la folle rumeur de Joué-lès-Tours


article de la rubrique extrême droite
date de publication : lundi 14 avril 2014
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Le samedi 29 mars au matin, raconte un article du Monde, le collectif des Journées de retrait de l’école (JRE) met en ligne une vidéo qui accuse, ni plus ni moins, une enseignante de maternelle de Joué-lès-Tours (Indre-et-Loire) d’attentat à la pudeur sur des enfants de 3 ans.
Dans sa lutte contre la soi-disant “théorie du genre” à l’école, le collectif JRE n’en était pas à sa première rumeur ...


Dessin de Colcanopa

«  Théorie du genre  » : enquête sur la folle rumeur de Joué-lès-Tours

par Mattea Battaglia, Le Monde le 12 avril 2014


S’il y a un sentiment que la communauté éducative partage, à Joué-lès-Tours, c’est celui de n’avoir « rien vu venir ». Celui, aussi, d’avoir été «  manipulée  », «  salie  ». «  Cela m’est tombé dessus  », répète Céline (son prénom a été changé), l’enseignante de maternelle contre laquelle, fin mars, le collectif des Journées de retrait de l’école (JRE) a lancé la pire des rumeurs : celle d’un «  attentat à la pudeur  » sur un garçonnet de 3 ans.

La professeure chevronnée est «  tombée de haut  », raconte-t-elle, en visionnant, samedi 29 mars au matin, une vidéo de dix minutes, mise en ligne sur le site des JRE. Dalila Hassan, qui se présente comme «  responsable de la JRE 37 300  », y livre un récit accablant : un garçon «  a expliqué que la maîtresse avait baissé son pantalon, qu’il y avait aussi (…) une petite fille à qui on a baissé le pantalon et (…) que la maîtresse a demandé à la petite fille de toucher ses parties génitales et au petit garçon de toucher les parties génitales de la petite fille et ensuite de se faire des bisous  ». Elle dit se faire l’écho des craintes d’une mère tchétchène. A la fin de la vidéo, un slogan : «  Vaincre ou mourir.  »

Le temps d’un week-end, 54 000 personnes visionnent la vidéo. YouTube la retire le 31 mars, elle réapparaît le 9 avril. Dix mille autres internautes la regardent. Le nom de Céline n’y est pas livré, mais celui de son école, si, ce qui rend l’enseignante identifiable.

Le collectif des JRE n’en est pas à sa première rumeur. Lancé par la militante Farida Belghoul pour s’opposer à l’«  abomination  » de la «  théorie du genre  », il est passé maître dans l’art de répandre des calomnies aussi sordides que grotesques : initiation à la masturbation en maternelle, utilisation de sex-toys en peluche, négation de l’altérité fille-garçon… Son arme : les réseaux sociaux. Sa stratégie : inonder de SMS des parents de la communauté musulmane, sans s’en expliquer aux médias autres que ceux qu’il choisit. «  Je refuse de répondre aux médias menteurs  », écrit Mme Belghoul sur Facebook.

« Campagne de calomnie »

Jusqu’à présent, ses appels mensuels au boycott de l’école ont eu un «  impact circonscrit  », selon le ministère de l’éducation : 100 écoles touchées fin janvier, 70 en février. On tablait alors sur un «  essoufflement  » de la mobilisation. Or ce sont encore 70 écoles qui ont signalé des élèves absents le 31 mars, pour la troisième édition des JRE. Dans celle de Céline, un quart des enfants manquaient à l’appel. «  On a sans doute atteint l’apogée de la campagne de calomnie, estime l’inspecteur d’académie d’Indre-et-Loire, Antoine Destrés, avec des attaques personnelles, qui ont ciblé une école en particulier.  »

On sait peu de chose de Dalila Hassan, sinon ce qu’elle dit d’elle-même dans la vidéo : mariée, mère de trois enfants, elle travaille dans le secteur des assurances. Elle non plus ne répond pas à la presse. Selon des sources proches du rectorat, elle aurait pris part à «  l’agitation  » autour de Tomboy – ce film dont la projection a ému La Manif pour tous. Ce que l’on sait, c’est que la jeune femme était présente, vendredi 28 mars, parmi la centaine de parents rassemblés vers 18 heures devant la maternelle où Céline enseigne depuis six ans. Qu’elle a accompagné la maman tchétchène quand la directrice l’a reçue. Et que c’est elle qui a appelé à la rescousse Mme Belghoul, accourue sur place.

Céline n’était pas présente lors de la manifestation. Quand la directrice l’alerte, elle «  tombe des nues  ». «  Les accusations sont tellement graves mais elles sont aussi tellement abracadabrantes que j’ai du mal à me dire que c’est bien moi qui suis visée, alors que je connais ce quartier depuis vingt ans, que j’ai choisi d’enseigner ici parce qu’il y a un travail passionnant à faire en ZEP, en équipe, avec les familles, les enfants…  »

Elle accuse le choc… et relève la tête, épaulée par ses collègues, son syndicat, sa hiérarchie. Elle porte plainte, ainsi que la directrice de l’école, pour «  diffamation  ». L’inspection académique leur emboîte le pas. Dans les couloirs de cette administration, à Tours, on confie avoir eu «  très vite la conviction que l’histoire est cousue de fil blanc  ». «  Je n’ai pas à ce jour d’éléments permettant de confirmer les événements relatés par le petit garçon  », affirme au Monde, le 11 avril, Cécile Ancelin, substitut du procureur. La maman tchétchène, qui n’a pas souhaité nous répondre, n’a pas porté plainte. «  Lorsque les inspecteurs l’ont appelée pour qu’elle se rende au commissariat avec une traductrice assermentée, c’est Farida Belghoul qui a décroché  », apprend-on de source judiciaire.

« Qu’est-ce qui nous tombe dessus ? »

«  Cette maman maîtrise très peu le français, reprend Céline, mais j’ai eu trois de ses enfants dans ma classe, et il n’y a jamais eu de problème avant.  » Depuis, les deux femmes se sont recroisées. «  Quand elle a déposé son fils à l’école, le mardi, on s’est regardées, on s’est saluées… et je me suis demandé si, comme moi, elle se posait la question : “Qu’est-ce qui nous tombe dessus ?” Je la sens presque aussi victime que moi.  »

C’est aussi le sentiment de Patrick Bourbon, du Réseau éducation sans frontières, qui a parrainé les enfants les plus âgés de la famille, il y a trois ans, quand leur demande d’asile a été rejetée. «  Le père avait participé à la lutte armée contre la Russie, ils avaient fui les représailles pour arriver un peu perdus ici. Des collègues se sont cotisés pour le timbre fiscal de leur carte de séjour. Après, les liens se sont distendus.  »

Devant les grilles de la maternelle, le calme est revenu. «  Toutes les mamans musulmanes ne sont pas à mettre dans le même panier, s’indigne Selma, un enfant en élémentaire, l’autre en maternelle. Les SMS ont circulé entre mamans et, de l’une à l’autre, la rumeur a grandi, déformée… De l’inquiétude, il y en a eu, mais on sait aussi qu’on n’accuse pas quelqu’un sans preuve !  »

«  La pression vient d’une poignée de mamans, moins de dix, ajoute Assia, trois enfants en élémentaire, un en grande section. C’est comme une secte : elles répètent qu’elles vont mettre leurs enfants dans le privé, qu’on pourrait ouvrir des écoles “à nous”, ou faire l’école à la maison. Avec la barrière de la langue, c’est facile de suivre…  »

Mais ce qu’elles veulent toutes deux pour leurs enfants, c’est «  cette  » école où Céline enseigne. «  Même si l’an prochain les enseignants font la théorie du genre, je dirai à mes enfants que chez nous, on ne marie pas un garçon avec un garçon, lâche Selma. Un discours à l’école, un à la maison, on peut faire la part des choses.  »

« Je dis stop ! »

Côté enseignants, on sent que le travail d’explication fait depuis plusieurs mois auprès des familles n’a pas toujours suffi. A Joué-lès-Tours, le dispositif de lutte contre les stéréotypes « ABCD de l’égalité » n’est pas expérimenté, et pourtant, l’école a souhaité, en janvier, organiser une réunion d’information avec les parents. On pensait désamorcer les inquiétudes, on a été surpris de les sentir si vives.

«  Ce qu’on entend, c’est qu’ils nous font confiance à “nous”, leurs enseignants, mais pas au ministère ou au gouvernement qui auraient un projet caché  », témoigne Paul Agard, enseignant dans le même groupe scolaire que Céline, et représentant du SNUipp-FSU. «  Sur ce terreau-là, des discours extrémistes, musulman ou catholique, peuvent instiller leur poison  », renchérit Nicolas Moitel, de SUD Education.

D’autant que certains n’hésitent pas à instrumentaliser les peurs. Un tract non signé, sans mention d’imprimeur, mais portant le logo de la liste du candidat UMP Frédéric Augis, a été distribué dans des boîtes aux lettres d’un quartier sensible de la ville, à la veille du second tour des municipales. «  Philippe Le Breton et sa majorité socialiste ont déjà bouleversé les valeurs de la famille en permettant le mariage pour tous, peut-on y lire. Depuis la rentrée, ils imposent l’enseignement de la théorie du genre (…). Je dis stop !  »

Le 30 mars, l’UMP s’est imposée de peu face au PS. Le nouveau maire a refusé de répondre à nos questions, affirmant «  ne cautionner en aucune manière le contenu de ce tract découvert a posteriori  ». Il était annoncé, vendredi soir, dans l’école de Céline.

Mattea Battaglia, envoyée spéciale
Joué-lès-Tours, Indre-et-Loire



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