la malle coloniale du mépris misogyne, par Geneviève Brisac


article de la rubrique discriminations > femmes
date de publication : mercredi 21 mars 2007
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« Est-ce qu’on dirait ça d’un homme ?  », c’est la question renvoyée par Ségolène Royal aux deux journalistes (masculins) de Ouest-France qui lui demandaient, le 31 octobre dernier, si elle était «  autoritaire, voire cassante  », comme l’affirment «  certains de ses adversaires  ». La candidate socialiste pour la présidentielle de 2007 avait commencé par répondre : «  Je ne pense pas être cassante, je suis exigeante. »

Ségolène Royal avait poursuivi en demandant : «  Peut-être y a-t-il aussi dans cette critique une dimension sexiste ?  »
Geneviève Brisac répond à ces question, dans un texte paru dans Le Monde du 21 mars 2007.


Il y a quelques mois, tout le monde semblait d’accord pour reconnaître que la candidature d’une femme à la magistrature suprême ne posait plus aucun problème. Angela Merkel et Michelle Bachelet démontraient chaque jour qu’une femme est un homme comme les autres. Puis petites phrases et grands paragraphes d’une agressivité stupéfiante se sont enchaînés. On avait ouvert la boîte de Pandore du mépris misogyne. Ce n’est pas une boîte, c’est une malle au format colonial, un bagage écrasant.

J’entends tous les jours des commentaires qui sont du niveau de ce que les hommes se racontent — m’a-t-on dit — dans les vestiaires d’un club de sport. Et ce qui me sidère, c’est que ceux qui les profèrent soient si contents d’eux-mêmes. Si assurés de leur légitimité, de leur bon droit. Les noms d’oiseaux fleurissent. Bécassine est l’un des plus aimables. Les qualificatifs désobligeants posent ce problème qu’on ne peut les contester. Et les répéter revient à les renforcer.

Je ne m’attendais pas du tout à ce que la société française soit si peu évoluée, si peu mixte, si peu civilisée. Dans le privé, pourtant, les hommes apprécient les femmes intelligentes avec lesquelles ils peuvent échanger des idées.

Jamais vous n’entendrez quelqu’un fantasmer sur la supposée sexualité d’un candidat, mais que n’entendons-nous pas sur les femmes candidates ! Ça me dégoûte. Je ne connais pas Ségolène Royal, mais je me sens personnellement humiliée par ce qui se dit sur elle aujourd’hui. Ses vestes et ses robes font l’objet de commentaires permanents, elle porte des talons ou elle n’en porte pas, elle met des bas, elle n’en met plus, elle pourrait quand même adopter le bon vieux tailleur-pantalon — elle l’a fait une fois, me dit-on —, le blanc ne lui va pas, le rouge est agaçant, le noir est noir, le bleu chichiteux. Je suis scandalisée de voir cette femme sans cesse attaquée sur sa personne, son apparence. Dans la bonne humeur générale. Le consensus enfin trouvé.

Quand elle promet que sa première action consistera à combattre les violences envers les femmes, j’applaudis. Et que l’on ne me réponde pas qu’il y a déjà des lois pour cela, il s’agit de volonté politique et pas de lois. Tout ce que l’on dit sur elle, sur sa voix, ses cheveux, ses boucles d’oreille, sa syntaxe, ses bourdes, son entêtement, son sens de la compassion ou sa dureté, est énoncé pour la délégitimer, pour montrer qu’elle n’a pas sa place à la tête de l’Etat.

Le plafond de verre va faire ses preuves une fois de plus. Il n’y a pas d’autre explication à l’amour qui entoure désormais François Bayrou, pas d’autre explication à l’élan qu’il suscite. Il l’a dit, je crois : sa masculinité est reconnue de tous.

Ségolène Royal est intelligente, compétente, déterminée. C’est exactement ce qui exaspère. Dans et hors le Parti socialiste. J’entends des jeunes hommes dire : « Elle va nous mettre au coin, on ne pourra plus rigoler. » Ah bon ? Pourquoi ? Ils ont peur. Ils ne savent même pas de quoi. Ils méprisent. La peur et le mépris sont justement les deux sentiments qui définissent le racisme, et moi j’ai l’impression vexante de vivre dans un pays attardé.

Mais ce n’est pas tout, et ce n’est presque pas le pire. J’entends des amies, parfois bien plus âgées que moi, et féministes de la première heure, déclarer que jamais, non, c’est impossible, elles ne pourront voter pour cette personne, elles ne la trouvent pas assez sympathique. Tu comprends, me disent-elles, elle fait du tort à la cause des femmes. On croit rêver ! Le masculin est général, le féminin est particulier. Et tous les efforts de la candidate pour neutraliser cet « effet de genre » échouent et se noient dans l’infinie variété des commentaires des consommateurs.

Il fut un temps où l’on disait : « Le privé est politique. » Comme toute chose, toujours, se retourne en son contraire, aujourd’hui le politique est réduit au sentiment privé, au caprice individuel, au j’aime/j’aime pas, au consumérisme et à la frivolité définitivement sexiste. Des hôpitaux ferment, nous parlons de jupes.

Geneviève Brisac, écrivain.

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