les dessous de la “politique du chiffre”


article de la rubrique justice - police > statistiques de délinquance
date de publication : lundi 15 juillet 2013
version imprimable : imprimer


Dans un rapport qu’elle vient de remettre, l’inspection générale de l’Administration épingle les dérives entraînées par la “politique du chiffre” dans le contrôle de l’enregistrement des plaintes observées depuis 2006 ou 2007 [1].

L’IGA préconise un nouvel outil de contrôle. Mais, pour Philippe Capon, secrétaire général du syndicat UNSA Police, et pour le sociologue Laurent Mucchielli, il faudra du temps pour revenir sur la politique du chiffre mise en place depuis 2006 en matière de délinquance.


Voir en ligne : les chiffres de la délinquance de Hortefeux analysés par un sociologue

Présentation par Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, au JT de TF1 le 20 janvier 2011, de “chiffres” établissant la “baisse de la délinquance” pour la huitième année consécutive.

Un extrait du rapport de l’IGA (page 6)

« Le management par objectifs de la délinquance, connu sous la dénomination de “politique du chiffre” a largement contribué à cette absence ou ce désengagement du contrôle de l’enregistrement. Les chefs de service, placés entre l’injonction d’afficher de bons résultats et l’impératif de contrôler la bonne application du guide de méthodologie statistique, privilégiaient souvent la première option.

« Au-delà d’un simple défaut de contrôle, certaines directives de l’administration centrale ont pu contribuer à minorer fortement les statistiques de la délinquance en généralisant des pratiques d’enregistrement non conformes. Ainsi, deux directives successives de la direction centrale de la sécurité publique ont suffi, en 2006, pour faire passer le taux de dégradations délictuelles par rapport à la délinquance générale de 16% à 11%, faisant sortir, dès 2007 et les années suivantes, près de 130 000 faits de l’état 4001 annuel.

« La mission a établi un constat particulier pour la préfecture de police. Il lui a été indiqué et confirmé par tous ses interlocuteurs parisiens que, vraisemblablement depuis 2006 ou 2007, perdurait dans la capitale une pratique de report systématique de l’enregistrement des faits dès lors que les objectifs chiffrés assignés à un commissariat étaient atteints pour le mois concerné. Ce report d’enregistrement pouvait retrancher jusqu’à une semaine de faits
constatés des statistiques mensuelles de la délinquance dans telle ou telle circonscription. Les statistiques avaient ainsi perdu tout contenu opérationnel, n’indiquant plus la réalité géographique et temporelle de la délinquance.

« Au cours de ses travaux, la mission a établi qu’au-delà de ces pratiques de report calendaire, une pratique de dissimulation massive avait eu cours. En effet, au moins dans un arrondissement parisien (la préfecture de police procédait à des vérifications dans d’autres arrondissements au moment de la remise du rapport de la mission) plusieurs milliers de faits n’avaient pas été du tout “passés en statistique” en 2012, ce que le logiciel Omega – en
usage à la préfecture de police – permettait. »

Délinquance : "On n’est pas encore sorti de la politique du chiffre"

[par Thibaut Sardier, leJDD.fr, le 12 juillet 2013]


Le rapport de l’Inspection générale de l’administration (IGA) sur les statistiques de la délinquance, remis vendredi au ministre de l’Intérieur Manuel Valls, dresse un bilan négatif de la "politique du chiffre" qui a prévalu jusqu’en 2012 dans les services de police et de gendarmerie. Un constat que confirment au JDD.fr Philippe Capon, secrétaire général du syndicat UNSA Police, et Laurent Mucchielli, sociologue et directeur de recherche au CNRS [2].

En matière de délinquance, difficile de parler de politique du chiffre sans évoquer le nom de Nicolas Sarkozy. Selon Laurent Mucchielli, "elle existait avant, mais elle a été poussée très loin" par le ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac entre 2005 et 2007. Philippe Capon ajoute qu’il était de notoriété publique que "Nicolas Sarkozy convoquait chaque mois les deux directeurs départementaux de la sécurité publique, et les deux préfets qui présentaient les plus mauvais résultats" pour une mise au point. Cette pression se répercutait sur l’ensemble des services, comme l’indique Laurent Mucchielli : "La plupart des policiers et des gendarmes ont été obligés d’appliquer cette politique par pression hiérarchique, car leur déroulement de carrière était mis en cause".

Baisser la délinquance à tout prix

Les services de police et de gendarmerie se sont ainsi retrouvés confrontés à deux objectifs chiffrés : une baisse de la délinquance, et une hausse des taux d’élucidation. Pour y parvenir, de nombreuses astuces ont été mises en place. Laurent Mucchielli en donne quelques exemples : "Il existe trois grands types d’infractions. Les atteintes aux biens, les atteintes aux personnes, et les infractions dont l’enregistrement est issu de l’initiative des policiers, comme la consommation de stupéfiants, ou les étrangers en situation irrégulière. Dans le troisième cas, les infractions sont élucidées en même temps qu’elles sont constatées, comme lorsqu’un policier interpelle des jeunes qui fument de la drogue. Cela permet d’améliorer le taux d’élucidation, sans augmenter beaucoup le taux d’infraction. Il en va de même des atteintes aux personnes, car on connaît souvent leur auteur", détaille le sociologue. Pour faire baisser le total des actes de délinquance, reste à limiter au maximum le nombre de plaintes concernant les attaques aux biens, qui sont les situations les plus fréquentes", explique-t-il encore.

Comme le rappelle Laurent Mucchielli, "les statistiques de la police ne sont pas les statistiques de la délinquance". Pour qu’un acte de délinquance soit pris en compte dans les statistiques officielles, il doit avoir fait l’objet d’un procès-verbal, et donc d’une plainte. Cela laisse une marge de manœuvre au fonctionnaire recevant une plainte : "il peut ne pas accorder de crédibilité au plaignant, le soupçonner de mentir, ou encore l’inciter à déposer une main courante (qui n’est pas comptabilisée dans les statistiques, contrairement aux plaintes, Ndlr), dans le cas des atteintes aux biens". De quoi faire baisser les statistiques, et respecter les quotas fixés. Sans oublier d’autres combines : "Quand on a une série d’affaires de même nature, avec les mêmes auteurs, on peut considérer les infractions comme un seul ensemble", précise le sociologue.

Compétition dans les services

Une autre conséquence de cette politique est la dégradation du climat de travail. Philippe Capon l’a constaté : "en focalisant le travail de la police sur des objectifs précis, la politique du chiffre a conduit au tout répressif, au détriment de la prévention. Cela a marginalisé la police vis-à-vis de la population". Les relations de travail dans les équipes de police ont également changé. "Dans la police nationale, il existe un système de Prime annuelle aux résultats exceptionnels (PRE), d’un montant de 500 à 1.000 euros. Certains patrons l’ont utilisée pour mettre les brigades d’un même commissariat en compétition, et offrir la prime à celle qui remplissait le mieux ses objectifs".

La fin de la politique du chiffre ?

L’arrivée de Manuel Valls au ministère de l’Intérieur marque-t-elle la fin de la politique du chiffre ? Pour Philippe Capon, "on n’en est pas encore sorti". "Actuellement, plus personne ne croit aux chiffres, le ministre aura du boulot pour rendre l’outil statistique crédible. Il doit mettre en place des outils fiables et simples, qui puissent être compris par tout le monde", analyse-t-il. Et "il va falloir beaucoup de temps pour que les instructions du ministre parviennent à tous les services, et soient prises en compte". Il faudra donc encore des efforts pour perdre définitivement les mauvaises habitudes.

Notes

[1Le rapport de l’IGA est téléchargeable, de même que ses annexes.

[2Laurent Mucchielli est l’auteur de Vous avez dit sécurité ? (Champ social, Le Monde, 2012).

Le blog de Laurent Mucchielli comporte d’autres articles sur ce sujet : http://www.laurent-mucchielli.org/i...


Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP