il y a cinquante ans : “le manifeste des 121”


article de la rubrique démocratie > insoumission
date de publication : mercredi 4 août 2010
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le 5 septembre 1960, débute à Paris le procès du réseau Jeanson. Le lendemain le texte connu depuis sous le nom de “Manifeste des 121” était diffusé. Le périodique Vérité-Liberté qui le publia fut immédiatement saisi et son gérant inculpé de provocation de militaires à la désobéissance. Les Temps modernes parut avec deux pages blanches en lieu et place du texte.
Le gouvernement sanctionna les fonctionnaires signataires, lança des poursuites contre certains des instigateurs et exerça une surveillance sévère des médias pour empêcher sa diffusion [1].

Vous trouverez ci-dessous l’intégralité de cette « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », suivie du texte de Théodore Monod intitulé « Pourquoi j’ai signé le manifeste », et enfin de la liste des signataires [2].

[Cette page a été mise en ligne en octobre 2004, et revue le 4 août 2010]



Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie

Un mouvement très important se développe en France, et il est nécessaire que l’opinion française et internationale en soit mieux informée, au moment où le nouveau tournant de la guerre d’Algérie doit nous conduire à voir, non à oublier, la profondeur de la crise qui s’est ouverte il y a six ans.

De plus en plus nombreux, des Français sont poursuivis, emprisonnés, condamnés, pour s’être refusés à participer à cette guerre ou pour être venus en aide aux combattants algériens. Dénaturées par leurs adversaires, mais aussi édulcorées par ceux-là mêmes qui auraient le devoir de les défendre, leurs raisons restent généralement incomprises. Il est pourtant insuffisant de dire que cette résistance aux pouvoirs publics est respectable. Protestation d’hommes atteints dans leur honneur et dans la juste idée qu’ils se font de la vérité, elle a une signification qui dépasse les circonstances dans lesquelles elle s’est affirmée et qu’il importe de ressaisir, quelle que soit l’issue des événements.

Pour les Algériens, la lutte, poursuivie, soit par des moyens militaires, soit par des moyens diplomatiques, ne comporte aucune équivoque. C’est une guerre d’indépendance nationale. Mais, pour les Français, quelle en est la nature ? Ce n’est pas une guerre étrangère. Jamais le territoire de la France n’a été menacé. Il y a plus : elle est menée contre des hommes que l’Etat affecte de considérer comme français, mais qui, eux, luttent précisément pour cesser de l’être. Il ne suffirait même pas de dire qu’il s’agit d’une guerre de conquête, guerre impérialiste, accompagnée par surcroît de racisme. Il y a de cela dans toute guerre, et l’équivoque persiste.

En fait, par une décision qui constituait un abus fondamental, l’Etat a d’abord mobilisé des classes entières de citoyens à seule fin d’accomplir ce qu’il désignait lui-même comme une besogne de police contre une population opprimée, laquelle ne s’est révoltée que par un souci de dignité élémentaire, puisqu’elle exige d’être enfin reconnue comme communauté indépendante.

Ni guerre de conquête, ni guerre de "défense nationale", ni guerre civile, la guerre d’Algérie est peu à peu devenue une action propre à l’armée et à une caste qui refusent de céder devant un soulèvement dont même le pouvoir civil, se rendant compte de l’effondrement général des empires coloniaux, semble prêt à reconnaître le sens.
C’est, aujourd’hui, principalement la volonté de l’armée qui entretient ce combat criminel et absurde, et cette armée, par le rôle politique que plusieurs de ses hauts représentants lui font jouer, agissant parfois ouvertement et violemment en dehors de toute légalité, trahissant les fins que l’ensemble du pays lui confie, compromet et risque de pervertir la nation même, en forçant les citoyens sous ses ordres à se faire les complices d’une action factieuse et avilissante. Faut-il rappeler que, quinze ans après la destruction de l’ordre hitlérien, le militarisme français, par suite des exigences d’une telle guerre, est parvenu à restaurer la torture et à en faire à nouveau comme une institution en Europe ?

C’est dans ces conditions que beaucoup de Français en sont venus à remettre en cause le sens de valeurs et d’obligations traditionnelles. Qu’est-ce que le civisme, lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumission honteuse ? N’y a-t-il pas des cas où le refus est un devoir sacré, où la "trahison" signifie le respect courageux du vrai ? Et lorsque, par la volonté de ceux qui l’utilisent comme instrument de domination raciste ou idéologique, l’armée s’affirme en état de révolte ouverte ou latente contre les institutions démocratiques, la révolte contre l’armée ne prend-elle pas un sens nouveau ?

Le cas de conscience s’est trouvé posé dès le début de la guerre. Celle-ci se prolongeant, il est normal que ce cas de conscience se soit résolu concrètement par des actes toujours plus nombreux d’insoumission, de désertion, aussi bien que de protection et d’aide aux combattants algériens. Mouvements libres qui se sont développés en marge de tous les partis officiels, sans leur aide et, à la fin, malgré leur désaveu. Encore une fois, en dehors des cadres et des mots d’ordre préétablis, une résistance est née, par une prise de conscience spontanée, cherchant et inventant des formes d’action et des moyens de lutte en rapport avec une situation nouvelle dont les groupements politiques et les journaux d’opinion se sont entendus, soit par inertie ou timidité doctrinale, soit par préjugés nationalistes ou moraux, à ne pas reconnaître le sens et les exigences véritables.

Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actes qu’il est désormais impossible de présenter comme des faits divers de l’aventure individuelle, considérant qu’eux-mêmes, à leur place et selon leurs moyens, ont le devoir d’intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui ont à se décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l’équivoque des mots et des valeurs, déclarent :

  • Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.
  • Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.
  • La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. »


Pourquoi j’ai signé le manifeste des 121

Bien que fonctionnaire, je persiste, à tort ou à raison, à me considérer comme un homme libre. D’ailleurs, si j’ai vendu à l’Etat une certaine part de mon activité cérébrale, je ne lui ai livré ni mon coeur ni mon âme. Si puissant soit-il, César s’arrête au seuil du sanctuaire, où règne un beaucoup plus grand que lui, et auquel l’Ecriture nous prescrit d’obéir plutôt qu’aux hommes...

À dire vrai, ce n’est pas à la question du refus de participer à une guerre inique que j’ai, en signant le manifeste des 121, attaché le plus d’importance : il s’agissait de cela, bien sûr, et il était salutaire que les puissants du jour -et d’un jour- se vissent rappeler que, si le Pouvoir veut être respecté, il lui faut, d’abord, se montrer respectable. Je voyais dans le document global une expression nouvelle, très forte et très nécessaire, de l’indignation, de la honte et de la douleur dont nos coeurs, désormais, débordent.

Il y en a trop... On n’en peut plus... Et s’il ne nous reste que nos cris et nos larmes, eh bien, qu’on crie, et qu’on pleure un bon coup : cela soulagera, et puis, qui sait si ce spectacle inaccoutumé d’hommes respectables sortant de leur paisible retraite pour s’offrir à la réprobation des bien-pensants et, certains, aux persécutions, ne sera pas capable de réveiller, sous la cendre, des consciences assoupies et rassurées, l’étincelle qui va ranimer la flamme ?

Et pourquoi hésiterait-on à crier sa révolte ? Un gouvernement qui couvre systématiquement les tortionnaires -quand il ne les récompense pas par des décorations et des galons- est un gouvernement qui se déshonore et a perdu par là même le pouvoir d’exiger l’approbation de nos consciences.

Si les larmes d’un enfant sont plus précieuses que tout l’or du monde, qu’eût dit Dostoïevski de la fillette rendue folle par le bombardement français -et chrétien- des environs de Souk-Ahras, et qui vit, depuis, attachée à un piquet comme une bête ? Lequel de nos seigneurs et maîtres lui rendra ses larmes et sa raison ?

On commence par mépriser, et puis, un beau jour, on tue, enfants compris pour faire bonne mesure, avec une parfaite bonne conscience et la patriotique certitude d’avoir louablement travaillé pour l’Occident et, pour un peu, pour le christianisme... Car ce n’est pas là une plaisanterie : ils en sont là... et sont prêts à prêcher la croisade, au napalm. Et l’on voudrait obtenir, au besoin imposer, voire acheter, notre silence ? De qui se moque-t-on ?

J’ai donc signé le fameux manifeste, non sans avoir d’ailleurs au préalable suggéré quelques modifications de détail, dont il n’a pas pu être tenu compte. Je faisais remarquer, par exemple, qu’il était inexact d’affirmer que c’est l’armée qui a inventé la torture en Algérie. Cette honteuse priorité revient, indubitablement, à la police et l’on n’a pas oublié la question fameuse : "Y a t-il une Gestapo française en Algérie ?" qui n’a jamais reçu, et pour cause, de démenti officiel.

Il s’agissait, avant tout, non pas tant d’insister sur tel ou tel aspect de la résistance à la guerre d’Algérie que d’appuyer une tentative qui pourrait, pour beaucoup d’esprits et de consciences, constituer une chose salutaire et l’occasion -enfin- d’un réveil.

En 1767, le prince de Beauvau, coupable, aux yeux du roi, d’avoir manifesté une indignation exagérée devant l’injustice faite aux prisonnières de la tour de Constance, est menacé par le ministre de se voir révoqué de ses fonctions de gouverneur du Languedoc. Mais le fonctionnaire était un homme et un homme libre. Aussi sa réponse fut-elle que "le roi était maître de lui ôter le commandement que Sa Majesté avait bien voulu lui confier ; mais non de l’empêcher d’en remplir les devoirs selon sa conscience et son honneur".

Ces mots de conscience et d’honneur ont-ils rien perdu, cent quatre-vingt-treize ans plus tard, de leur actualité, de leur force et de leur signification, quand d’autres ministres s’emploient à réprimer d’autres révoltes du coeur et de l’esprit ?

Théodore Monod [3]


P.-S.

Les signataires : Arthur Adamov, Robert Antelme, Georges Auclair, Jean Baby, Hélène Balfet, Marc Barbut, Robert Barrat, Simone de Beauvoir, Jean-Louis Bedouin, Marc Begbeider, Robert Benayoun, Maurice Blanchot, Roger Blin, Arsène Bonnafous-Murat, Geneviève Bonnefoi, Raymond Borde, Jean-Louis Bory, Jacques-Laurent Bost, Pierre Boulez, Vincent Bounoure, André Breton, Guy Cabanel, Georges Condominas, Alain Cuny, Dr Jean Dalsace, Jean Czarnecki, Adrien Dax, Hubert Damisch, Bernard Dort, Jean Douassot, Simone Dreyfus, Marguerite Duras, Yves Elleouet, Dominique Eluard, Charles Estienne, Louis-René des Forêts, Dr Théodore Fraenkel, André Frénaud, Jacques Gernet, Louis Gernet, Edouard Glissant, Anne Guérin, Daniel Guérin, Jacques Howlett, Edouard Jaguer, Pierre Jaouen, Gérard Jarlot, Robert Jaulin, Alain Joubert, Henri Krea, Robert Lagarde, Monique Lange, Claude Lanzmann, Robert Lapoujade, Henri Lefebvre, Gérard Legrand, Michel Leiris, Paul Lévy, Jérôme Lindon, Eric Losfeld, Robert Louzon, Olivier de Magny, Florence Malraux, André Mandouze, Maud Mannoni, Jean Martin, Renée Marcel-Martinet, Jean-Daniel Martinet, Andrée Marty-Capgras, Dionys Mascolo, François Maspero, André Masson, Pierre de Massot, Jean-Jacques Mayoux, Jehan Mayoux, Théodore Monod, Marie Moscovici, Georges Mounin, Maurice Nadeau, Georges Navel, Claude Ollier, Hélène Parmelin, José Pierre, Marcel Péju, André Pieyre de Mandiargues, Edouard Pignon, Bernard Pingaud, Maurice Pons, J.-B. Pontalis, Jean Pouillon, Denise René, Alain Resnais, Jean-Francois Revel, Paul Revel, Alain Robbe-Grillet, Christiane Rochefort, Jacques-Francis Rolland, Alfred Rosmer, Gilbert Rouget, Claude Roy, Marc Saint-Saëns, Nathalie Sarraute, Jean-Paul Sartre, Renée Saurel, Claude Sautet, Jean Schuster, Robert Scipion, Louis Seguin, Geneviève Serreau, Simone Signoret, Jean-Claude Silbermann, Claude Simon, René de Solier, D. de La Souchère, Jean Thiercelin, Dr René Tzanck, Vercors, J.-P. Vernant, Pierre Vidal-Naquet, J.-P. Vielfaure, Claude Viseux, Ylipe, René Zazzo.

Notes

[1Voir l’article de Aude Vassalo consacré à la censure gouvernementale qui se mit en place à cette occasion :
http://audevassallo.wordpress.com/2....

[2On pourra lire également « Au nom de la morale et de la vérité », par Laurent Schwartz :
http://www.monde-diplomatique.fr/2000/09/SCHWARTZ/14213 .

[3Initialement publié dans Afrique Nouvelle le 23 novembre 1960, ce texte a été repris dans Les carnets de Théodore Monod, Le Pré aux Clercs, 1997.


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