héberger des sans-papiers n’est pas un délit


article de la rubrique démocratie > désobéissance & désobéissance civile
date de publication : mercredi 15 septembre 2004
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"Les deux militants de Calais n’ont pas violé la loi.
Est-ce qu’aider quelqu’un à survivre constitue une infraction ? "

Danièle Lochak


Voir en ligne : sur le site du GISTI : " la solidarité, un délit ? les étrangers, tous criminels ? "

Ils aidaient les réfugiés de l’« après-Sangatte »

par Alexandre Garcia [ Le Monde du 21 Août 2004 ]

Au terme de quinze mois de procédures et de dix-huit heures d’audience, il ne reste pratiquement rien des poursuites engagées devant le tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) contre deux militants associatifs, jugés pour avoir hébergé et servi d’intermédiaires financiers à des réfugiés clandestins. Mis en examen pour « aide à l’entrée, au séjour et à la circulation d’étrangers en situation irrégulière, en bande organisée » et placés sous contrôle judiciaire, Charles Frammezelle et Jean-Claude Lenoir risquaient dix ans de prison et 750 000 euros d’amende.

A 5 heures du matin, vendredi 20 août, les deux hommes ont été déclarés coupables d’avoir retiré des mandats postaux pour le compte de réfugiés sans-papiers, mais ils ont été dispensés de peine. Au coeur du procès, le délit d’hébergement de clandestins n’a pas été retenu à leur encontre, le tribunal ayant estimé que les prévenus avaient servi une cause humanitaire. « On n’est pas ici pour juger les délinquants de la solidarité », avait déclaré quelques heures plus tôt le substitut, Louis-Benoît Betemiez. « La justice n’est pas une machine à broyer », avait-il ajouté, en réponse à une large banderole déployée jeudi toute la journée devant le palais de justice, sur laquelle on pouvait lire « La solidarité n’est pas un délit ».

Dans la salle d’audience encore bondée aux petites heures du matin, le jugement a été accueilli avec joie et soulagement par la cinquantaine de personnes venues soutenir Charles Frammezelle, un éducateur de 45 ans surnommé « Moustache », et Jean-Claude Lenoir, un enseignant âgé de 53 ans. Ces deux figures emblématiques d’une association locale d’aide aux étrangers avaient été arrêtés au printemps 2003, quelques mois après la fermeture du centre d’hébergement de Sangatte (Nord) en novembre 2002. Comme l’a expliqué à la barre le capitaine Michel Patinier, la police aux frontières enquêtait alors sur un réseau international d’immigration clandestine à destination du Royaume-Uni, et soupçonnait les deux hommes d’avoir hébergé l’un après l’autre un « passeur notoire » d’origine kurde. L’homme recherché avait quitté les lieux, mais pas les seize Afghans en situation irrégulière découverts par la police chez « Moustache », avec des formulaires administratifs de demande d’asile et des bordereaux de transfert de fonds de la Western Union. En servant de prête-nom, les deux prévenus permettaient aux réfugiés de retirer l’argent qui leur était envoyé par leurs familles pour payer leur passage au Royaume-Uni, a expliqué le policier. Aux yeux de la justice, ils se rendaient aussi complices des passeurs. « Je n’ai agi que d’un point de vue humanitaire, en toute conscience, et seulement dans le cadre de l’assistance à personne en danger », s’est défendu « Moustache », qui n’a jamais touché un centime sur ces transactions. « Malheureusement, il y a le code de procédure pénale », lui a répondu le capitaine.

La circonstance aggravante d’un acte commis « en bande organisée » n’avait toutefois pas résisté à la bonne foi manifeste des prévenus. Cette dernière qualification avait été abandonnée deux mois avant l’ouverture du procès. Quant au délit d’hébergement des sans-papiers, il s’est effondré au cours même de l’audience. « Plusieurs personnes se sont dévouées dans cette ville pour aider les réfugiés, et la justice ne leur a jamais demandé de comptes », s’est félicité à plusieurs reprises le président, Maurice Marliere. A la barre des témoins, l’abbé Jean-Pierre Boutoille est d’ailleurs venu rappeler qu’il avait lui aussi accueilli « en toute illégalité et avec l’accord du préfet, du maire de la ville et de l’évêque » 127 réfugiés dans son église de Calais, quelques jours après l’annonce de la fermeture du centre de Sangatte. « Avant-hier, on a encore donné 240 repas aux réfugiés qui sont actuellement sur Calais, s’est ému l’ecclésiastique. Parmi eux, il y avait des mineurs de 14 ans. Contrairement à ce qu’a voulu faire croire le gouvernement, la fermeture de Sangatte est un échec. Les réfugiés sont toujours là dans des conditions déplorables. Face à des êtres démunis de tout, on ne se pose pas la question de savoir si on est dans l’illégalité ou non. On ouvre son coeur. »

Au final, seul le retrait de 14 mandats postaux pour un montant de 7 000 euros devait donc justifier, aux yeux du substitut, une « peine de principe » de trois mois de prison avec sursis, sanctionnant le fait qu ’« un interdit grave a été franchi » par les deux prévenus. « Vous ne saviez pas que ces fonds étaient destinés à payer les passeurs ? », a questionné le président. « Non seulement je ne le savais pas, mais je ne cherchais pas à le savoir », lui a répondu Jean-Claude Lenoir, dont l’avocat, Me Antoine Deguines, a fait observer au tribunal que cet argent aurait tout aussi bien pu servir à payer un visa, ou à rémunérer un avocat pour effectuer une demande d’asile.

Les mois ont passé, mais l’indignation est restée bien perceptible dans la voix de l’enseignant, qui n’a « jamais compris » ce qu’on lui reprochait. « Moi, naïvement, je n’y voyais vraiment aucun mal, a-t-il lâché. Nous faisions tout au vu et au su de tout le monde, avec des rendez-vous hebdomadaires avec le préfet ou le sous-préfet. Après la fermeture de Sangatte, on savait que la police voulait la peau de notre collectif d’aide aux sans-papiers. On faisait attention. Mais quand il pleut au mois de novembre, à 23 h 30, on n’a pas forcément envie de mettre les personnes qu’on a accueillies dehors. »

Pour la première fois depuis quinze mois, « Moustache » et Jean-Claude devaient aller distribuer normalement, vendredi soir, les repas qu’ils avaient continué à préparer pour les réfugiés de Calais, mais qu’ils n’avaient plus le droit de leur servir en raison du contrôle judiciaire.


Les deux militants de Calais n’ont pas violé la loi.

Trois questions à Danièle Lochak [1]
propos recueillis par Jérôme Hourdeaux [ Nouvel Obs., le jeudi 19 août 2004 ]

Quelles sont les limites légales à l’aide aux migrants ? En l’espèce, les militants de C-Sur étaient-ils en infraction ?

Le problème est que la loi est très vague, alors que, en droit pénal, les infractions doivent être définies de manière précise. C’est l’article 21 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui condamne toute personne qui aura, par une aide directe ou indirecte, permis ou facilité l’entrée ou le séjour d’un immigré en situation irrégulière. Cette disposition, devenue célèbre, prévoit une peine pouvant aller jusqu’à 5 ans de prison.

Jusque dans les années 1990, aucun particulier ou association n’a été inquiété car l’ordonnance visait, à l’origine, les passeurs. Les premières tentatives ont eu lieu sous Charles Pasqua puis, peu à peu, la législation a été modifiée. Il y a notamment eu en 1996, une décision du Conseil constitutionnel admettant que la famille ne pouvait pas être poursuivie, ce qui veut dire, a contrario, que tous les autres, y compris les amis peuvent l’être. Ce délit est donc extrêmement flou est s’applique au cas par cas, en fonction des tribunaux.

Maintenant, concernant le cas des deux militants de Calais, je vous réponds que non, ils n’ont pas violé la loi. Est-ce qu’aider quelqu’un à survivre constitue une infraction ? Devant le tribunal, tout sera question d’appréciation. Mais la question de fond est plus morale que juridique : est-ce que toute personne qui entre en contact et aide un immigré tombe sous le coup de la loi ? Car aujourd’hui, vu le flou des textes, si vous donnez un ticket restaurant à un clandestin, on pourrait considérer que vous êtes en infraction.

Les associations dénoncent une "criminalisation de tout mouvement social". Constatez vous également ce phénomène ?

Comme je l’ai déjà dit, une première dégradation a eu lieu durant les années 1990. Ainsi, en 1997, 100.000 personnes s’étaient déjà mobilisées en faveur de ces "délinquants de la solidarité" pour protester contre une disposition de la loi Debré incitant à la délation. A l’époque, l’émotion avait été très forte dans les milieux associatifs suite à l’affaire de Jacqueline Deltombe, une femme du Nord qui avait été condamnée, quoique dispensée de peine, pour avoir hébergé un immigré.

Cette pression s’est de nouveau accentuée à l’encontre des associations notamment sous la forme d’intimidations. Ainsi, même une association de la taille d’Emmaüs a été inquiétée car ils hébergent forcément, parmi les plus démunis, des étrangers sans-papier. Le but pour la police est de forcer à la délation. Dans toutes les histoires de ce type que l’on entend, on se rend compte par exemple que les personnes poursuivies ont fait l’objet d’une garde-à vue, de perquisitions à leur domicile et ont été menottées.

Outre l’intimidation, une autre méthode consiste à essayer de trouver d’autres chefs d’inculpations. Ainsi, à Marseille, monsieur Hoareau, un délégué de la CGT des chômeurs et précaires, a été condamné à cinq mois de prison avec sursis en 2000 pour violences sur policier pour avoir voulu empêcher l’embarquement d’un sans-papier dans le port. Dans la récente affaire de personnes s’étant opposés à l’embarquement d’un immigré dans un avion, celles-ci sont poursuivies pour entrave à la circulation d’un aéronef. Enfin, il y a eu l’affaire de l’Asti de Nantes, une association qui a été accusée de proxénétisme parce qu’elle fournissait des attestations de domicile à des demandeurs d’asile parmi lesquels pouvaient figurer des prostituées

Durant son existence, le centre de Sangatte était dénoncé comme une zone de non-droit. Depuis sa fermeture, la situation semble être encore pire. Quelle serait une solution durable au problème des migrants ?

La seule solution de fond serait un changement de politique. Au départ, ce centre avait été mis en place dans une perspective humanitaire. Nicolas Sarkozy l’a supprimé car il ne voulait plus que cela se voit, mais il n’a pas supprimé le problème. Les demandeurs d’asiles se retrouvent en effet aujourd’hui à la rue.

Il semblerait cependant que cette tentation de supprimer la visibilité du problème soit partagée par nos voisins. Ainsi, plusieurs propositions en Europe, notamment en Allemagne et en Angleterre, visent à l’ouverture de camps en dehors des frontières, certains proposant la Libye.

Du côté des associations, nous demandons bien sûr toujours la régularisation des sans-papiers, mais plus seulement. Car ce que nous voyons de plus en plus, ce n’est pas seulement des gens dans la rue, mais des gens qui meurent aux frontières de l’Europe. Et ça, c’est un phénomène nouveau qui devrait inquiéter chaque citoyen : des gens meurent par centaines et la seule réponse que nous apportons, c’est de les éloigner le plus loin possible.

Toujours plus de répression, c’est faire la fortune des passeurs. Ce qu’il faut, c’est un changement total de politique et pas des gesticulations sarkoziennes.

Notes

[1Danièle Lochak est professeur de droit
à l’Université Paris X Nanterre, et membre du Gisti (Groupe d’Information
et de Soutien au Immigrés).


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