Dans son rapport d’activité 2006 [1], la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) avait lancé « une alerte à la société de surveillance » qui menace « la protection des données et nos libertés ».
La défense de nos libertés et de la vie privée nous appelle à la “vigilance citoyenne” et au débat démocratique le plus large sur les buts à atteindre et les moyens à mettre en oeuvre. Dans ce domaine, la plus grande transparence est nécessaire pour que les citoyens qui n’ont “rien à se reprocher” soient assurés de n’avoir “rien à craindre” ».
Libertés sous surveillance
par Jean-Pierre Dubois, président de la LDH [2]Les « nouvelles technologies de l’information et de la communication » envahissent notre monde, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur, chacun l’éprouve quotidiennement : communiquer, s’informer, agir à distance, rendre parfois possible l’impossible pour des personnes frappées par l’âge, la maladie ou le handicap. Mais pour le pire aussi : tout voir, tout savoir, tout contrôler.
Puces, caméras, lecteurs d’empreintes, bases de données et fichiers qui pullulent et s’interconnectent de plus en plus largement... Dans une journée ordinaire de vie urbaine, chacun de nous est « tracé » au moins une bonne dizaine de fois.
« Pourquoi s’inquiéter ? Nous qui sommes honnêtes, nous n’avons rien à cacher ». Ainsi pense la grande majorité de la population. Et pourtant votre employeur, votre assureur, votre banquier, demain votre maire (« prévention de la délinquance » oblige), voire votre chef de « service auxiliaire citoyen de la police » (même jeu), mais aussi votre fournisseur d’accès à l’internet, votre hypermarché, votre contrôleur de l’assurance-maladie, tous sont et seront preneurs de votre « profil », d’un suivi constant de vos comportements civiques, alimentaires, sanitaires, de vos habitudes de consommation et de vos moeurs. Pour vous démarcher souvent, pour vous sanctionner parfois, pour vous surveiller toujours.
Cauchemar pessimiste ? La CNIL elle-même nous alertait il y a quelques mois sur la mise en place d’une « société de la surveillance ». A partir de besoins légitimes et d’apparence anodine (suivre le parcours scolaire des élèves, programmer des équipements de transport, améliorer la prévention sanitaire, réguler le trafic urbain, etc.), le fichage global, conjugué avec la puissance de calcul et de tri qui est aujourd’hui celle de l’informatisation à grande échelle, peut dans les toutes prochaines années, si nous ne réagissons pas sans attendre, mettre un outil extrêmement performant au service de la sélection, de la discrimination, de la stigmatisation des « déviants » et du contrôle social généralisé. D’autant que les politiques actuelles, sécuritaires, xénophobes, traqueuses de « fraudeurs » dans la « France d’en bas », sont sans cesse demanderesses d’un surcroît de surveillance.
Ceux qui nous gouvernent se disent volontiers « libéraux » et ennemis du « collectivisme ». Que serait-ce s’ils ne prétendaient pas l’être ? Se rappellent-ils que le mot « libéraux » dérive de « liberté » ? Le « collectivisme » de demain ne va-t-il pas naître des noces de Léviathan et de Big Brother ?
Ce risque ne se réalisera que si nous le voulons, ou plus précisément si nous n’y prenons garde. Expliquer, alerter, mobiliser : la défense des libertés et de la vie privée, elle aussi, nous appelle plus que jamais à la « vigilance citoyenne » et au débat démocratique le plus large. Pour que nos choix de vie ne se réduisent pas à un dilemme entre modernité et liberté, ni à l’alternative entre la jungle et le zoo.
Jean-Pierre Dubois
"Si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’avez rien à craindre !" L’argument est régulièrement avancé par les défenseurs de l’extension des systèmes de surveillance du public, comme Patrick Balkany, pionnier de l’usage des caméras vidéo dans les rues de la ville de Levallois-Perret, dont il est maire (UMP). Les mesures annoncées par le gouvernement, qu’il s’agisse du triplement du nombre de caméras de surveillance (300 000 aujourd’hui) ou du doublement de celui des radars sur les routes (2 500 prévus pour 2012), vont dans le sens du renforcement d’un tel recours à la technologie pour améliorer la sécurité.
Le 22 janvier, à Bordeaux, Nicolas Sarkozy a exprimé sa volonté que, dans l’avenir, "les fichiers, les prélèvements et les méthodes d’investigation" permettent aux policiers "de passer de la religion de l’aveu à celle de la preuve". Le chef de l’Etat a confié qu’il "rêve qu’on généralise les caméras pour tous les véhicules, parce que les caméras, c’est des preuves judiciaires, c’est dissuasif et (cela) vous protège des polémiques". En juillet 2007, le quotidien The Guardian avait révélé un projet, encore confidentiel, du ministère de l’intérieur britannique allant dans le sens de ce voeu présidentiel. Il s’agissait de la transmission en temps réel à la police des informations captées par les caméras de péage automatique, qui identifient les automobiles grâce à leurs plaques minéralogiques. Après la tentative d’attentat à la voiture piégée déjouée à Londres, le 29 juin 2007, M. Sarkozy avait fait remarquer que, avec 30 877 unités, Paris est deux fois moins bien équipée que Londres, qui fait figure de modèle en la matière.
Progressivement, les technologies utilisées pour la surveillance deviennent plus intrusives, et remettent en cause les libertés individuelles. Ce sacrifice est justifié par la lutte contre le terrorisme et, plus généralement, contre les crimes et délits. Mais il constitue également un changement de paradigme de l’action policière. La recherche des coupables cède la place à une surveillance de la totalité de la population dans l’espoir de prévenir les attentats, par exemple.
Cet objectif louable fait appel à un réseau de plus en plus dense de collecte indirecte d’informations d’ordre privé. Les instruments les plus courants de la vie quotidienne deviennent ainsi des espions discrets : cartes bancaires, téléphones mobiles, connexions Internet, passes électroniques de transport (Navigo, Vélib’, LiberT), badge d’accès aux bâtiments... Parallèlement se constituent des fichiers de police répertoriant à la fois les personnes coupables, les victimes et les individus mêlés à des affaires judiciaires.
La mise en oeuvre de tels dispositifs de surveillance s’effectue dans une opacité quasi totale. Comme s’il n’était pas nécessaire d’en informer les citoyens. Cette discrétion, outre l’alimentation des craintes d’une résurgence du Big Brother imaginé par l’écrivain britannique George Orwell (1903-1950), ne favorise pas le débat public. Les récentes campagnes électorales françaises ont ainsi fait l’impasse sur ce qui, pourtant, constitue un véritable choix de société.
L’absence de transparence des systèmes de surveillance ne permet pas aux citoyens "qui n’ont rien à se reprocher" d’en comprendre le fonctionnement. Pas question, de ce fait, de discuter des limites ou de la proportionnalité des moyens utilisés par rapport aux menaces ou aux risques. Le principe de précaution ne concernerait donc que les dangers redoutés, jamais les systèmes utilisés pour les prévenir. Or les technologies ne sont pas infaillibles, les dérives restent possibles et les bavures avérées.
En témoignent les plaintes qui affluent à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) de la part de personnes qui perdent leur travail ou butent sur un refus de prêt ou de location en raison d’erreurs dans les fichiers de police. En août 2006, M. F., un voyageur français parvenu à l’aéroport de Houston, aux Etats-Unis, a été arrêté, fouillé et incarcéré avant d’être renvoyé en France. Une femme en arrêt de travail a été privée d’indemnités par sa compagnie d’assurances. Mme B. s’est vu refuser une demande de crédit pour un incident de paiement survenu seize ans auparavant et régularisé. Monsieur X., postulant à un emploi dans la sécurité, se heurte à une mention erronée dans le fichier de la police... En 2006, la CNIL a sanctionné financièrement des entreprises aussi importantes que le Crédit lyonnais et le Crédit agricole.
Suspect permanent
Une étude réalisée la même année et publiée par le Parlement européen sur "la RFID (radio frequency identification) et le management de l’identité dans la vie de tous les jours" analyse vingt-quatre applications des puces radiofréquences en Europe. On y apprend que le passeport biométrique européen est facilement piratable. Il peut être lu à l’insu de son propriétaire à plus de neuf mètres de distance et même cinquante mètres en laboratoire... A Londres, les informations collectées par la carte RFID utilisée dans les transports publics, l’Oyster Card, ont été utilisées par la police sept fois en 2004 et 61 fois pendant le seul mois de janvier 2006.
Dans un avenir proche, "il sera plus facile de rassembler et d’analyser les données au niveau de la population entière des utilisateurs", prévient cette étude, qui plaide pour une meilleure implication des personnes concernées. Une précaution essentielle dans le cadre de l’entreprise. Mais les Etats sont aussi appelés à la transparence. "Les gouvernements devraient adopter une position claire sur la question de savoir si les données brutes seront exploitées à des fins d’investigation", estime l’étude.
De plus en plus nombreuses, les technologies utilisées pour pister les individus sont largement méconnues du grand public. En revanche, elles sont parfaitement maîtrisées par les criminels les mieux organisés - les seuls, au final, en mesure de les déjouer, voire de les utiliser à leur profit. Une telle inégalité face aux systèmes de surveillance se révèle à la fois absurde et dangereuse. Elle place le citoyen innocent en position de suspect permanent sans même qu’il en soit informé. La démocratie peut difficilement y trouver son compte. Si une "société sous surveillance" est en train de s’établir, le moins que l’on puisse attendre des autorités est la plus grande transparence possible dans sa mise en oeuvre, et un débat public sur les buts à atteindre et les moyens correspondants. Cela permettrait de sortir d’une logique confondant systématiquement le plus avec le mieux en matière de systèmes de surveillance. Et cela donnerait au citoyen les moyens de s’assurer qu’il n’a effectivement rien à craindre.
[1] Le rapport a été publié lundi 9 juillet 2007 : http://www.cnil.fr/fileadmin/docume....
[2] Référence : éditorial du n° 172 (février 2008) de Ldh info, bulletin national mensuel de la Ligue des droits de l’Homme.