la seconde mort de Hrant Dink


article de la rubrique international > Turquie
date de publication : jeudi 19 janvier 2012
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Il y a 5 ans, le 19 janvier 2007, Hrant Dink, journaliste et rédacteur en chef du journal Agos, était assassiné à Istanbul, devant la porte de son journal. Le 17 janvier dernier, la justice turque a condamné un lampiste tout en épargnant les véritables responsables de la mort d’un homme de paix qui œuvrait pour la réconciliation entre Arméniens et Turcs et pour que la Turquie accepte enfin son passé.

Thomas Hammarberg, Commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe met en cause le fonctionnement de la justice turque. Plus généralement, la situation sur le plan des libertés ne s’améliore pas en Turquie où, sous le couvert de la législation anti-terroriste, des vagues d’arrestations continuent à frapper les milieux universitaires, journalistiques et associatifs.

Le 20 décembre 2011 des opérations de police ont visé la presse dans les principales villes du pays : notamment l’agence de presse DIHA, le quotidien Özgür Gündem, la revue Demokratik Modernite, l’agence Etik, l’imprimerie Gün... au total 38 personnes ont été arrêtées à leur bureau ou à leur domicile.
Le 13 janvier 2012, nouvelle opération de police dirigée cette fois contre le BDP (Parti pour la paix et la démocratie), très implanté dans le sud-est et l’importante confédération syndicale de fonctionnaires KESK.

Le pouvoir semble avoir décidé de neutraliser l’opposition pro-kurde. Mais pour les défenseurs des Droits de l’homme, il ne s’agit plus seulement de « la question kurde » : c’est la démocratie et l’État de droit qui sont menacés.


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“Cette affaire ne finira pas de cette façon”, lors d’une manifestation près d’un palais de justice à Istanbul le 17 janvier 2012. (REUTERS / Murad Sezer)

Communiqué de presse
du Commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe [1]

Le système judiciaire turc devrait mieux protéger les droits de l’homme

Strasbourg, 10/1/2012 – « Les insuffisances structurelles et persistantes de l’administration de la justice en Turquie nuisent à la jouissance des droits de l’homme », a déclaré le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Thomas Hammarberg, en publiant aujourd’hui un rapport consacré aux effets de l’administration de la justice sur la protection des droits de l’homme en Turquie.

Bien que la Turquie ait entrepris de sérieuses réformes et réussi à lever certains obstacles majeurs ces dernières années, sa législation et sa pratique ne sont toujours pas en accord avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. L’un des principaux facteurs entravant les progrès tient à la mentalité et aux pratiques des juges et des procureurs de tous niveaux, qui ont l’habitude de faire passer la protection de l’Etat avant la protection des droits de l’homme.

La longueur des procédures et le recours à la détention provisoire continuent de susciter de graves préoccupations. « Les autorités turques devraient redoubler d’efforts en vue d’accélérer les procédures et de développer le recours aux mesures non privatives de liberté. Elles devraient aussi réduire la durée de la détention provisoire, qui est actuellement excessive et peut atteindre 10 ans. » En outre, le Commissaire encourage les autorités à se pencher sur le rôle des procureurs et sur le fonctionnement de la police judiciaire, ainsi que sur la qualité des actes d’accusation.

Le Commissaire salue les progrès importants réalisés en matière de lutte contre l’impunité des violations graves des droits de l’homme, notamment liées à la torture et aux mauvais traitements, mais estime qu’il reste des problèmes à résoudre, dont certains se sont manifestés lors de l’enquête sur le meurtre du journaliste et écrivain Hrant Dink. Parmi les principaux motifs de préoccupation figurent la nécessité d’obtenir au préalable une autorisation administrative pour pouvoir enquêter sur des affaires n’ayant pas trait à la torture, la brièveté des délais de prescription et le manque de statistiques sur la lutte contre l’impunité. En outre, le Commissaire s’inquiète des peines étonnamment légères prononcées dans certaines affaires, notamment dans celles qui concernent des violences à l’encontre de personnes LGBT.

Le Commissaire Hammarberg demande instamment aux autorités d’améliorer le statut des victimes dans les enquêtes et procédures pénales. Il préconise de créer un mécanisme effectif de traitement des plaintes dirigées contre la police et de rendre obligatoire l’enregistrement de tous les interrogatoires.

Par ailleurs, il se déclare préoccupé par la manière dont la législation turque définit certaines infractions liées au terrorisme et à l’appartenance à une organisation criminelle, définitions qui laissent une grande latitude d’interprétation aux juridictions. « Le terrorisme nous met face à des défis et à des difficultés considérables, mais il doit être combattu dans le plein respect des droits de l’homme. Juges et procureurs ont besoin d’être davantage sensibilisés à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, en particulier à la distinction entre les actes terroristes et les actes relevant de l’exercice des droits à la liberté de pensée, d’expression, d’association et de réunion. »

Le Commissaire souligne l’importance de garantir un procès équitable en veillant au respect du principe du contradictoire et de l’égalité des armes à tous les stades de la procédure pénale. Il relève plusieurs insuffisances à cet égard, notamment les règles concernant l’accès des suspects aux éléments à charge, ainsi que des problèmes pratiques limitant les possibilités, pour la défense, de contre-interroger et de faire comparaître des témoins et des experts. Il exprime également son inquiétude au sujet du recours à des témoins anonymes et suggère de soumettre à un contrôle judiciaire plus strict les autorisations de recours à des « mesures de protection » comme les écoutes téléphoniques.

Le Commissaire encourage les autorités à réexaminer la nécessité de cours d’assises dotées de compétences spéciales, en raison des restrictions considérables apportées aux droits de la défense devant ces juridictions, par dérogation aux garanties procédurales normales.

Enfin, il appelle à prendre des mesures supplémentaires pour renforcer l’indépendance des juges par rapport au pouvoir exécutif et pour développer la démocratie à l’intérieur du système judiciaire.

Thomas Hammarberg
Commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe


Meurtre de Hrant Dink : la justice ne reconnaît pas le complot

par Guillaume Perrier, Le Monde du 19 janvier 2012


"Ce procès ne se terminera pas comme ça", scandaient les amis de Hrant Dink, à l’extérieur du tribunal, mardi 17 janvier, dans l’attente du verdict. Dans la salle, les avocats de la famille du fondateur et directeur de la revue turque arménienne Agos, tué à bout portant le 19 janvier 2007, ont plaidé une dernière fois leur demande de voir juger les responsables des services de sécurité cités dans le dossier. Sans grand espoir.

Après cinq années d’une enquête ponctuée de nombreuses irrégularités, le juge de la 14e cour d’assises d’Istanbul a condamné à la prison à perpétuité Yasin Hayal, finalement désigné comme le seul complice du jeune nationaliste Ogun Samast, 17 ans à l’époque des faits, condamné en juillet 2011 à près de vingt-trois ans de prison. Ses 17 coaccusés ont été acquittés à l’issue d’une audience qualifiée de "comédie judiciaire", par l’avocate Fethiye Cetin à la sortie du tribunal. "La tradition des assassinats politiques se poursuit en Turquie. Pour nous, l’affaire n’est pas close, nous allons continuer", a-t-elle déclaré.

La justice a donc estimé que MM. Hayal et Samast, originaires de la ville de Trabzon (nord-est), avaient planifié, seuls, le meurtre de Hrant Dink à l’autre bout du pays. Elle n’a pas retenu la charge de "crime en bande organisée", comme le réclamaient, depuis le début du procès, partie civile et défenseurs des droits de l’homme, qui dénonçaient, au vu du dossier, une évidente implication de membres hauts placés dans l’appareil d’Etat.

Erhan Tuncel, un informateur de la police et de la gendarmerie, qui était soupçonné d’avoir pris part au projet d’assassinat, a, lui, été relaxé. Déjà condamné à dix ans de prison dans une autre affaire (le plasticage d’un McDonald’s en 2004), il sera même libéré dès le 24 janvier, après avoir effectué seulement la moitié de sa peine. Accusé d’avoir recruté et protégé Erhan Tuncel, le chef des services de renseignements de la police, Ramazan Akyürek, lui, n’a jamais pu être interrogé.

Disparition de bandes vidéo

Au cours de ces cinq années, d’importantes pièces à conviction, comme les bandes vidéo d’une banque voisine du trottoir où le meurtrier a pressé la gâchette, ont disparu. Les relevés téléphoniques de l’autorité des télécommunications n’ont été délivrés qu’en décembre dernier mais n’ont rien révélé. Les proches de Hrant Dink avaient pu, en menant leur propre enquête, retrouver trace d’échanges téléphoniques entre des suspects et cinq autres personnes, à proximité des lieux du crime. Mais aucune suite n’a été donnée. "L’espoir que justice soit enfin rendue à Hrant Dink est mince, a déclaré l’organisation Reporters sans frontières : tout reposera désormais sur la volonté et la capacité du parquet à réunir suffisamment d’éléments pour ouvrir un nouveau procès."

L’assassinat de Hrant Dink avait provoqué en 2007 un sursaut dans la société turque. A Istanbul, plus de 100 000 personnes avaient défilé, le jour des obsèques, aux cris de "Nous sommes tous Hrant Dink, nous sommes tous arméniens." Cinq ans plus tard, ils réclament toujours justice. Dans son édition du 18 janvier, le quotidien de gauche BirGün titrait en "une" : "Ils ont tué Hrant une deuxième fois."

P.-S.

La mobilisation contre la répression en Turquie s’organise. Un Groupe International de travail, Liberté de recherche et d’enseignement en Turquie, s’est créé en France afin de présenter des informations à jour. Le site Turqquie européenne présente des analyses en français d’intellectuels turcs (Oral Çalıslar, Baskın Oran...). Des sites sont consacrés au cas de l’historienne Büsra Ersanlı, à celui de la sociologue Pınar Selek, tandis qu’un mouvement a été lancé pour la sauvegarde des éditions Belge, première maison d’édition turque qui ait brisé le tabou du génocide des Arméniens, dont le directeur, Ragıp Zarakolu est toujours détenu.


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