le sarkozysme à la frontière de la démocratie, par Serge Portelli


article de la rubrique démocratie
date de publication : dimanche 11 avril 2010
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La première partie du chapitre 3, intitulé « L’État-limite », du livre Le sarkozysme sans Sarkozy de Serge Portelli [1], vice-président au tribunal de Paris, président de la 12e Chambre correctionnelle.


La frontière instable de la démocratie

L’état limite, en psychiatrie, est une situation intermédiaire, à la frontière entre névrose et psychose. Si l’on consulte la définition de cette pathologie, voici ce qu’en disent les meilleurs spécialistes : le trouble se traduit par différents symptômes, variables selon les cas, notamment par une forte instabilité affective, une inconstance, une grande impulsivité, des colères intenses, une perturbation de l’identité, une simplification du monde (les bons, les mauvais)...

L’État-limite, c’est cette situation intermédiaire où nous ne sommes ni dans la démocratie ordinaire, ni dans la dictature, mais où l’on trouve tous les ferments d’un basculement possible. Une zone frontière chaotique, avec des allers-retours, des moments clastiques, d’autres relativement calmes. Tout comme dans le trouble ordinaire de la personnalité où l’intelligence demeure et les structures essentielles ne sont pas atteintes, l’État-limite conserve l’architecture de la démocratie. Nous voyons fonctionner un Parlement, des élections ont lieu, les médias existent, la justice juge, les oppositions s’expriment. Mais le régime se caractérise par une excitation, une agitation extrême qui contredit violemment le cadre visible des institutions. L’appareil d’État fonctionne de façon inhabituelle. Sur la base d’une idéologie inquiétante et démagogique, se développent une volonté d’absolu dans les résolutions, un extrémisme dans les positions, une impulsivité dans la parole, une agressivité dans l’action, qui se traduisent par une exacerbation permanente de la violence d’État. Les frontières sont tutoyées, dépassées même parfois, préservées souvent grâce à une mobilisation de plus en plus massive des forces démocratiques. L’État-limite, c’est – version optimiste – un équilibre très instable et précaire ou – version pessimiste – un déséquilibre permanent et dangereux.

Équilibre des pouvoirs

Si, dans le domaine des idées, nous sommes à l’opposé de l’humanisme, dans le champ du politique, nous sommes aux antipodes de la philosophie des droits de l’homme et des Lumières. Face à l’absolutisme, la Révolution a posé le principe d’une retenue permanente : la violence d’État doit être limitée au strict nécessaire. Cet esprit de tolérance, cette modération découlent d’une stricte séparation des pouvoirs qui empêche tout arbitraire. Au lieu d’être concentrée dans les mêmes mains, la puissance publique est répartie entre différents acteurs sous le regard et le contrôle des citoyens. Les pouvoirs d’aujourd’hui ne sont certes pas ceux de la fin du xviiie siècle, l’espace dans lequel ils s’affrontent a profondément changé, mais le principe reste le même. L’équilibre des pouvoirs, le rejet de leur concentration n’est jamais que l’expression d’une antique sagesse. Dans le régime sarkozyste, la personnalisation extrême de la présidence, sa starisation permanente, la mise en scène quotidienne du dirigeant suprême entraînent une déliquescence progressive d’autres institutions. Dans cette volonté d’apporter réponse à tout et dans les plus brefs délai se niche une défiance absolue à l’égard de tous les autres acteurs d’une société démocratique. Le jeu ordinaire des institutions est vécu comme un mécanisme d’un autre âge. Le Parlement, la justice apparaissent d’un archaïsme insoutenable face à un exécutif hyperactif et à la pointe de la modernité : tout ce qui permet de les contourner ou de les réduire est donc bienvenu. Le sarkozysme est glouton. Il phagocyte tout ce qui n’ose lui résister.

Auto-limitation de l’État

Si pour tout humain, l’autre est une limite structurante, pour tout État, la loi est une borne vivifiante. Elle trace une ligne, un cercle qui le contient et le définit et qu’il ne peut franchir sans nier le citoyen. La loi le crée avec des mots d’autant plus précis que les libertés sont davantage susceptibles d’être menacées. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne dit rien d’autre. L’article 9, qui fonde la présomption d’innocence, prévoit que « tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Même quand un crime est commis, le bras armé de l’État doit être maîtrisé et contrôlé. L’homme importe plus que l’État. Il est la mesure de toute chose. Il est cet infini sur lequel doit nécessairement buter l’appareil fini de l’État.

Entre ruptures et levée des tabous, la tentation permanente de la transgression

C’est ce que le sarkozysme, fondé sur d’autres valeurs, oublie constamment. Les prémisses de son action ne sont jamais l’homme et ses droits mais toujours ses propres fondements idéologiques, la peur, le principe de précaution, la préservation des déviants de toute sorte, l’intérêt supposé des victimes, la croyance en un destin, l’exaltation de la richesse... Dès lors, les limites de l’humanisme et des droits de l’homme n’ont plus de valeur en soi. Elles deviennent des obstacles qu’il convient de contourner ou de repousser toujours plus loin. La « rupture » n’est pas qu’un thème commode de campagne. Elle signifie que cet endiguement nécessaire à l’action de l’État est un non-sens. Il faut le rompre dès que nécessaire.

Lever les tabous, tel est un des slogans de ce régime, assoiffé d’apparente modernité. L’expression revient constamment dans sa vulgate. Immigration, emploi, laïcité, défense... Les règles du fonctionnement ordinaire de l’État sont présentées comme autant de signes d’immobilisme. Le sarkozysme se fonde sur une idéologie transgressive, destructrice des lignes habituelles de la démocratie. La règle essentielle de la non-rétroactivité des lois, par exemple, est présentée comme un archaïsme inexplicable. Elle est pourtant un des plus vieux fondements de la démocratie. On ne peut punir pour un crime ou un délit que si la loi le prévoyait au moment où l’acte a été commis. Toutes les déclarations de droits de l’homme le proclament haut et fort dès les premiers articles de toutes les chartes nationales ou internationales. Et les violations de ce principe, on le sait, ont toujours marqué les heures les plus noires de l’humanité. Nicolas Sarkozy et les siens ne cessent de vouloir nier ce qu’ils présentent comme un « tabou », au nom de l’intérêt des victimes, d’une réponse immédiate à la délinquance, d’une sécurité absolue...

Le sarkozysme est d’un côté la sacralisation de l’ordre dans sa conception la plus traditionnelle, la plus conservatrice, la plus ultra-libérale qui soit, et de l’autre côté, il est une transgression permanente de l’ordre établi – souvent par lui- même – qu’il revendique sous la dénomination générique de « rupture ». C’est ce rapport apparemment contradictoire à la loi que Nicolas Sarkozy tentait d’expliciter dans son entretien avec Michel Onfray en mars 2007 (Philosophie Magazine) : « Je pense qu’on se construit en transgressant. Moi-même j’ai créé mon personnage en transgressant certaines règles. Je crois
en la transgression. Pour transgresser, il faut qu’il y ait des règles. Il faut qu’il y ait de l’autorité, des lois. L’intérêt de la règle, de la limite, de la norme, c’est justement qu’elles permettent la transgression. Sans règles, pas de transgression. Donc pas de liberté. Car la liberté, c’est de transgresser. » Tout est là : la transgression est première. Au-delà du personnage et de son histoire personnelle, elle traduit la volonté d’instaurer un ordre nouveau, au service d’une liberté, dira-t-on. Non celle des citoyens mais celle des détenteurs du pouvoir.

Serge Portelli


Notes

[1Portelli Serge, Le sarkozysme sans Sarkozy, éd. Grasset, novembre 2009, 270 pages, 18 €.
Voir la présentation de ce livre sur LDH-Toulon.


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