la pièce de théâtre « 47 » censurée ?


article  communiqué de la LDH  de la rubrique libertés > censure
date de publication : vendredi 19 décembre 2008
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Le 29 mars 1947 est le début de l’insurrection de Madagascar que les autorités françaises écrasèrent de façon sanglante – il y eut plusieurs dizaines de milliers de morts. Malgré la reconnaissance par le Président de la République française Jacques Chirac, lors de sa visite officielle à Madagascar le 21 juillet 2005, du « caractère inacceptable des répressions engendrées par le système colonial », les événements de 1947 restent méconnus, tant à Madagascar qu’en France. Afin de mettre en lumière cette tragédie, un auteur malgache, Jean-Luc Raharimanana, et un metteur en scène français, Thierry Bedard, ont créé un spectacle intitulé « 47 », qui reconstitue le déroulement des événements, et met en questions les relations complexes entre colonisateurs et colonisés.

Une tournée devait le conduire, en 2009, dans les centres culturels de l’océan Indien et de l’Afrique australe. Il n’en sera rien : la pièce vient d’être retirée des propositions de programmation des centres culturels français de la zone de l’Océan indien.

[Première mise en ligne le 16 déc. 2008, mise à jour le 19 déc. 2008]

Communiqué de l’Observatoire de la liberté de création
 [1]

Paris, le 19 décembre 2008

La pièce de théâtre « 47 » censurée ?

La pièce de théâtre « 47 », créée le 19 septembre 2008 au Centre culturel français Albert Camus de Tananarive, à Madagascar, et présentée, peu après, au Festival des Francophonies de Limoges, puis en tournée en France, vient d’être retirée des propositions de programmation des centres culturels français de la zone de l’Océan indien. Ainsi en a décidé la Direction générale de la coopération internationale et du développement, du ministère français des Affaires étrangères et européennes.

Ce spectacle, oeuvre du metteur en scène Thierry Bedard et de l’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana, évoque la mémoire douloureuse de l’insurrection malgache contre la colonisation française, en 1947, et la répression qui l’a suivie. Sans manichéisme, il aborde le silence qui
pèse sur cette tragédie trop oubliée de l’histoire de la France et de Madagascar. Soutenu dès l’origine par Culturesfrance, il avait reçu un avis favorable pour une tournée dans l’Océan indien.

L’Observatoire de la liberté de création de la Ligue des droits de l’Homme demande au ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, de faire annuler cette décision politique et de rétablir la proposition aux centres culturels français d’accueillir ce spectacle.

Le cas 47

par René Solis et Marie-Christine Vernay, Libération le 11 déc. 2008

47 est tiré d’un texte de l’auteur malgache Jean-Luc Raharimanana, qui traite de la répression par l’armée française du soulèvement nationaliste de mars 1947. Mis en scène par Thierry Bedard, créé le 19 septembre dernier au Centre culturel Albert- Camus à Antananarivo, ce spectacle ne tournera pas dans la zone de l’Afrique australe orientale et de l’océan Indien. C’est pourtant là que cette pièce, déjà présentée en France (Limoges, Annecy), aurait pris tout son sens. Mais il semblerait que le ministère français des Affaires étrangères en a décidé autrement. Dans une lettre à Bernard Kouchner, datée du 15 novembre, les créateurs parlent de « censure d’Etat » et expliquent : « A la demande de la Direction générale de la coopération internationale et du développement (DGCID), le spectacle soutenu pourtant et coproduit par Culturesfrance, a été retiré des propositions de programmation. » Ce qui veut dire que la tournée prévue au printemps et en septembre 2009 s’écroule, puisque, bien qu’il ne s’agisse pas d’une interdiction officielle avec lettre ou circulaire à l’appui, aucun centre culturel ou alliance française ne se risquerait à présenter un spectacle « déconseillé », évacué de la liste des productions diffusables. Aucun argument artistique ou politique n’a été avancé quant à la raison de cette interdiction de fait.

Trouille. Que s’est-il passé ? Les autorités malgaches seraient-elles montées au créneau ? Il semblerait que non. La première du spectacle à Antananarivo n’a pas provoqué de polémique et le gouvernement malgache a plutôt intérêt à ce que ce pan douloureux de l’histoire, souvent passé sous silence, revienne sur le devant de la scène. De nombreux historiens malgaches ont participé à l’élaboration de 47 et ils devraient se réunir pour un colloque en mars 2009.

Qui a pu redouter que ce spectacle fasse des vagues au point de créer des incidents diplomatiques ? Sans doute pas l’ancien ambassadeur Gilles Le Lidec, en froid avec les autorités locales, qui a quitté son poste en août, un mois avant la première du spectacle. Et pas non plus son successeur, qui n’est pas encore en poste. Alors ? L’initiative d’un chargé d’affaires trop zélé ou d’un haut responsable du ministère tétanisé d’avance par la peur de l’incident ? Un connaisseur des habitudes du Quai d’Orsay émet l’hypothèse d’« une réaction de panique en chaîne qui remonte jusqu’à Paris, comme une trouille que la diplomatie s’impose à elle-même ».

« Points de blocage ». Dans leur lettre à Bernard Kouchner, les intéressés interrogent : « Est-il impossible de présenter notre travail, exemplaire, sous la responsabilité "morale" du ministère des Affaires étrangères ? » L’écrivain et le metteur en scène ajoutent : « Nous ressentons donc évidemment l’interdit de présenter notre travail comme une "censure d’Etat" rare et incompréhensible. » Une « censure » vigoureusement démentie par le cabinet de Kouchner. « Lors de la réunion d’évaluation des projets pour la région tenue début novembre à Addis-Abeba, celui-ci n’a pas été retenu. C’est une procédure parfaitement normale. » En attente de signature, la réponse du ministre devrait par ailleurs être rendue publique très prochainement.

Salvador Garcia, directeur de Bonlieu, scène nationale d’Annecy, où Thierry Bedard est artiste associé, déplore la situation. « Même si je ne sais pas où sont les points de blocage, ce spectacle, explique-t-il, pose le problème de la représentation française à l’étranger et c’est particulièrement sensible à Madagascar qui est une poudrière. Ce n’est pas un spectacle français puisqu’il est cocréé avec un auteur malgache. C’est absolument dommage qu’il ne soit pas vu dans l’océan Indien car il pose la question du traitement de la mémoire pour les Français, mais aussi pour les Malgaches. Il est juste sur tous les plans, y compris artistiquement. »

Thierry Bedard se souvient des représentations à Antananarivo : « C’était un moment très intense, il y avait beaucoup d’étudiants dans le public. Le sujet est sensible parce que c’est un Français et un Malgache qui traitent ensemble de l’effroi. »

L’auteur de la pièce, Jean-Luc Raharimanana, réagit sur Rue89 :

« Silence pèse sur la mémoire. Les langues se délient. Des hommes et des femmes voudront comprendre. Dans ce désir, réel cette fois-ci, de vivre ensemble […] Pourquoi en 47, deux ans après le carnage, deux ans après le “plus jamais ça”, pourquoi à Madagascar s’est perpétré l’un des plus grands massacres coloniaux ? […] C’est ce silence qu’explore le spectacle “47″. Une histoire commune. Violente. Sensible. Un théâtre qui nous ramène dans ce désir de vivre ensemble, de comprendre ce qui a déchiré, les corps malmenés et torturés, les paroles étouffés et les non-dits qui corrompent les âmes. […] Mais ainsi en a décidé le “bureau politique” de la DGCID1. Censure sur le spectacle. Interdiction d’emmener cette parole dans les centres culturels africains et alliances françaises. […] Mais la mémoire se moque bien de la censure même si c’est une censure d’État. Le désir est profond de comprendre d’autant plus que nous avons maintenant le recul nécessaire pour tout entendre, pour enfin échanger. »

Voir également : http://remue.net/spip.php?article2957.

Notes

[1Contact : service communication LDH : communication@ldh-france.org
01 56 55 51 08


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