demander l’interdiction de “Exhibit B” est une erreur


article de la rubrique libertés > liberté de création
date de publication : mardi 9 décembre 2014
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La contestation de l’exposition Exhibit B gagne les tribunaux : lundi 8 décembre, un collectif d’artistes a annoncé le dépôt d’un référé afin d’obtenir l’interdiction de cette installation de l’artiste sud-africain Brett Bailey qui se tient au théâtre 104 (Paris 19e), jusqu’au 14 décembre. L’exposition met en scène douze tableaux vivants, avec des figurants noirs enfermés dans des cages, « évoquant les zoos humains » de la fin du XIXe siècle. Avec ce spectacle, Brett Bailey qui a été emprisonné neuf ans sous l’apartheid entend dénoncer la souffrance infligée aux Noirs à cette époque.

Mais, pour le collectif d’artistes qui le poursuit en justice, cette exposition est « raciste » et dégradante pour la communauté noire. Le collectif a par ailleurs annoncé avoir recueilli « plus de 20 000 signatures » pour sa pétition contre ce spectacle. Exhibit B « montre la chosification des victimes » et n’est que « du racisme déguisé », a estimé l’historien Dieudonné Grammankou, en dénonçant un spectacle « qui se fait de l’argent sur la souffrance des morts ». Et d’interroger :« Peut-on tout se permettre au nom de la soi-disant liberté d’expression et de création ? »

Les organisateurs d’Exhibit B invoquent pour leur part la « liberté d’expression ». Plusieurs associations antiracistes, telles que la LDH, la LICRA et le MRAP, ont apporté leur soutien à ce spectacle et condamné les violences. Ci-dessous une tribune en ce sens : de Michel Tubiana, publiée le 8 décembre 2014, dans Le plus de l’Obs.

Dernière minute – On a appris en fin de journée de mardi 9 que la demande d’interdiction a été rejetée : le texte de l’ordonnance.


"Exhibit B" menacée d’annulation à Paris : demander son interdiction est une erreur

par Michel Tubiana, président d’honneur de la LDH


Alors que l’exposition "Exhibit B" est arrivée dimanche au Centquatre, où elle sera présentée pendant toute la semaine, un collectif d’artistes a déposé un référé demandant son interdiction, jugeant le spectacle raciste. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme, s’inquiète de la polémique.

L’interpellation des censeurs d’Exhibit B ne cesse de provoquer un malaise. Elle traduit, en effet, comme un renvoi en miroir, la réalité d’une histoire occultée prolongée d’une discrimination toujours contemporaine et la tendance lourde d’une réponse au racisme et à l’antisémitisme sectorisée, à la mesure du morcellement social actuel.

Après d’autres événements, celui-ci interpelle le mouvement anti-raciste qu’il se réclame d’une tradition universaliste ou qu’il s’inscrive dans une démarche plus communautaire. Sa division est éclatante entre ceux, comme la LDH, qui se sont opposés à toute démarche d’interdiction, ceux qui la réclame et celle qui, prudemment, s’est réfugiée dans le silence.

Rien ne sert de nier ces divisions, elles sont sur la place publique.

Rien ne justifie la demande d’interdiction

Bien sûr, la question de la liberté artistique est d’autant plus en jeu que les intentions de l’auteur ne laissent place à aucun doute. Elles participent d’une histoire déjà longue d’un artiste né et ayant vécu dans un régime ouvertement raciste et qui n’a cessé de prendre en compte cette dimension dans tous ses aspects y compris coloniaux.

Mais cette position n’est pas dictée par les circonstances. Elle rejoint la position de principe d’un refus d’interdiction préalable que la LDH avait déjà défendue à propos de Dieudonné : pas d’interdiction préalable et saisine de la justice s’il y a lieu.

Rien ne peut donc justifier la demande d’interdiction ou, pire, les tentatives violentes d’annulation.

Mais, à s’en tenir là, on ferait de cette liberté de l’artiste un en soi qui pourrait s’exercer hors de tout contexte et sans tenir compte de l’œil du spectateur.

Une rémanence des conséquences du colonialisme

Ce que nous apprennent certaines des réactions à l’œuvre de Brett Bailey, c’est d’abord la rémanence des conséquences de l’esclavage et du colonialisme qui déstructurent le lien social. C’est la prégnance d’un cursus discriminatoire dont les quelques rescapés ne suffisent pas à créer un dynamique libératoire. C’est une parole publique marquée par la discordance entre les principes de la République et leur application.

Et c’est, enfin et tout simplement, l’expression d’une souffrance d’autant plus vive qu’elle se transmet de générations en générations et qui est sans cesse réalimentée par les conditions de vie.

Une forme d’assignation à résidence communautaire

Mais ce que nous apprennent aussi ces réactions, c’est une forme de rejet du débat d’autant plus inquiétante qu’elle émane, le plus souvent, de personnes qui n’ont pas vu le spectacle. C’est aussi la prétention à détenir une vérité qui reposerait sur l’appartenance ethnique ou communautaire ou encore sur une légitimité assise sur la condition de victime.

C’est enfin le refus de reconnaître à ceux et celle qui, comme l’auteur, revendiquent le même rejet du racisme et de l’antisémitisme, le droit de s’y opposer, fût-ce sous forme artistique, parce qu’ils ne seraient pas eux-mêmes des victimes.

Ainsi sont juxtaposées les catégories de victimes, mettant au moins implicitement en concurrence leur mémoire et leur souffrance.

Ce qui n’était qu’un repli défensif devient une forme d’assignation à résidence communautaire où chacun serait sommé de définir son appartenance.

Redoutable défi que de répondre au racisme et à l’antisémitisme sans pour autant ignorer les spécificités qui existent et sans mettre en concurrence les mémoires et les victimes.

Redoutable défi que redonner confiance dans une parole universaliste qui n’a pas su ou pu pénétrer les ghettos qui parsèment nos territoires. C’est aussi de cela qu’il nous faudra débattre. Et le plus tôt sera le mieux.

Michel Tubiana



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