la justice face à la dérive sécuritaire, par Hélène Franco


article de la rubrique justice - police > le tout-sécuritaire
date de publication : samedi 18 octobre 2008
version imprimable : imprimer


Ce texte d’Hélène Franco, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, est extrait de l’ouvrage Les surveillants surveillés de l’équipe des Big Brother Awards [1].


La justice est à la fois un enjeu et un outil pour la mise en place de la société de surveillance que nous rejetons. Mais, en tant que « gardienne des libertés individuelles » comme le proclame l’article 66 de la Constitution, elle peut aussi être un levier de résistance. Pour combattre efficacement la logique de fichage et de surveillance, notamment des plus pauvres et des plus vulnérables, qui est à l’œuvre, il faut d’abord bien comprendre dans quel projet de société elle s’inscrit.

La société sécuritaire : une escroquerie intellectuelle aux effets désastreux

Une société sécuritaire, c’est une société dans laquelle la répression pénale est utilisée comme moyen unique de résoudre les problèmes sociaux, éducatifs, sanitaires, ou plutôt d’éviter qu’ils ne soient posés. C’est bien ce qui se produit, notamment depuis 2001, avec l’adoption d’une dizaine de lois pénales ayant pour logique principale un accroissement des peines encourues, l’invention de nouveaux délits (fraude habituelle dans les transports publics, racolage, entrave à la circulation dans les halls d’immeubles, mendicité agressive, etc.). Cette politique de répression accrue cible particulièrement les pauvres, les jeunes, les étrangers.

Elle repose sur une illusion, tant il est vrai que les vertus dissuasives d’une répression dure sont encore à démontrer. Mais elle a des conséquences désastreuses sur l’état des droits et libertés de chacun. Des principes fondamentaux de notre droit sont battus en brèche : les spécificités du droit pénal des mineurs sont remises en cause, jusqu’à envisager de juger les mineurs délinquants comme des adultes ; la loi du 5 mars 2007 dite « prévention de la délinquance » relève d’une logique avant tout répressive et menace le secret professionnel des travailleurs sociaux intervenant auprès des familles en difficulté ; la loi du 10 août 2007 transforme la justice en machine à punir en instaurant des peines minimales obligatoires dès la première récidive. Elle fait de l’emprisonnement la réponse centrale au détriment des peines alternatives et contribue pour beaucoup à augmenter le nombre de détenus.

Paroxysme des graves dérives de notre système pénal, la rétention de sûreté instaurée par la loi du 25 février 2008 permet de garder une personne enfermée à l’issue d’une peine de prison en raison de sa dangerosité supposée. Il s’agit d’éliminer socialement des personnes, non en raison de ce qu’elles ont fait, mais en raison de ce qu’elles sont… ou supposées être. Outre que ce dispositif constitue une peine inhumaine et dégradante, il ouvre des perspectives terrifiantes à plusieurs titres : la punition à titre préventif devient une réalité, fondée sur l’arbitraire puisque la « dangerosité » ne peut être définie ni par les psychiatres ni par les juristes. Il ne peut être exclu qu’une extension de la rétention de sûreté aux délits, et non plus seulement aux crimes, intervienne, l’« homme dangereux » pouvant être celui qui menace l’ordre social en le contestant.

Il n’y a sans doute pas de hasard à ce qu’un dispositif comparable ait été introduit en Allemagne par le régime nazi en novembre 1934. Conservé en 1945 dans le droit allemand, il connaît un regain de vigueur ces dernières années et concerne 420 personnes environ. Encore faut-il préciser que la durée moyenne des peines de réclusion en Allemagne est plus faible qu’en France. L’échec est néanmoins patent outre-Rhin. Les personnes se retrouvant en rétention de sûreté perdent espoir ; elles ne sont plus dans une perspective de réinsertion et il est donc très difficile d’envisager leur sortie. En fin de compte, ne reste plus que l’objectif d’une élimination sociale potentiellement infinie, une « peine de mort sèche ».

Le Syndicat de la magistrature, qui combat depuis des années toutes les régressions liberticides a inscrit parmi ses priorités l’abolition de la rétention de sûreté, car elle porte en germe une remise en cause des fondements mêmes de notre droit pénal, issu de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 [2]. Les conséquences de cette politique de répression fondée sur le tout carcéral et ciblant tout particulièrement des catégories socialement fragiles se traduisent par un recours accru à l’emprisonnement et par un allongement des peines prononcées. Alors que les dirigeants d’entreprise indélicats, eux, sont assurés d’une grande bienveillance à travers le projet de dépénalisation du droit des affaires.

Fichage et punition pour les plus vulnérables, impunité pour les puissants

La caractéristique principale de cette dérive sécuritaire est son caractère inégalitaire. Il suffit de se pencher sur les données sociologiques concernant la population détenue pour s’en rendre compte. Les enfants des quartiers populaires et les étrangers ont été ces dernières années les premières cibles d’un accroissement de la répression. À raison d’environ une loi par an, le droit pénal des mineurs n’a cessé de se durcir pour se rapprocher du droit des majeurs. La primauté de l’éducatif n’est plus qu’une proclamation vidée de son sens, tant la préférence budgétaire en faveur des structures répressives (centres fermés, établissements pénitentiaires pour mineurs) a été marquée.

Il est logique que la justice des mineurs soit dans l’œil du cyclone : la façon dont une société perçoit ceux de ses enfants qui commettent des infractions détermine son avenir. Qu’ils soient d’abord vécus comme une menace et non comme des êtres en construction qu’il convient d’éduquer dessine deux visions irréconciliables. Le pire est à craindre des travaux de la commission Varinard, mise en place le 15 avril 2008 pour « réécrire l’ordonnance de 1945 » relative à la délinquance des mineurs, déjà réformée plus de trente fois.

Dans le même temps, l’une des priorités de l’actuel président de la République est la « dépénalisation du droit des affaires ». Les investisseurs et autres dirigeants d’entreprise vivraient selon Nicolas Sarkozy sous une menace permanente : dénonçant le 30 août 2007, devant l’université du MEDEF, la « pénalisation à outrance » de notre vie des affaires, le chef de l’État ne craignait pas d’affirmer que « la moindre erreur de gestion peut vous conduire en prison ». Que la délinquance en « col blanc » ne représente que 0,8 % de l’ensemble des condamnations pénales et un nombre encore plus réduit de détenus n’embarrasse nullement Nicolas Sarkozy qui continue à voir dans la moralisation de la vie des affaires un aléa insupportable nuisant à l’activité économique. Les conclusions de la commission Coulon sur la « dépénalisation de la vie des affaires » rendues en février 2008 organisent l’impunité des dirigeants d’entreprise indélicats tout en réduisant encore dans ce domaine l’indépendance de l’autorité judiciaire. La garde des Sceaux Rachida Dati a d’ores et déjà indiqué qu’elle traduirait en loi les principales pistes dégagées par la commission.

L’État pénal enfle à mesure que l’État social est démantelé. Ce projet est impuissant à rendre la société plus fraternelle, comme l’illustre l’exemple des États-Unis qui comptent l’un des plus forts taux d’incarcération de la planète. Mais l’essentiel est ailleurs, il s’agit de mettre l’ensemble des institutions, au premier rang desquelles la Justice, au service d’un projet de société à la fois répressif et inégalitaire. Nous n’avons pas renoncé à y résister.

Hélène Franco

Notes

[1Le livre a été publié le 16 octobre 2008 - jour de la Sainte Edwige - aux éditions Zones. Il est librement consultable http://www.editions-zones.fr/spip.p....

[2Un appel réclamant l’abolition de la rétention de sûreté a été lancé en 2008 ; se rendre sur le site http://www.contrelaretentiondesurete.fr.


Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP