faire de la relation client », poursuit Patrick Docquier. La RATP va pouvoir faire des offres commerciales ciblées, adaptées aux profils socioprofessionnels des usagers franciliens, en exploitant une énorme base de données. « Nous allons, par ce biais, fidéliser les clients », dit encore ce spécialiste.

Pour certains, il s’agit d’une intrusion dans l’espace privé des usagers. « Déjà la RATP, JCDecaux et Publicis ont, via un partenariat, criblé le métro de panneaux publicitaires interactifs capables d’envoyer de la publicité sur les téléphones portables situés à proximité via une connexion Bluetooth. Quels seront les éléments que la RATP intégrera dans les puces des centaines de milliers d’usagers des transports publics ? Personne ne le sait », avertit
Jean-Marc Manach, journaliste et co-organisateur des Big Brother Award, un collectif qui désigne chaque année l’organisation qui s’est « la plus distinguée dans sa promotion de la surveillance et du contrôle des individus ». La RATP a assuré, hier, que la connexion Bluetooth des panneaux publicitaires n’est pas activée.

La Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) a pour sa part rappelé qu’« aller et venir librement, circuler anonymement relèvent des libertés fondamentales dans nos démocraties ». Elle a invité le transporteur à créer un passe anonyme. En septembre 2007 est donc né le passe « Découverte », « dont les données de validation ne sont pas associées à un numéro d’abonné, ce qui le rend anonyme » assure la Cnil. Pour s’assurer de la mise à disposition de ce nouveau passe, la Commission a effectué une opération de testing dans une vingtaine de stations. « Médiocres, voire dissuasifs » sont les adjectifs choisis par la Cnil pour évaluer les efforts de la RATP.

Le Syndicat des transports d’Ile-de-France (Stif) reporte la responsabilité de la diffusion du passe anonyme sur la RATP. Cette dernière estime que des efforts de formation des personnels ont été réalisés depuis le testing de la Cnil et que le problème est réglé. Pourtant, le site internet dédié au passe navigo –navigo.fr– ne fait toujours pas mention de l’existence d’un passe anonyme.

Eric Nunès

Censuré par la suppression de cette page, Jean-Marc Manach, journaliste et co-organisateur des Big Brother Awards [3], écrit dans son blog :

« Autant je suis critique envers le passe Navigo, les problèmes qu’il pose, à commencer par la banalisation de la société (et des technologies) de surveillance qu’il nous impose, autant je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse également entraîner une telle atteinte à la liberté d’expression (il n’est pas fréquent de voir Le Monde censuré). »

P.-S.

[Note ajoutée le 6 février] – Comme son directeur l’avait annoncé, le journal Le Monde a publié dans son édition du 6 février 2009, une version “enrichie” de l’article qui avait été censuré dans Direct Matin.

On peut y lire que « le site Internet dédié à Navigo ne fait toujours pas mention de l’existence d’un passe anonyme. »

Dommage qu’aient été sabrés les propos de Jean-Marc Manach et surtout les déclarations du responsable de la RATP qui expliquait qu’ils allaient faire du business avec les données personnelles.

Notes

[2La page 3 du numéro du jeudi 29 janvier de Direct Matin prévue initialement est téléchargeable : http://www.rue89.com/files/2009_01_....

[3Lire le dossier consacré au passe Navigo sur le site Big Brother Awards.


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