la liberté d’expression et les chiens de Pavlov, par Jean Baubérot


article de la rubrique libertés > liberté d’expression / presse
date de publication : jeudi 4 janvier 2007
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Défendre la libre expression de Robert Redeker n’implique pas de
soutenir la bêtise haineuse.

Vous trouverez ci-dessous l’article que Jean Baubérot [1] a fait paraître dans Le Monde du 6 octobre 2006, suivi de commentaires que l’historien a publié sur son blog.


Non aux propos stéréotypés

Article publié dans Le Monde, le 6 octobre 2006

Nous cheminons sur une route bordée de deux gouffres profonds. Je
crains que les intellectuels signataires de l’" appel en faveur de
Robert Redeker " (Le Monde du 3 octobre) n’aient vu qu’un seul
précipice et qu’ils reculent horrifiés devant lui au risque de tomber
au fond du ravin qu’ils n’ont pas voulu voir.

Mon accord avec eux est complet en ce qui concerne la défense vigilante
de la liberté d’expression. Je me joins tout à fait à leur appel
solennel " aux pouvoirs publics afin, non seulement, qu’ils continuent
de protéger comme ils le font déjà Robert Redeker et les siens, mais
aussi que, par un geste politique fort, ils s’engagent à maintenir son
statut matériel tant qu’il est en danger ". Je signe des deux mains et
je veux, moi aussi, résister à " une poignée de fanatiques - qui -
agitent de prétendues lois religieuses " pour remettre en question "
nos libertés les plus fondamentales ".

Mais déjà là, je me demande si ces intellectuels mesurent bien
l’ampleur du gouffre. Cette " poignée de fanatiques " n’existe
malheureusement pas dans un vide social. Alors que la fin de la guerre
froide, l’effondrement du mur de Berlin aurait pu augmenter la qualité
du débat démocratique en le rendant moins manichéen, c’est le contraire
qui s’est produit. De divers côtés, on assiste à la multiplication
d’indignations primaires, de propos stéréotypés qui veulent prendre
valeur d’évidence en étant mille fois répétés par le moyen de la
communication de masse. L’évolution globale est inquiétante, et cela
est dû à la fois à la montée d’extrémismes se réclamant de traditions
religieuses (au pluriel) et d’un extrême centre qui veut s’imposer
socialement comme la (non-)pensée unique et rejette tout ce qui ne lui
ressemble pas.

Il faut donc regarder de plusieurs côtés à la fois. On peut, on doit
défendre les droits élémentaires d’une personne sans abandonner tout
esprit critique à son égard. " Quel que soit le contenu de l’article de
Robert Redeker " écrivent les signataires sans autre précision. Je
regrette, là je ne peux plus du tout les suivre. Combattre le gouffre
de l’intolérance n’implique pas de se coucher devant la bêtise
haineuse. Au contraire, les deux combats n’en font qu’un. La Ligue des
droits de l’homme l’a compris, qui défend Robert Redeker tout en
refusant ses " idées nauséabondes ". Son article prône, en effet, une
reprise, contre l’islam dans son ensemble, du discours maccarthyste
contre le communisme. L’Occident est le " monde libre ", paré de toutes
les vertus face à un islam monolithique et diabolisé. Et naturellement,
l’auteur dénonce les " intellectuels qui incarnent l’oeil du Coran,
comme ils incarnaient l’oeil de Moscou, hier " et " ne s’opposent pas à
la construction de mosquées ".

Pour masquer sa propre ignorance, M.Redeker cite des extraits de
l’article " Muhammad " écrit par Maxime Rodinson dans l’Encyclopaedia
Universalis et en conclut : " Exaltation de la violence : chef de
guerre impitoyable, pillard, massacreur de juifs, polygame, tel se
révèle Mahomet à travers le Coran. " Il suffit de se reporter à
l’article du grand savant pour constater à quel point et le ton et le
contenu lui-même sont d’une autre planète. On pourrait, avec plus de
citations encore, tirer de cet article une apologie de Muhammad.
Rodinson écrit par exemple : Muhammad " montra, en bien des cas, de la
clémence et de la longanimité, de la largeur de vues et fut souvent
exigeant envers lui-même. Ses lois furent sages, libérales (notamment
vis-à-vis des femmes), progressives par rapport à son milieu ".

Naturellement je donne cette citation comme un contre-exemple et
seulement pour montrer à quel point M. Redeker effectue un usage
inadmissible, par son caractère tronqué et unilatéral, des dires de M.
Rodinson. Ce dernier n’a écrit ni une dénonciation haineuse ni une
apologie. La lecture de texte qu’opère Redeker est inadmissible
s’agissant d’un professeur de philosophie dont le devoir professionnel
serait d’enseigner l’objectivation, la prise de distance à l’égard de
ses affects, l’analyse critique. Le soutenir doit donc s’accompagner de
la mise en cause du contenu et de la forme de ses propos.

Non, je ne comprends vraiment pas le " quel que soit le contenu de
l’article " et je ressens cela comme une grave menace pour la liberté
de penser elle-même. J’imagine la situation en 1894 ; supposons une
minute qu’ait existé alors un groupe d’extrémistes menaçant Edouard
Drumont ou un autre publiciste antisémite (qui lisaient les textes
exactement de la même manière), pouvons-nous concevoir ceux que
l’affaire Dreyfus allait faire qualifier d’intellectuels écrivant pour
défendre le publiciste attaqué : " quel que soit le contenu des
articles de La Libre Parole - l’organe de Drumont - ... " ? La
recherche historique montre que tous les thèmes antidreyfusards
circulaient avant l’affaire Dreyfus. De tels stéréotypes sont
permanents ; seules changent les minorités qu’ils transforment en boucs
émissaires. La lutte contre l’intolérance ne dispense pas de la lutte
contre la bêtise haineuse.

Quelques commentaires sur l’article précédent

Donc il y a eu un article de Robert Redeker qui lui a valu des menaces et je soutiens qu’on doit le défendre comme individu, sans cautionner son propos en faisant silence sur son contenu.

Redeker s’était déjà fait remarquer par des articles dénonçant les personnes critiques à l’égard de l’envahissement publicitaire comme étant des ennemis de la « gaîté » et par un autre texte fustigeant toute critique de l’Amérique. OK, ce sont ses idées et il les partage. Mais la moindre des choses est également que l’on garde le droit de critiquer aussi de tels propos à l’emporte pièce. Surtout que, le piège est que des personnes faisant ainsi de l’inflation idéologique ravissent certains médias qui les publient, alors que celles et ceux qui font des analyses plus fines n’arrivent pas à être publiés (où dans des médias confidentiels). Il y a là aussi une sorte d’atteinte à la liberté d’expression.

Quant il s’agit de l’islam, Redeker franchi allègrement un pas supplémentaire. Je ne pouvais pas relever toutes les accusations haineuses contenues dans son article, je n’aurais plus eu le temps d’indiquer mon propre commentaire. Mais, puisque dans mon blog, j’ai un peu plus de place, sachez que l’article commence par affirmer que « l’interdiction du string à Paris-Plage » traduit une « islamisation des esprits », ainsi que la « non-interdiction du port du voile dans la rue » (M. Redeker veut-il mettre un policier derrière chaque femme musulmane pour les obliger à être tête nue ?), que le Coran est un « livre d’inouïe violence », etc, etc.

Bref, comme me l’écrit, une des dizaines de personnes qui m’ont envoyées des messages de soutien : « On se demande pourquoi R. Redeker écrit dans le Figaro alors qu’il pourrait être éditorialiste à Minute ».

A propos de ce qu’il écrit du Coran, je voudrais donner une précision supplémentaire par rapport à mon article du Monde : les pamphlets antisémites de la fin du XIXe siècle et qui ont crée le climat qui a donné l’affaire Dreyfus, attaquaient Le Talmud (qui, pour le judaïsme, complète la Tora dans l’accès à la vérité religieuse), Talmud qu’ils opposaient aussi sommairement à la Bible, que le fait Redeker qui oppose un Jésus douçâtre (n’a-t-il jamais entendu parler de Jésus chassant les vendeurs du temple ?) à un Mahomet « maître de haine ».

Ce précédent historique très important incite à la réflexion : on ne peut pas, aussi sommairement que le font les gens de Charlie Hebdo et d’autres, dire que les attaques contre les religions n’ont jamais rien à voir avec le racisme et qu’en conséquence parler d’islamophobie est une atteinte à la liberté. En fait à chaque cas, il faut savoir distinguer droit à la critique et invective haineuse.

On a le droit de critiquer les religions, comme le reste. Mais supporterait-on que l’on parle de Condorcet, Jaurès ou de gaulle comme Redeker parle de Muhammad ? La critique n’est pas la bêtise haineuse. Dans le cas de Redeker, nous sommes clairement dans le second cas de figure. Et le fait qu’il soit victime d’une intolérance fanatique qu’il faut aussi combattre (et que de nombreux musulmans ont déjà désavouée) ne blanchit pas son article sale.

Redeker s’insurge contre ceux qui « s’élevaient contre l’inauguration du Parvis Jean-Paul II et ne s’oppose pas à la construction de mosquées. N’allez pas croire pour autant que Redeker soit catholique. Pas le moins du monde. Il se croit républicain laïque !!! (belle illustration de ce que j’écris dans mon livre sur l’intégrisme républicain
 [2]). Il s’inscrit en fait, dans la tradition maurassienne (de Charles Maurras) où, bien qu’agnostique, on prône un catholicisme identitaire. Chez Maurras, c’était le catholicisme, champion des peuples latins contre les trois R : Réforme (protestante), Révolution (française), Romantisme (allemand) et aussi contre les juifs et les francs-maçons. Chez Redeker, c’est le catholicisme (ou le christianisme, peu importe) champion de l’Occident contre l’islam. L’instrumentalisation réactionnaire est la même.

Alors il faut résister à la tentation d’être transformé en chien de Pavlov sous prétexte de défense de la liberté d’expression.

Vous savez, ce chien tellement conditionné qu’il salivait
avant même qu’on le nourrisse. Le chien salivait à voir le plat où on mettait la nourriture ou la personne qui la lui donnait. Et donc, la nourriture pouvait être, en fait, de la merde, il salivait quand même. Et bien, pour certains l’expression « liberté d’expression » fonctionne comme un réflexe conditionné et ils refusent de regarder s’il s’agit de merde intellectuelle.

Non de même que l’on critique des idées sans attaquer les personnes, on doit défendre les personnes sans renoncer à attaquer les idées nauséabondes.
Les inconditionnels de Redeker écriraient-ils, si Faurisson (l’auteur révisionniste) était menacé par fou : « Quelles que soient ses idées.. . » ? Moi pas.

Notes

[1Jean Baubérot, historien, spécialiste de l’histoire de la laïcité à l’Ecole pratique des hautes études, a publié :
- Laïcité 1905-2005 entre passion et raison, éd. Seuil, 2004 ;
- Histoire de la laïcité en France, éd. PUF, coll. que sais-je ?, 3eme édit, 2005 ;
- Emile Combes et la princesse carmélite, improbable amour, roman historique, éd. l’Aube, 2005 ;
- L’intégrisme républicain contre la laïcité, éd. l’Aube, 2006.

[2Dans L’intégrisme républicain contre la laïcité (L’Aube, octobre 2006), je note que les intégristes républicains français ont une évolution qui ressemble de plus en plus à celle des néo-conservateurs américains. [Note de Jean Baubérot]


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