l’arrêté “minority report ” du Conseil d’État, par Evelyne Sire-Marin


article de la rubrique libertés > liberté d’expression / presse
date de publication : jeudi 16 janvier 2014
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En interdisant la tenue du spectacle de Nantes, la plus haute juridiction administrative du pays est tombée dans une conception terriblement mécanique de la récidive, avec les risques de dérapage et d’arbitraire qui en découlent.

Pour Evelyne Sire-Marin, vice-présidente du TGI de Paris, membre de la Ligue des droits de l’Homme et de la Fondation Copernic, la décision du Conseil d’État nous fait entrer dans le monde du film Minority Report, où les cerveaux sont sondés de façon à détecter les pré-criminels, afin de les emprisonner, avant même la commission de leur crime.


Dieudonné : l’arrêt « Minority Report » du Conseil d’Etat

[publié sur Slate le 10 janvier 2014]


En interdisant la tenue du spectacle de Nantes, la plus haute juridiction administrative du pays est tombée dans une conception terriblement mécanique de la récidive, avec les risques de dérapage et d’arbitraire qui en découlent.

Jusqu’ici, le principe de la liberté d’expression, proclamé par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, prévalait en France. Depuis 1906 (le Parlement ayant supprimé le salaire des censeurs), la République en avait fini avec l’interdiction préalable d’un journal, d’un livre, d’un spectacle ou d’une réunion, c’est à dire avec la censure.

C’est ainsi qu’en France l’expression des idées, même odieuses, même absurdes ou totalement excessives, était libre dans un lieu public, sous réserve de la possibilité de poursuivre a posteriori, devant les tribunaux correctionnels, ceux qui commettaient les délits d’injures publiques, notamment à caractères racial, ethnique, religieux, etc.
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Il en allait de même pour ceux qui faisaient l’apologie d’un crime ou d’un délit, provoquaient à la haine en raison d’une quelconque appartenance ou qui niaient l’existence du génocide du peuple juif, avec la loi Gayssot du 13 juillet 1990.

Arsenal judiciaire suffisant

Les peines encourues (jusqu’à un an d’emprisonnement et 45.000 euros d’amende) visent ceux qui, comme Dieudonné, se livrent à des propos orduriers, négationnistes ou homophobes. Ils sont régulièrement condamnés (28.000 euros d’amendes en 2013) par un tribunal indépendant et après avoir eu la possibilité de se défendre. Nullement par un ministre de l’Intérieur se prenant pour un tribunal, au mépris du principe fondamental de la séparation des pouvoirs.

Cet arsenal judiciaire semblait jusqu’ici tout à fait suffisant pour garantir la liberté d’expression tout en évitant les dérives les plus dangereuses, d’autant que la Cour européenne des droits de l’homme défend exactement les mêmes principes dans ses arrêts : oui à la liberté d’expression, liberté publique sans interdiction préalable, mais responsabilité et sanctions pénales en cas d’abus avéré.

Il faut ajouter que lorsque les incitations à la haine, la distillation de la peur de tous contre tous, deviennent un fonds de commerce très lucratif (comme c’est le cas pour Dieudonné), des enquêtes pénales permettent de rechercher si ce triste polichinelle, bien que prétendant être « anti-système », commet, en plus de ses lamentables pitreries, des fraudes fiscales portant sur des sommes considérables,

Une atteinte à l’ordre public qui n’a pas encore eu lieu

Depuis peu, il nous faut aussi compter avec une circulaire signée du ministre de l’Intérieur Manuel Valls. Cette circulaire (qui se qualifie elle-même d’exceptionnelle) rompt avec des décennies d’abolition de la censure.

Saisi en urgence, le tribunal administratif de Nantes (qui se contentait de rappeler des principes presque centenaires) avait pourtant décidé de laisser se tenir le spectacle du 9 janvier à Nantes. Or, le Conseil d’Etat vient de rebattre toutes les cartes en interdisant à Dieudonné de se produire en raison de l’atteinte grave à l’ordre public.

Comment caractériser une atteinte à l’ordre public qui n’a pas encore eu lieu ? Au moment même où le Conseil d’Etat délibérait, tout était calme dans la ville de Nantes. Il s’agit donc bien ici d’une possibilité de trouble à l’ordre public, d’une virtualité qui se déduit des précédentes condamnations judiciaires de Dieudonné : délinquant un jour, délinquant toujours, dit le Conseil d’Etat, dans une conception terriblement mécanique de la récidive.

Prouver les faits avant de sanctionner

Et maintenant ? Que se passera-t-il lorsque, au-delà du cas Dieudonné, des associations religieuses intégristes de tous ordres voudront faire interdire un spectacle, une réunion ou une exposition qu’elles estimeront blasphématoires ou insupportables à leurs convictions ? Ce fut le cas en 2011 de l’association Civitas, attaquant une pièce de Romeo Castellucci, sur le concept du visage du fils de Dieu, alors donnée au Théâtre de la Ville à Paris [1]. Ou d’un meeting de soutien au peuple palestinien vilipendé par des groupes extrémistes radicaux ?

Ces associations y parviendront puisque le Conseil d’Etat vient d’admettre que la seule crainte préalable que des propos interdits par la loi soient tenus dans ces lieux publics justifie l’interdiction de ces manifestations. Faut-il rappeler que l’État de droit se caractérise par la nécessité de prouver, dans la réalité, que des faits répréhensibles ont eu lieu avant de les interdire et de les sanctionner ?

Si tel n’est plus le cas, nous sommes dans l’arbitraire. Nous entrons de plain-pied dans le film Minority Report. Des agents de « Précrime » y sondent les cerveaux des pré-criminels afin de les emprisonner, et ils le sont. Avant même la commission de leur crime.

Évelyne Sire-Marin



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