lycées militaires : des bizutages qui tournent mal


article de la rubrique discriminations > bizutage
date de publication : jeudi 10 février 2011
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Douze élèves définitivement exclus du Lycée naval de Brest après une plainte contre X pour « violences volontaires en réunion » commises à l’occasion du bizutage, trois élèves du Prytanée de La Flèche passibles de la cour d’assises pour viol... Des événements condamnés avec la plus grande fermeté par
Alain Juppé, ministre de la Défense, mais qui montrent que quelque chose ne tourne pas rond dans les lycées militaires.

Depuis 1998 le bizutage est un délit sévèrement puni par la loi. Mais, bénéficiant d’une certaine « compréhension » au nom de la « tradition », il continue à faire des dégâts notamment dans les lycées militaires, comme Jean Guisnel l’expose dans l’article que nous reprenons ci-dessous. Le dernier numéro de Charlie Hebdo – n° 973, du 9 février 2011 – consacre deux pages à l’enquête « Lycées militaires, chants nazis, bizutage et traditions » menée par Jean-Baptiste Malet sur ces dérives.


Bizutage à Brest, viol à La Flèche :
scandales dans les lycées militaires

par Jean Guisnel, Le Point, le 24 janvier 2011


Deux affaires quasi simultanées défrayent la chronique des lycées militaires. À Brest (Finistère), douze élèves ont été définitivement exclus du lycée naval, après que le père d’un de leurs condisciples avait porté plainte contre X pour "violences volontaires en réunion". Ce terme est la traduction judiciaire d’un bizutage, pratique expressément interdite dans les établissements d’enseignement par l’instruction Allègre/Royal de 1998 qui avait suivi la promulgation de la loi n° 98-468 du 17 juin 1998. Celle-ci précise que "le fait pour une personne d’amener autrui, contre son gré ou non, à subir ou à commettre des actes humiliants ou dégradants lors de manifestations ou de réunions liées aux milieux scolaire et socio-éducatif est puni de six mois d’emprisonnement et de 50 000 F d’amende". L’avocat de la victime brestoise a évoqué des "réveils la nuit pour faire des séries de pompes, des brimades, des humiliations, des SMS menaçants, et des références récurrentes aux SS et au IIIe Reich." La plainte concerne des "violences volontaires en réunion", délit réprimé par l’article 222-13 du Code pénal, qui prévoit trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. Pour l’instant, la justice en est au stade de l’enquête préliminaire, confiée à la gendarmerie maritime. C’est le parquet de Brest qui décidera soit le renvoi des prévenus devant le tribunal correctionnel soit l’abandon des poursuites.

L’affaire de Brest fait suite à un premier événement, survenu le 11 janvier, cette fois au Prytanée militaire de La Flèche (Sarthe). Trois élèves, tous mineurs âgés de 16 ans comme leur victime, ont d’ores et déjà été mis en examen pour "viol en réunion". Aux yeux de la justice, il s’agit d’un crime relevant de l’article 222-23 du Code pénal : si la justice retenait finalement cette incrimination et renvoyait les lycéens devant la cour d’assises des mineurs, ceux-ci seraient alors passibles de vingt ans de réclusion criminelle. Lors d’une conférence de presse tenue la semaine dernière, la procureur du Mans, Joëlle Rieutort a souligné que les "brutions" de La Flèche poursuivis "ont compris qu’ils ont commis quelque chose de grave, ils ont pris conscience de pas mal de choses, notamment de l’opposition de la jeune victime". Et d’expliquer que "ce qui au départ pouvait être un jeu, une espèce de rite, a mal tourné pour un des jeunes gens, qui a exprimé" son désaccord. Pour la procureur, comme pour la hiérarchie militaire, il ne s’agit pas d’un bizutage, mais bien d’un fait divers isolé. Les trois jeunes auraient reconnu les faits. Des "mesures conservatoires d’éloignement de La Flèche", prises par l’établissement et confirmées par le parquet, ont d’ores et déjà sanctionné les mis en cause.

Surveillance accrue

Le colonel Nicolas Pic, chef de corps du Prytanée, a déclaré au quotidien Ouest France ressentir "un sentiment mêlé de rage et d’incompréhension. On recueille des témoignages pour que je puisse lancer une procédure interne qui débouchera sur un conseil de discipline pour les auteurs présumés". À l’état-major de l’armée de terre, on relève que c’est l’autorité militaire qui a signalé les faits au procureur de la République, et demandé une enquête à la gendarmerie. La surveillance de l’internat a été accentuée, et la CISPAT (cellule de soutien psychologique de l’armée de terre) s’est tenue à disposition des élèves et des personnels d’établissement, les 21 et 22 janvier. Le Prytanée militaire compte 850 élèves internes.

L’affaire du lycée naval de Brest, tout en présentant un moindre degré de gravité, puisque les faits reprochés constituent un délit et non un crime, n’en provoque pas moins de forts remous dans la ville de Brest. L’avocat de la victime, Thierry Fillion, nous a déclaré que les faits étaient "inadmissibles, s’agissant d’un jeune de quinze ans voulant suivre une scolarité normale". Qu’ils se soient déroulés en dehors de l’établissement, dans le cadre d’un bizutage explicite, a pourtant pu amener certains parents d’élèves et membres du corps enseignant à les observer avec une certaine compréhension : "Ces jeunes idéalisent le métier militaire, et on ne peut pas balayer d’un revers de la main leur sentiment que l’héritage passe par ces rites", dit un officier résidant à Brest. Mais c’est pour observer aussitôt : "Les lycéens se repassent d’année en année sous le manteau ces formes de désobéissance. C’est parfaitement inacceptable. La loi est la loi, c’est tout. Il n’existe aucune place dans nos établissements pour ces microstructures entretenant des pratiques non autorisées."

Des références au nazisme

Lors de l’enquête diligentée par la gendarmerie maritime, un "cahier de tradition" a été retrouvé au domicile de l’un des élèves renvoyés. Celui-ci (document précieux pour les historiens !) a été tenu à jour sans interruption depuis le vote de la loi de 1998, et porte noir sur blanc l’ensemble des infractions commises avec régularité depuis cette date. Selon une source ayant eu connaissance de l’enquête : "Cette tradition de bizutage perdure depuis douze ans, envers et contre toutes les interdictions, tous les avertissements. On veut en avoir la peau une fois pour toutes. Et nous n’accepterons pas l’argument que ces dérives seraient le fait de la victime... ça suffit !" L’affaire est d’autant plus sulfureuse que parmi les douze élèves, la plupart excellemment notés, figurent des enfants de notables locaux, notamment des fils d’officiers de marine, de membres du corps enseignant ou d’artisans en vue. Il y a également parmi eux un jeune lycéen pupille de la nation. Pour certains des élèves, membres du bureau des terminales, la période est particulièrement néfaste à quelques mois du bac, mais le lycée naval les aidera à trouver des places dans d’autres établissements.

Un bon connaisseur du dossier précise que parmi les dérapages relevés dans le "cahier de tradition" figurent des textes misogynes affirmant que les femmes n’ont pas leur place dans l’armée, et des formulations se référant au nazisme : "Ces jeux à la con débouchent sur des brimades. On ne veut pas de ça chez nous, point final."


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