novembre 1942 : sabordage à Toulon de la flotte française, par Jean-Marie Guillon


article de la rubrique Toulon, le Var > histoire
date de publication : mercredi 9 juin 2004
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Le sabordage de la flotte à Toulon est un acte d’impuissance, un constat de faillite. Ce n’est pas un acte de résistance. C’est au contraire le refus de la résistance qui a conduit au suicide. Cette analyse est celle de de Gaulle et d’une grande partie des hommes et des femmes engagés dans la clandestinité pour qui la responsabilité des chefs de la marine est écrasante.

Jean-Marie Guillon est professeur d’Histoire contemporaine à l’Université de Provence (Aix-Marseille I) [1]


Le débarquement anglo-saxon du 8 novembre 1942 en Afrique du Nord a offert le prétexte rêvé à l’invasion de la zone non occupée, le " royaume du Maréchal ". Celui-ci est aussi celui de la Marine nationale et ce royaume dans le royaume a pour capitale Toulon. La Marine est l’un des piliers du régime de Vichy. Son chef, l’amiral Darlan, a dirigé son gouvernement pendant plus d’un an, du début de 1941 à avril 1942. C’est sous son autorité que la " Révolution nationale " a pris une forme étatique, policière, teintée de fascisme, s’éloignant des rêveries cléricales et réactionnaires de l’entourage Pétain. C’est sous sa responsabilité que la collaboration a été poussée le plus loin sur le plan militaire. Depuis, avec le retour de Pierre Laval au pouvoir, la première a été pratiquement abandonnée, l’autre ne se pare plus de considérations stratégiques, mais ne relève plus que d’un cynisme qui broie le pays dans l’engrenage de la guerre nazie. Darlan a changé son fusil d’épaule, il est à Alger au chevet de son fils, disponible et prêt à marchander son soutien aux Américains.

Toulon, c’est la flotte de Méditerranée, la seule force militaire qui reste sous le contrôle de Vichy. C’est, avec l’Empire colonial (mais les deux sont liés), l’un des seuls atouts du régime. L’invasion de la zone sud le 11 novembre remet en question l’équilibre né de l’armistice, bien combiné par Hitler pour qui Vichy devait servir avant toute chose à neutraliser la France à moindre coût. La situation a changé. Hitler entend mettre la main sur la flotte de Toulon. Son allié, Mussolini, plus encore à qui elle est promise. Pour Hitler, l’important est qu’elle ne puisse gagner l’Afrique du Nord ou tomber aux mains des Alliés. Pour Vichy et les chefs de la Marine, qui n’ont d’existence que par elle, il ne faut surtout pas qu’elle passe en d’autres mains.

La partie de poker menteur commence le 11 avec les négociations qui s’ouvrent entre les Allemands et les amiraux toulonnais qui représentent le gouvernement. L’accord est aisément trouvé : les Allemands et les Italiens délèguent la défense de la " place forte " à la Marine qui s’engage à n’entreprendre aucune action contre l’Axe et à défendre le port contre les Anglo-saxons et les " Français ennemis du gouvernement du Maréchal " (ordre du jour n° 201 de l’amiral Marquis, daté du 12 novembre). Toulon reste donc libre d’occupation, la flotte reste sous souveraineté française. Cette fiction à laquelle presque personne n’adhère va durer du 12 au 26 novembre. Pendant ces quelques jours, Toulon et ses alentours (entre Sanary et Hyères) - ce que l’on appelle sans ironie " le camp retranché " - sont les seules parcelles de territoire métropolitain restées non occupées.

La grande illusion de l’opération, celle à laquelle Vichy et les chefs de la Marine de Toulon croient ou font semblant de croire (peu importe, ce qui importe, c’est la réalité des choses), c’est que l’ennemi est devant eux, qu’il ne peut venir que de la mer, qu’il ne peut être que l’Anglais ou ses complices, les Américains ou les Français libres de de Gaulle. L’accord entre les Allemands et les amiraux toulonnais est un accord de collaboration militaire défensive : Toulon est " libre ", mais doit concourir à la défense du littoral contre l’invasion qui désormais peut venir d’Afrique du Nord. La plupart des Provençaux et la majorité des Toulonnais souhaitent la venue des Anglo-saxons. L’opinion ne se fait aucune illusion sur le sort de Toulon. Elle a été déçue de voir la flotte rester à quai. Des matelots ont manifesté leur mécontentement sur quelques bâtiments. Certains officiers, plus dans l’armée que dans la marine, et certains fonctionnaires, fidèles au régime jusqu’ici et persuadés du double jeu de Pétain, mettant sur le compte de la pression allemande ses orientations intérieures et extérieures, ébranlés cependant par le retour de Laval au pouvoir, sont entrés en rupture d’allégeance. Pour y parer, les amiraux responsables, de Laborde et Marquis, font prêter serment d’obéissance à leurs subordonnés. Seuls parmi les officiers supérieurs, le colonel Humbert, commandant la 1/2 Brigade de chasseurs alpins d’Hyères et le capitaine de vaisseau Pothuau s’y refusent.

L’amiral de Laborde est le commandant des Forces de haute mer, autrement dit de la flotte de combat. Sa rivalité notoire avec le très opportuniste amiral Darlan ne l’a jamais empêché de se montrer plein de zèle pour Vichy et même d’en rajouter en matière de collaboration avec l’ennemi puisqu’il a été le promoteur auprès d’eux d’un projet de reconquête du Tchad. L’amiral Marquis est le préfet maritime, gouverneur du camp retranché. Plus terne que le précédent, mais tout aussi imbu de son pouvoir, il entend nettoyer une ville corrompue à ses yeux et y faire enfin régner l’ " ordre nouveau ". Cet intermède de quelques jours est celui des rafles, des contrôles de police, des expulsions d’individus jugés " indésirables " pour les motifs les plus divers, des fermetures de bistrots accusés de démoraliser le marin et dont les patrons sont menacés d’être fusillés ... C’est le temps de ce que les Toulonnais appellent, par ironie, le " marquisat ", dictature dérisoire, ridicule, significative des choix idéologiques de ces élites traditionnelles qui ont pris, en juin - juillet 1940, leur revanche sur la République honnie.

Marquis et de Laborde, la cohorte d’officiers qui les assistent et le gouvernement qui les couvre entendent en remontrer en matière de coopération avec l’ennemi, il faut désarmer sa méfiance, empêcher par le zèle le risque d’une occupation. En fait, leur principale crainte vient de l’Italien. Vainqueur illégitime, porteur de tous les stéréotypes dévalorisants (il est le fourbe par excellence), on s’en méfie et, contre ses appétits, Vichy et les amiraux jouent au départ, dans la négociation, la carte allemande. L’Allemand est celui que l’on veut convaincre et avec lequel on tient à s’accorder contre l’ennemi principal qui est de toute manière l’Anglais. La seule défense sera donc dirigée vers la mer. Il n’y en aura aucune du côté de la terre et seuls quelques gendarmes du côté d’Ollioules et La Valette montent une veille relative. Depuis le 7 novembre, date à laquelle le convoi qui va débarquer le lendemain en Algérie a été repéré, le dispositif de défense est tourné de ce côté. Mais ce choix n’est pas neuf, il correspond au plan de défense du camp retranché élaboré en octobre 1940, remanié en août 1942 depuis les attaques entreprises par les Alliés sur Saint-Nazaire et Dieppe. La menace qu’il envisage et dont il entend se prémunir est une action couplant une tentative de débarquement et un mouvement insurrectionnel en ville mené par l’ " ennemi intérieur " (la Résistance). Toutes les mesures prises correspondent à ce schéma et la dernière retouche aux instructions, le 22 novembre, n’y change rien. La fidélité aux accords conclus avec les Allemands le 11 novembre au soir s’inscrit complètement dans ce schéma. Les instructions prévoient - évidemment - le sabordage. La moindre des choses est de ne pas laisser aux mains des ennemies les installations militaires (les batteries) et les navires. Mais, dans le contexte du moment, ces instructions valent d’abord pour une attaque venue de la mer. Elles sont dirigées contre les Anglo-saxons ou les Français libres. Elles ne sont pas prévues spécifiquement dans la perspective d’un coup de main des forces de l’Axe. L’amiral Abrial, à peine nommé secrétaire d’État à la Marine, vient aussitôt à Toulon confirmer les instructions de sabordage (sans chavirement), en même temps que les dispositions prises contre toute attaque venant de la mer et "en liaison avec les troupes de l’ Axe". Depuis le 12, la moindre des menaces venues du ciel ou de la mer donne lieu à branle-bas de combat, tirs de D.C.A., patrouilles et grenadage, mise en alerte des bataillons chargés d’intervenir sur les plages pour repousser l’envahisseur ...

Hitler attend le moment de saisir la flotte, il serre peu à peu le cou de l’enclave de Toulon. Les Italiens sont arrivés sur le Gapeau, les Panzers et les S.S. sont à Bandol. Les unités françaises de l’Armée de terre, rassemblées dans le port pour renforcer ses défenses doivent en repartir à peine arrivées, elles ne cachaient pas leurs sentiments d’hostilité à l’envahisseur, au véritable envahisseur. Depuis le 19, l’opération Lila - la prise de la flotte - est programmée.

Pourtant, au fil de ces quelques jours de novembre, les responsables du camp retranché de Toulon s’enferment dans leurs certitudes. Leur anglophobie, leur loyalisme à l’égard de Vichy, leur honneur (ils ont prêté serment), les initiatives prises jusqu’ici les rendent insoupçonnables de duplicité. Les équipages ne sont plus consignés à bord et de Laborde a autorisé l’encadrement marié à coucher à terre. En revanche, des forces de police (GMR) et les hommes de Darnand - le Service d’ordre légionnaire (SOL) - ont été requis pour garder les établissements susceptibles d’être pris pour objectif par les résistants.

Les protagonistes de la guerre ont les yeux fixés sur Toulon. Américains, Anglais et Soviétiques s’inquiètent du sort la flotte. De Gaulle et Auboyneau des Forces françaises navales libres l’ont appelée, à plusieurs reprises, à appareiller, mais l’influence des gaullistes sur la marine restée en métropole est quasi nulle. Darlan y est allé, lui aussi, de ses appels au ralliement, invitant les navires à se rendre à Alger. Il a plus d’impact que de Gaulle et c’est vers lui que les équipages et les officiers non résignés se tournent plutôt. On sait que le 27 novembre, trois des cinq sous-marins qui parviennent à quitter la rade de Toulon et à échapper ainsi à la destruction le rejoindront en Algérie. Mais deux s’y refuseront encore et préférerons pour l’un se saborder en rade et pour l’autre gagner l’Espagne pour y être neutralisé.

Dans la nuit du 26 au 27 novembre, le poste de gendarmerie d’Ollioules donne l’alerte. Dans les états-majors, la surprise est totale, mais le coup de main allemand ne parvient pas à empêcher le sabordage de l’essentiel des unités. Celui-ci, in extremis, a pu être mis en oeuvre. C’est en général une réussite technique, parfois un exploit et le courage de ceux qui l’ont mis en oeuvre ne peut être contesté. Il y a quelques échanges de coup de feu. On connaît le résultat : trois cuirassés, sept croiseurs, quinze contre-torpilleurs, douze sous-marins, etc., 85 bâtiments suicidés au total dont les unités les plus modernes.

La flotte de Méditerranée est morte et avec elle, le régime de Vichy. Ne subsiste plus qu’un appendice, satellite de l’occupant, auquel ne reste fidèle qu’un carré de convaincus, soit collaborationnistes et engagés dans le combat les armes à la main aux côtés de nazis, soit pétainistes impénitents, maurrassiens adeptes du " ni Londres, ni Berlin, la France seule ". C’est sur cette ligne que se tiendra jusqu’au bout la marine restée à Toulon qui ne sert plus qu’à garder les dépouilles que Italiens et Allemands se partagent désormais.

Le sabordage de la flotte à Toulon est acte d’impuissance, un constat de faillite. Ce n’est pas un acte de résistance. C’est au contraire le refus de la résistance qui a conduit au suicide. Cette analyse est celle de de Gaulle et d’une grande partie des hommes et des femmes engagés dans la clandestinité pour qui la responsabilité des chefs de la marine est écrasante.

Jean-Marie Guillon


Toulon 1942
[Marius Bar]

P.-S.

Bibliographie

Parmi les diverses histoires du sabordage (qui toutes coupent beaucoup trop l’événement de son contexte local et, souvent, de son contexte idéologique) :

- Henri Noguères, Le suicide de la flotte française à Toulon, Paris, Robert Laffont, 1961.

- Albert Vuillez, Les vingt derniers jours de la flotte, Paris, presses de la Cité, 1963.

- L’ouvrage le plus récent : Jean-Jacques Antier, La flotte se saborde, Toulon 1942, Paris, Presses de la cité, 1992.

- Un reportage à chaud écrit par un résistant notoire et édité clandestinement par Les Lettres françaises en novembre 1943, puis par Éditions de Minuit : Yves Farge, Témoignage, Toulon.

- Jean-Marie Guillon aborde cette question dans le dossier de documents : Le Var, la guerre, la Résistance 1939-1945, Toulon, Centre départemental de documentation pédagogique, 2e édition, 1994, et dans l’article Le camp retranché de Toulon 1940-1944, Provence historique tome XLIV, fasc. 176, avril-juin 1994, pp. 225-241.


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