les agents publics entre loyalisme et transgression, par Michel Reydellet


article de la rubrique démocratie > désobéissance & désobéissance civile
date de publication : lundi 26 novembre 2012
version imprimable : imprimer


L’article ci-dessous est une contribution à un colloque dirigé par Jean-Jacques Sueur et consacré à “La Transgression” qui s’est déroulé à la Faculté de droit de Toulon les 24 et 25 novembre 2011. Les actes seront publiés chez Larcier-Bruylant (Bruxelles).

L’auteur, Michel Reydellet, avait choisi le thème de la transgression chez les agents publics. Il observe que leurs fonctions peuvent amener ces derniers à être inquiétés du fait du rôle de “lanceurs d’alerte” qu’ils sont amenés à jouer compte tenu de la présidentialisation accrue de nos institutions.

[Mis en ligne le 6 janvier 2012, mis à jour le 26 novembre 2012]



LA TRANSGRESSION CHEZ LES AGENTS PUBLICS
CONFRONTEE AU LOYALISME PRESIDENTIEL [1]

La transgression – désobéissance, refus des règles ou des habitudes en vigueur – est aux antipodes d’une administration napoléonienne fondée sur la soumission hiérarchique.

Il arrive cependant que les agents publics transgressent la soumission aux ordres des dirigeants politiques au nom d’une conception plus haute de leurs devoirs et des impératifs du service public, sous l’éventuel arbitrage du juge.

Traditionnellement les gouvernants choisissaient librement les agents publics et considéraient que ceux-ci leur devaient une obéissance complète qui impliquait de partager toutes leurs orientations : la moindre critique serait qualifiée de faute susceptible de sanction (ce loyalisme gouvernemental subsiste aujourd’hui pour les emplois supérieurs). Le « manquement à l’obligation de réserve » est alors toute attitude ou expression pouvant gêner la hiérarchie : c’est une notion floue et indéterminée.

Sous le régime deVichy l’exigence du serment de fidélité au Maréchal pour les magistrats et les hauts fonctionnaires va de pair avec l’exclusion de tous ceux qui sont la cible du régime (juifs, franc-maçons, naturalisés, communistes..).

La Libération marque un tournant décisif : ceux qui avaient collaboré activement sont exclus ; le Tribunal de Nuremberg dégage le devoir de désobéissance aux ordres criminels cependant que la Constitution de 1946 énonce dans son Préambule que « Nul ne peut être lésé dans son travail ou son emploi en raison de ses origines de ses opinions ou de ses croyances », ce que confirme, la même année, le nouveau statut des fonctionnaires : les agents publics sont donc désormais en principe des citoyens à part entière disposant de la liberté d’opinion.

La guerre froide va modifier rapidement la situation : en 1947 les communistes sont exclus du gouvernement et révoqués dans plusieurs services cependant que dans la police on réintègre ceux qui avaient fait l’objet de mesures d’épuration à la Libération. En 1951 le gouvernement hésite à publier un texte excluant officiellement les communistes de l’administration (l’égale admissibilité aux emplois publics fut posée dés 1789 dans l’art. 6 de la Déclaration des droits de l’homme) mais il refuse l’accès au concours de l’ENA à des candidats supposés communistes.

En 1954, dans l’arrêt Barel, le Conseil d’Etat estime qu’en l’absence de manquement à la réserve on ne saurait exclure quelqu’un uniquement à raison de ses opinions. Les grands principes sont ainsi sauvés in extremis et la notion de réserve sort clarifiée de ces controverses : désormais elle ne saurait se confondre avec le procès d’opinion cependant que, depuis 1944, il est des ordres que l’agent doit refuser d’exécuter.

On est donc en présence de deux types de transgression : l’une, exceptionnelle, est une obligation (I), cependant que l’autre, le manquement à la réserve, fait partie de la déontologie de l’agent au quotidien et recouvre des types de transgression très divers (II) ; plus inquiétante est la résurgence de l’exigence d’un loyalisme au Chef de l’Etat qui pose la question de la nature du régime (III).

I – La désobéissance obligatoire des agents publics

Si l’ordre est à la fois manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public (CE 10 nov. 1944 Langneur [2]), la transgression est un devoir : l’obéissance au supérieur fait place, brutalement, au devoir de désobéissance car l’agent engagerait sa propre responsabilité ( disciplinaire, civile, pénale ) s’il exécutait l’ordre.

Ainsi les « baïonnettes » sont devenues intelligentes : il aura fallu la comparution des dignitaires nazis à Nuremberg, qui tous entendaient se retrancher derrière les ordres reçus pour mettre en œuvre les génocides, pour que l’on finisse par admettre que la soumission hiérarchique pouvait parfois céder devant la légalité (voire l’humanité : le crime contre l’humanité entrait dans le droit positif par ce jugement du Tribunal international).

Désormais la transgression obligatoire est inscrite dans nos textes : article 28 du statut général ( loi 13 juillet 1983 ) et article 122-4 du code pénal. Cela signifie que lorsqu’il reçoit l’ordre de commettre un crime ou un délit, l’agent n’a pas à se comporter comme le rouage d’une machine ; il a le droit de s’interroger, d’avoir « des états d’âme » et, finalement, quand les conditions sont remplies, il a le devoir de transgresser, de refuser ce que lui demande sa hiérarchie, au nom d’un intérêt supérieur.

C’est ainsi que la transgression a pris place dans un monde administratif qui jusque-là l’excluait absolument. Le juge pénal est amené à sanctionner le fait d’exécuter des ordres illégaux dans des cas exemplaires (écoutes de l’Elysée, paillote incendiée en Corse). Pour autant la désobéissance ne fait toujours pas partie de la culture administrative : le 5 août 2010 le ministre de l’intérieur diffusait une circulaire relative à l’évacuation des camps de Roms qui, en faisant référence à une ethnie, est contraire à nos principes constitutionnels. Il ne s’est pourtant pas trouvé un seul policier en France pour refuser l’exécution de ce texte et personne ne sera blâmé d’avoir exécuté avec zèle ce qui est la mise en œuvre du discours du Chef de l’Etat N. Sarkozy à Grenoble [3].

Le devoir de désobéissance est un cas limite tout à fait exceptionnel en pratique car le plus souvent l’agent qui résiste est sanctionné pour son refus d’obéissance et le juge administratif confirmera la sanction en estimant que les conditions n’étaient pas remplies. On comprend que l’agent soit plutôt enclin à l’obéissance, même à un ordre illégal (simplement illégal) pour ne pas compromettre sa situation dans le service.

Dans les très rares cas où l’agent est fondé à refuser l’ordre, il met en évidence la faute de son chef, mais il n’est dans cette affaire que l’élément déclencheur dans un conflit qui le dépasse (entre l’ordre reçu et la légalité).

On peut signaler une deuxième hypothèse où l’agent est fondé à transgresser : il s’agit du droit de retrait. Lorsque sa santé ou sa sécurité peuvent être compromises, l’agent peut être amené à ne pas exécuter son service, c’est à dire à refuser d’exécuter les directives de sa hiérarchie (décret du 28 mai 1982).

Ces deux hypothèses de transgression restent tout à fait exceptionnelles ; il n’en va pas de même avec la réserve qui s’impose quotidiennement aux agents publics.

II – La possibilité de la transgression

Chaque jour, tout au long de sa carrière, et même en dehors de sa vie professionnelle, l’agent public est confronté à une obligation déontologique qui limite son expression et son comportement : la réserve marque la limite à ne pas franchir ( bref l’art de savoir jusqu’où ne pas aller trop loin... [4]).

Contrairement à une idée reçue – et très répandue dans les manuels ce n’est pas le Conseil d’Etat qui a créé cette obligation mais la Cour de cassation statuant comme Conseil supérieur de la magistrature. La loi du 20 avril 1810 interdisait aux magistrats de « s’écarter des devoirs de leur état, d’en compromettre l’honneur, la délicatesse et la dignité » car Napoléon craignait des débordements venant de magistrats royalistes. La Restauration ira dans le même sens : des circulaires du garde des sceaux de 1821 et 1824 visent la respectabilité des mœurs et la fidélité au gouvernement.

La Cour de cassation utilise le mot « réserve » en 1882 [5] : le magistrat doit éviter tout ce qui pourrait être un « manquement à la réserve » [6].

Le Conseil d’Etat reprend la formule dans son arrêt Terrisse du 31 janvier 1919 [7] (les manuels citent le plus souvent l’arrêt Bouzanquet du 11 janvier 1935 [8]).

Cette construction jurisprudentielle ne sera inscrite dans des textes statutaires que beaucoup plus tard ( le premier étant l’Ordonnance du 22 déc.1958 portant statut de la magistrature) sans jamais définir la dite réserve. Cette obligation semble d’ailleurs échapper à toute définition puisque le législateur y a renoncé dans le statut général de 1983 en renvoyant au juge administratif le soin d’apprécier au cas par cas l’éventuel manquement à la réserve [9].

Cette indéfinition législative, dans un domaine qui touche aux droits fondamentaux, montre à quel point la transgression est étrangère à la fonction publique ; pour autant on ne saurait prétendre, comme l’ancien ministre A. Le Pors, que le statut accorde aux agents la liberté d’opinion et ne leur impose pas d’obligation de réserve .

Cette notion fonctionnelle qui impose aux agents le conformisme attendu de ceux qui incarnent l’Etat, comporte de nombreux paramètres de variation selon le niveau de l’agent, la nature des fonctions, le média concerné, l’éventuel mandat syndical [10]. Comme tout phénomène de censure la réserve donne une définition en creux de ce qui est admis et de ce qui ne l’est pas à une époque donnée.

Les transgressions visées sont très différentes selon les époques et les contextes ; on peut en recenser quatre variétés :

1. Les comportements dans la vie privée :

C’est une variété de transgression, aussi ancienne que les affaires proprement politiques dont il sera question plus loin. En 1888 un magistrat qui recevait « fréquemment et longuement des femmes mal famées en son cabinet du Palais de justice » fut suspendu pendant un an par la Cour de cassation [11]. Les comportements dans la vie privée sont jugés transgressifs dès qu’ils entachent, par delà la personne de l’agent, la réputation, l’honneur, la considération de la collectivité publique [12].

Evidemment l’évolution des mœurs a joué, notamment depuis 1968, et ce qui pouvait paraître incompatible avec les devoirs de l’agent dans les années cinquante serait aujourd’hui considéré comme banal et anodin. Les barrières de l’interdit ont reculé et la vie privée est désormais mieux protégée.

Il n’y a pas si longtemps l’homosexualité, par exemple, était un motif de réforme lors de la conscription et d’exclusion dans l’armée ; ce serait aujourd’hui une discrimination pénalement sanctionnée.

Néanmoins l’exigence d’honorabilité n’a pas disparu : une intempérance avérée, l’addiction au jeu ou aux drogues, une vie privée particulièrement dissolue ou encore des relations dans les milieux de la délinquance, des trafics ou du proxénétisme [13] peuvent déclencher les mécanismes d’exclusion. Le modèle de l’administration respectable est atteint dans tous ces cas par le comportement de l’agent jugé transgressif.

En dépit des évolutions, la limite existe bien toujours et la transgression qui choque sera sanctionnée si elle est susceptible d’avoir des répercussions sur le service public.

2. Les excès verbaux (et/ou) de comportement :

Injures [14], allégations, diffamations [15], discours ou gestes excessifs [16], violents, sont au cœur de la notion de réserve. L’idée sous-jacente, au demeurant très libérale, c’est que l’agent public, comme tout citoyen, dispose de sa liberté d’opinion/expression et devrait pouvoir tout dire – ou presque – mais pas n’importe comment.

Des propos excessifs, surtout dans des médias populaires, seront considérés par les autorités publiques comme incompatibles avec les devoirs de l’agent et le bon fonctionnement du service. Les personnes qui ne partagent pas les opinions exprimées par l’agent pourraient craindre un traitement discriminatoire et on est là très proche du devoir de neutralité qui interdit notamment aux agents le port de tout signe distinctif, politique ou religieux.

Parfois le juge administratif estime que, bien que les propos ne soient pas excessifs, c’est le fait de les avoir ébruités hors du service qui suffit à caractériser la faute ( ce qui revient à « laver son linge sale en famille ») : on est alors très proche de la discrétion professionnelle [17] qui interdit à l’agent d’évoquer des faits dont il a connaissance dans son service [18].

Dans ce registre très classique de la transgression on peut noter l’apparition et le développement récent de la notion de harcèlement moral dont l’absence de définition légale a souvent été dénoncée en doctrine. Dans les cas où c’est l’ensemble du comportement d’un agent qui finit par indisposer ou même bloquer un service, les mesures de mise à l’écart qui peuvent être prises à l’encontre de celui ci sont parfois justifiées par le manquement au devoir de réserve. L’absence de définition précise de la dite réserve en fait une notion « attrape-tout » qui permet, dans des cas limites, de sanctionner un ensemble d’attitudes par un mécanisme d’exclusion [19].

3. Les critiques sur l’inadaptation du service public :

Ce sont les cas les plus intéressants pour la science administrative : ces déclarations émanent d’agents généralement très bien notés, très motivés, souvent de haut niveau, appréciés jusque là par leur hiérarchie et qui dénoncent des cas de « maladministration » [20].

Ils sont amenés à transgresser, au nom d’une conception élevée du service public, des directives jugées par eux incorrectes, voire entachées d’arbitraire politique ou de complaisances douteuses en remettant en cause une conception mécanique de l’obéissance hiérarchique.

On prendra trois exemples particulièrement topiques :

  • Une policière de la Police aux frontières dénonce dans un ouvrage [21] le racisme, l’homophobie et le trafic de statistiques qu’elle a observés dans son service ; elle a été mutée et suspendue de ses fonctions pour atteinte au devoir de réserve.
  • Un inspecteur des impôts fut dessaisi d’un dossier important puis déplacé ; il obtint du tribunal administratif l’annulation de cette sanction, mais il fut alors exclu deux ans pour avoir manqué à la réserve en diffusant les faits ; la Cour d’appel devait confirmer cette qualification tout en jugeant la sanction disproportionnée [22].
  • On a le même type de décision dans le cas de l’officier de gendarmerie J.-H. Matelly, chercheur associé au CNRS, très bien noté et néanmoins radié pour avoir critiqué la réorganisation police-gendarmerie : le Conseil d’Etat estime que la « critique de fond, bien que formulée en termes mesurés et sans caractère polémique » était constitutive d’une faute, mais il juge la sanction disproportionnée et ordonne la réintégration de cet officier dont il a relevé « l’excellente manière de servir » [23].

Le contrôle du caractère disproportionné de la sanction n’est pas une nouveauté mais, dans ce type d’affaires, la Haute assemblée semble y recourir pour éviter que la notion de réserve ne soit utilisée trop facilement pour des règlements de compte purement politiques sur la scène médiatique.

De tels agents recherchent en effet l’appui de l’opinion publique pour expliquer en quoi ce qu’on leur demande d’appliquer est contraire à l’intérêt général (à la justice lorsqu’il s’agit de magistrats) et à la conception qu’ils se font de leur déontologie.

Lorsque ces agents sont amenés à critiquer les choix des gouvernants, on rejoint les hypothèses évoquées infra et l’affaire prend un tour politique, ce qui n’était pas l’intention de l’agent qui n’avait pas une démarche de militant [24].

4. Les manifestations d’opposition à la politique du gouvernement :

C’est évidemment un grand classique et un bon indicateur du niveau réel de tolérance ou d’autoritarisme des gouvernants qui ont tendance à considérer que les agents doivent penser comme ceux qui les paient [25]. Les premières affaires ont concerné des magistrats légitimistes blâmés pour ne pas avoir accepté l’autorité de Louis-Philippe ; les magistrats royalistes, qui semblent avoir bien supporté le rétablissement de l’Empire, referont parler d’eux sous la III° République. Cette dernière est bonne fille qui n’inflige qu’un simple blâme au Président du Tribunal d’Orange qui détruisit les lanternes tricolores de son tribunal un soir de 14 juillet [26].

Plus tard les menées anarchistes seront poursuivies, dans la presse comme chez les agents publics.

Comme on l’a déja vu, le régime de Vichy est un temps fort de cette intolérance d’Etat et, à la Libération ceux qui avaient profité du régime connaîtront à leur tour les épurations, même si certains restent en place comme l’illustre le cas du Préfet Papon qui continuera une brillante carrière.

La guerre froide et l’exclusion des ministres communistes du gouvernement Ramadier désignent les nouveaux adversaires : désormais ce sont les militants du « parti de l’étranger » qui seront écartés des services publics.

Plus tard des sanctions et des textes d’exception viseront les mouvements de décolonisation, dans les territoires d’outre-mer et en Algérie.

Après 1968 des mesures d’exclusion viseront des enseignants non titulaires au comportement jugé non conformiste (G. Pompidou dira qu’il fallait se séparer de ceux qui confondraient leur chaire avec une tribune politique).

A la même époque le développement du syndicalisme dans la magistrature entraînera des sanctions à l’encontre de magistrats qui entendaient mener une réflexion critique sur leurs pratiques professionnelles.

Ces types de « transgression » politique qui touchent aussi d’autres corps devaient nettement se raréfier après l’alternance de 1981, d’autant qu’elle sera suivie d’autres alternances à chacune des consultations nationales pendant deux décennies : tous les deux ou tous les cinq ans le pouvoir change de mains et l’on mesure la vanité de poursuivre ceux qui, opposants d’aujourd’hui, seront la majorité de demain.

Dans la haute fonction publique, et notamment au Conseil d’Etat, on assiste alors à des chassés-croisés répétés : les battus retournent dans leur corps d’origine où ils remplacent ceux qui, liés aux vainqueurs, vont peupler les postes de responsabilité et les cabinets ministériels…jusqu’à la prochaine échéance.

Mais les choses changent en l’absence d’alternance depuis 2002 ; le quinquennat et la priorité donnée à l’élection présidentielle aggravent la « présidentialisation du régime ».

III – L’exigence du loyalisme présidentiel et la nature du régime

Les régimes autoritaires (restaurations, empires, Vichy) reposaient sur le recrutement par favoritisme et l’exigence du loyalisme ; à l’inverse, la tradition républicaine repose, en principe, sur le recrutement par concours, le système de carrière et postule une certaine neutralité de l’administration : pas de système des dépouilles et séparation entre le parti majoritaire et l’Etat.

La V°République en ce début de XXI° siècle semble marquer un retour en arrière qui génère la résurgence des transgressions.

Dans les années soixante-dix, les affaires de réserve ont été le révélateur d’une administration secrète, centralisée, autoritaire, qui ne pouvait communiquer, dans un contexte d’absence d’alternance politique. Ces affaires ont eu tendance à se raréfier pendant les deux décennies suivantes marquées par les alternances, comme on l’a vu.

Les transgressions sanctionnées réapparaissent actuellement et se développent dans une situation désormais marquée par une grave crise économique qui voit les inégalités exploser et les moyens des services publics (de « l’Etat-providence ») se réduire comme peau de chagrin.

Elles s’inscrivent dans le contexte d’un présidentialisme exacerbé jusqu’en 2012 [27] où le Chef de l’Etat entend revendiquer la paternité de toutes les décisions, ce qui, en cas de résistance des agents, se traduit par des mesures rapides et marquées par l’intolérance.

Ceux qui critiquent la situation des services publics ou le fonctionnement de la justice ou la sécurité mettent ainsi en cause, même sans l’avoir voulu, celui qui se veut le seul décideur et le seul responsable des « réformes » en cours.

On assiste depuis quelques années à une remise en cause des principes sur lesquels reposait la fonction publique : le statut, synonyme de sécurité de l’emploi est critiqué par le chef de l’Etat ; on ne cesse d’élargir le champ des recrutements discrétionnaires par le recours aux contractuels, les recrutements au tour extérieur font l’objet de choix purement politiques, sans considération de professionnalisme [28], comme les emplois à la discrétion. Le discours officiel met en parallèle la nécessité de supprimer les postes de fonctionnaires tout en glorifiant le secteur privé, le management, la rentabilité (dans l’affaire d’Outreau, désastre judiciaire sans précédent, on se souvient que le jeune juge d’instruction était très bien noté, tant il était performant pour traiter les dossiers…).

Les valeurs républicaines, c’est aussi le refus de mettre en cause certains grands corps de l’Etat. Depuis quelques années c’est pourtant un domaine de prédilection du discours présidentiel qui ne cesse de stigmatiser les responsables de l’ordre public, comme s’il fallait désigner à l’opinion publique des responsables de l’échec de sa propre politique sécuritaire [29] . Cette exploitation politicienne des faits divers peut être qualifiée de populisme pénal. Elle consiste à jeter en pâture à l’opinion publique des agents ou des corps réputés laxistes ou incapables. Sont donc particulièrement visés les magistrats, préfets et commissaires, et tout spécialement ceux qui font preuve d’indépendance et de professionnalisme ; on note d’ailleurs une tendance à remplacer des préfets de carrière, issus de l’ENA, par des policiers réputés très performants au plan sécuritaire (ce que permet le décret du 16 fév.2009 [30]).

Dans la magistrature la volonté de supprimer le juge d’instruction, le discrédit jeté sur les juges indépendants, la mise à l’écart de magistrats dans des dossiers sensibles va de pair avec la vassalisation des membres du parquet.

Les nominations aux plus hauts postes, même dans le secteur des médias ou de la culture, démontrent que la proximité du président [31] l’emporte sur toute autre considération et, notamment, d’expérience ou de qualification.

Au-delà des personnes visées, le malaise finit par toucher des corps entiers.

Un signe de ce malaise est l’utilisation des services secrets pour identifier l’origine des révélations dans la presse : on se souvient qu’en 1973 la pose de micros au Canard enchaîné visait à découvrir les hauts fonctionnaires qui révélaient des malversations ; dans l’affaire Woerth-Bettencourt, le responsable de ces services secrets M. Squarcini, est mis en examen pour avoir espionné un journaliste du Monde, en dépit de la loi sur le secret des sources, alors même que ce haut fonctionnaire n’a fait qu’obéir aux directives de l’Elysée. Il en va de même pour le Procureur Courroye qui, cité dans certains enregistrements, ne s’est pas déporté et s’est opposé à l’ouverture d’une instruction par un juge indépendant.

Peut-on espérer que, cette fois-ci, l’affaire ne se terminera pas par un non-lieu
comme dans l’affaire du Canard enchaîné au bout de sept ans ? [32]

La transgression dans la fonction publique fait resurgir chez les dirigeants des réactions traditionnelles mais que l’on croyait disparues à jamais, comme sous les régimes autoritaires qui naguère imposaient, sous couvert de réserve, un loyalisme, une fidélité à la personne du chef de l’Etat attestée par le serment.

Avec le présidentialisme absolu [33] , l’essentiel semble être la fidélité au Président : tous les emplois qui comptent ne sont octroyés et maintenus que par lui et selon son bon plaisir (et celui de ses proches collaborateurs, jusqu’à ce qu’eux-mêmes soient remerciés comme des laquais). On semble revenu à la conception patrimoniale des emplois que la Révolution avait entendu supprimer en proclamant l’égale admissibilité aux emplois publics [34]. En tout cas les emplois supérieurs ne peuvent plus être qualifiés d’emplois à la discrétion du gouvernement du fait de l’effacement du « premier »ministre et de la vassalisation des ministres : le réalisme impose de parler d’emplois à la discrétion du Président.

Est-il possible de concilier le système de carrière et nos principes libéraux et républicains avec la soumission et l’esprit de Cour qu’implique le loyalisme présidentiel ?

Nous assistons à l’extension considérable d’un système des dépouilles à la française. Mesure-t-on la gravité des conséquences d’une telle politisation en l’absence des garanties d’équilibre d’un véritable régime présidentiel, comme aux Etats-Unis ?

Quel autre régime occidental présente à la fois une telle concentration des pouvoirs et une telle faiblesse des contre-pouvoirs, un tel arbitraire dans les nominations générant de tels conflits d’intérêts, une telle « confusion entre le pouvoir, les médias et la commande publique » [35] ?

Va-t-on en venir, après les agents publics, à exiger des simples citoyens un comportement respectueux, voire « réservé » ? Des signes vont dans ce sens :

  • Eric Raoult, député UMP, ancien ministre et proche du Président voulait assigner un devoir de réserve à Marie N’Diaye et à tous les titulaires du prix Goncourt ; le même déposa une proposition de loi tendant à interdire la critique des religions, rétablissant le délit de blasphème au moment où son mentor N.Sarkozy affirmait la supériorité du prêtre sur l’instituteur pour transmettre les valeurs.
  • La multiplication des poursuites par le chef de l’Etat ou le parquet sur le fondement de l’outrage ou de l’offense : la reprise de la formule présidentielle « casse toi pauvre con » valut à un enseignant manifestant au Caire d’être immédiatement muté en métropole pour manquement à la réserve et à un particulier se trouvant aux abords du convoi présidentiel d’être condamné à 30€ d’amende, avec sursis (sanction confirmée par la Cour de Cassation [36]).

Si tout dépend d’un homme pendant cinq ans, de ses nominations, de ses ordres, de ses révocations et de ses humeurs, il n’est même plus nécessaire d’exiger, comme naguère, le serment de fidélité à la personne du chef de l’Etat. Quant au crime de lèse-majesté, on peut compter sur l’empressement de procureurs dévoués pour requérir les poursuites qui s’imposent au nom de l’outrage [37] ou de l’offense faite à celui qui, constitutionnellement, ne relève plus des tribunaux pendant son règne, mais peut y recourir, selon son bon plaisir [38].

En 1974 Maurice Duverger, dans un ouvrage célèbre, qualifiait notre régime de monarchie républicaine [39].

Si le plus haut niveau de l’Etat génère une transgression constante de nos principes républicains, nous sommes décidément bien en monarchie, simplement une monarchie élective.

Michel Reydellet, Maître de conférences
Université du Sud-Toulon Var


Notes

[1A l’ouverture de ce Colloque sur la transgression, on a cité Ch. de Gaulle et effectivement ce général rebelle appelait à la désobéissance au gouvernement « légal » et sera condamné à mort par Pétain. C’est une transgression qui devait réussir et qui deviendrait la norme : sa révolte était juste et faisait appel à des principes supérieurs. On doit cependant relever les ambiguïtés du personnage pour illustrer notre approche de la transgression chez les agents publics :
- par sa transgression de 1962 (élection directe du Président), il est à l’origine du présidentialisme à la française synonyme de pouvoir personnel,
- dans sa fameuse conférence de presse de 1964, il déclarait qu’il n’est aucune autorité « ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire qui ne soit conférée et maintenue (que )par lui… ».
Ce système du chef souverain qui choisit tous les autres est à l’origine de l’exigence du loyalisme présidentiel qui ne cesse de s’accroître en France en 2011 et qui nous apparaît comme une transgression de nos principes républicains.

[2C. E. 10 nov. 1944 Sieur Langneur Rec.288 D.1945 p.87 Concl.Chenot.

[3C’est en somme une règle non écrite selon laquelle il n’y aura pas de sanction disciplinaire pour l’exécution d’un ordre illégal (en Corse les gendarmes incendiaires de la paillote ne furent sanctionnés que pénalement) ; par contre le fait de critiquer la politique du gouvernement ou la hiérarchie sera fréquemment sanctionné comme « manquement à l’obligation de réserve » (voir infra).

[4Sur tous ces points cf. notre Thèse « L’obligation de réserve des agents publics » Aix en Provence 1977.

[5C Cass. Ch.réunies 25 janv.1882 B.de la Paillone DP 1883/1/93

[6Répertoire analytique Dalloz 1891 § « discipline judiciaire ».

[7C.E. 31 janv.1919 Rec.108.

[8C.E. 11 janv.1935 Rec.44.

[9Le Monde 1er° fév. 2008.

[10CE 18 mai 1956 Boddaert Rec.213, CE 25 mai 1966 Rouve Rec.361.

[11C.Cass. CSM 18 mai 1888 Canel S. 1889/1/243 ; exclusion du magistrat qui adressa « les propositions les plus honteuses » à un jeune homme C.Cass.Ch.réunies 15 juin 1882 Appay DP 1883/1/420.

[12CE 22juin 1949 Féry Rec.298.

[13CE 9 déc.1970 Beauville Rec.1087.

[14CE 9 juil.1965 Pouzenc Rec.421.

[15CE 27 mars 1995 Ophlm St Quentin Req. 148999.

[16CE 10 mars 1971 Jannés Rec.202 CE 2 juin 1989 Collier Req. 70084.

[17CE 4 déc.1968 Lamare Rec.623 : inspecteur du travail révélant qu’il avait donné un avis défavorable à un licenciement collectif lors d’une réunion dans le cadre de son service avec des syndicats.

[18CE Delle Obrego 1° déc.1972 Rec.771 ; CAA Mar.21 juin 2011 Req. 09MAR00543.

[19CAA Douai 14 avril 2011 Req.10BX00381.

[20CE 8 janv.1965 Le Nulzec Rec.13 ; CE 28 juil.1993 Marchand Rec.248 : critiques de la politique gouvernementale par des collaborateurs de Préfets ; CE 12avril 1995 Schmitt : critique du maire par le secrétaire de mairie, par le directeur du théâtre : CE 28 avril 1989 Duffaut Req. 87045.

[21Sihem Souadi - Omerta dans la Police- éd. Le cherche midi 2010.

[22CAA Bdx 15 nov.2010 Req. 09BX02805.

[23C.E. 12 janv.2011 Matelly Req.338461.

[24Signalons d’ailleurs que les agents qui mènent une carrière politique, entrecoupée de mandats électifs ne sont généralement pas inquiétés et disposent d’un régime beaucoup plus favorable que dans le secteur privé : autorisations d’absence et mise en disponibilité.

[25CE 8 janv.1964 Beville Rec.15 cet arrêt mentionne le « fonctionnaire appointé par le gouvernement » !

[26C.Cass. 25 janv.1882 précité.

[27Rappelons que ce Colloque eut lieu en novembre 2011 et que le phénomène dénoncé ici a aussi joué un rôle dans la non réélection de N.Sarkozy.

[28On peut citer pour illustrer ce propos, parmi de nombreux exemples, la nomination d’A. Klarsfeld, ami du Président qui l’avait déjà nommé Conseiller d’Etat, à la tête de l’Office de l’immigration après que le Conseiller de l’Elysée D. Paillé fut révoqué pour avoir soutenu JL Borloo. La mise à la retraite dés 65 ans fut appliquée pour évincer P. Devedjian de la présidence de l’EPAD et JL Alliagon de la présidence du château de Versailles pour permettre l’accès à ces fonctions respectivement : au fils du Président (qui dut y renoncer) à une journaliste sans expérience particulière en matière culturelle mais passée par le cabinet de l’Elysée ; à l’inverse une loi fut spécialement votée pour permettre le maintien en fonction, au delà de 65 ans, de Cl. Guéant et du Préfet Ch. Lambert.

[29Le Préfet Charbonniaud fut révoqué et le Cdt Bourgade fut muté après une manifestation lors d’un déplacement présidentiel dans la Manche ; le responsable de la police en Corse D. Rossi fut muté après la manifestation chez Ch. Clavier, ami du Président ; le directeur de la préfecture de police Y. Blanc fut radié après un entretien au Monde sur les régularisations d’étrangers ; le Cdt Pichon fut relevé de ses fonctions pour avoir dévoilé la fiche de police de J. Halliday pour dénoncer les aberrations du STIC ; les préfets de police de Marseille se succèdent au rythme des mauvais résultats de la lutte contre la délinquance…

[30Décret adopté après les difficultés rencontrées par B. Hortefeux pour être intégré dans le corps préfectoral.

[31Ou de son épouse qui fit nommer des proches, notamment dans le domaine culturel ( du ministre de la culture au directeur du Théatre de Toulon ).

[32C.Cass.Ch. crim. 7 fév.1980 Bul.N 52.

[33D.Rousseau Le Consulat Sarkozy, O.Jacob 2012.

[34Article 6 de la DDHC ; sur ce point notre article : Michel Reydellet : sommes-nous encore en République ?.

[35E. Joly Le Monde 19 oct.2011

[36Ces poursuites sont à mettre en perspective avec les restrictions apportées à la liberté de manifestation, aux projets liant l’accès à la nationalité au serment aux armes et à la déchéance de la nationalité.

[37CE 10 janv.1969 Melero Rec.69 le fait pour un fonctionnaire d’avoir publié un dessin offensant représentant le général de Gaulle en oiseau de proie fut considéré comme un manquement au devoir de réserve.

[38L’irresponsabilité du Chef de l’Etat pendant l’exercice de son mandat a même été étendue par le parquet de Paris aux collaborateurs de l’Elysée dans l’affaire des sondages d’opinion effectués au profit de la société de M. Buisson, conseiller du Président, pour un montant de 1,5 millions d’euros, sans aucune mise en concurrence.

[39M.Duverger, La monarchie républicaine-ou comment les démocraties se donnent des rois. R.Laffont, 1974.


Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP