« Attentifs ensemble ! » Ce message d’appel à la vigilance diffusé dans le métro parisien est l’un des plus emblématiques de l’ordre sécuritaire qui s’est progressivement mis en place, en France et dans le monde, depuis la fin des années 1970, et qui s’est considérablement renforcé après les attentats du 11 Septembre et la « guerre contre le terrorisme ». Un ordre sécuritaire dont l’un des fondements est de considérer chacun d’entre nous comme un coupable en puissance qu’il convient donc de surveiller en permanence.
Le livre que Jérôme Thorel, journaliste indépendant engagé dans divers collectifs de veille sur la société de surveillance – les Big Brother Awards, l’ONG britannique Privacy international – publie sous l’intitulé Attentifs ensemble ! offre une recension de nombreux aspects de cette folie sécuritaire. Nous en reprenons un petit extrait consacré aux “Voisins vigilants”, une forme de délation encouragée par les pouvoirs publics...
Bonne feuille : un extrait de l’ouvrage :
Il s’agit de créer un réseau de « citoyens référents » chargés, dans chaque quartier, de faire le « lien » avec la police municipale (quand elle existe), ou nationale (police ou gendarmerie) concernant les actes délictueux – ou les simples malveillances de voisinage. Le retard français dans ce domaine s’explique peut-être par les traces laissées par l’expérience de l’Occupation et de la délation organisée. Toujours est-il que l’apparition d’un « ennemi intérieur » a manifestement permis d’évacuer cette> pudeur d’un autre âge. Même s’il est difficile d’estimer le nombre de communes qui, en 2012, ont accroché la plaque « voisins vigilants » à l’entrée de leur cité, les feuilles de chou locales s’en font régulièrement l’écho enthousiaste.
Certains départements du Sud-Est (le Var, le Vaucluse et les Alpes-Maritimes) ont commencé à succomber aux charmes du discours martial de Christian Estrosi, qui en a fait un thème de sa campagne, victorieuse, pour la mairie de Nice en 2008. Il disait vouloir créer des « comités de voisins vigilants » et une « réserve civile et citoyenne » composée de retraités de la police ou de la gendarmeries. Dans le village de Tourrettes-sur-Loup (Alpes-Maritimes), « la chaîne de voisins vigilants » intervient même à la moindre « anomalie constatée (individu ou voiture suspects) ». En 2010, plusieurs communes rurales du Nord ont accepté de jouer, pendant un an, aux apprentis sorciers de la « participation citoyenne » à la « tranquillité publique ». Bien entendu, aucun résultat probant n’est jamais constaté sur la délinquance – hormis le traditionnel « effet plumeau » qui en éloigne les retombées les plus visibles sans s’occuper des origines. Mais l’essentiel est ailleurs car, la plupart du temps, ces initiatives accompagnent, et justifient, le déploiement de la « vidéoprotection », avec les mêmes mots lubrifiants. « Cela a néanmoins contribué à diminuer le sentiment d’insécurité », comme le relève un gendarme d’une des communes du Nord concernées. Dans l’Aube et l’Indre-et-Loire, pour ne citer que ces départements, d’autres maires de petites communes, souvent rurales et exemptes de signes avant-coureurs d’envahissement par des hordes de jeunes « sauvageons » (terme « de gauche ») ou de « racailles sans scrupule » (expression « de droite »), adoptent néanmoins ces illusions « vigilantes », qui ne sont rien d’autre qu’une « institutionnalisation de la délation ». La dernière pierre de l’édifice a été posée dans la circulaire du ministère de l’intérieur du 22 juin 2011, qui encourage les préfets à mettre en place ce « dispositif de participation citoyenne », « déjà expérimenté dans vingt-neuf départements », pour « rassurer la population » autant que pour « améliorer la réactivité » des forces de l’ordre.
Dans le Nord, le bien nommé Jacky Maréchal, commissaire divisionnaire de Douai, avait préparé le terrain bien avant les encouragements de Christian Estrosi. En novembre 2003, soit quelques mois après l’adoption de la Loi pour la sécurité intérieure (dite « Sarkozy II », mars 2003), il lançait l’idée d’un « service volontaire citoyen de la police nationale » ; le commissaire Maréchal avait constitué un réseau de d’informateurs baptisé « citoyens-relais ». Les mots varient légèrement mais l’idée reste la même : « Moins de citoyenneté équivaut à plus d’incivilités. [...] Le citoyen-relais, c’est celui qui cesse de considérer qu’aider la police, la renseigner, lui permettre de faire des recoupements dans ses enquêtes serait une mauvaise action. » Derrière ce postulat, une démonstration simpliste : « La société est protégée par des règles, des textes, elle se trouve anesthésiée, aseptisée, avec des habitants qui s’en remettent à l’État, aux collectivités, aux autres et qu’il faut ensuite surprotéger avec le fameux principe de précaution... » D’où, aux yeux du commissaire Maréchal, deux conséquences paradoxales pour les forces de l’ordre : « La confiscation de la sécurité par des professionnels et quelques experts [et la montée d’un individualisme dangereux car alimentant l’intolérance et réduisant la citoyenneté 60. » Manque de bol pour le commissaire délateur, le conseil municipal de Douai rejettera l’initiative. Qu’à cela ne tienne, puisque la Loi de prévention de la délinquance (LPD, mars 2007) transformera l’essai de la loi Sarkozy de mars 2003 en créant, sérieusement cette fois, le « service volontaire citoyen de la police nationale », accompagné d’une belle médaille à agrafer sur la veste des bénévoles (mention « citoyen volontaire », au-dessus du drapeau tricolore et de « police nationale »). « Expérimenté à compter de juillet 2006 dans vingt-six départements », proclamait-on Place Beauvau en septembre 2009, « ce dispositif est maintenant généralisé à l’ensemble du territoire national ». La LOPPSI de mars 2011 étend ce dispositif en créant – les mots sont bien choisis – le « statut juridique de collaborateur occasionnel du service public ». La circulaire « voisins vigilants » de juin 2011 précise que ces « personnes volontaires » pourront bien entendu en bénéficier.
Jérôme Thorel
L’article suivant, publié récemment dans la presse, convaincra les sceptiques que Jérôme Thorel n’a pas noirci la réalité :
Epiez-vous les uns les autres
par S. Ch., Le Canard enchaîné, 27 février 2013
Le 1er avril, une bonne blague attend les habitants du quartier des Blaquières, lotissement pavillonnaire planté au sud-est de Châteaurenard (Bouches-du-Rhône) [1]. Ce jour-là, ce n’est pas un poisson qui va décorer certaines boîtes aux lettres du quartier, mais l’autocollant vaguement inquiétant du dispositif « Voisins vigilants » : un oeil écarquillé sur fond jaune avec cette forte maxime : « Si je n’alerte pas la police, mon voisin le fera. »
C’est sans concertation populaire, et se passant de l’avis de son conseil municipal, que le maire UMP dissident de la ville a décidé de rejoindre les quelque 500 localités qui ont déjà l’œil sur leurs voisins. L’idée – qui vient des Etats-Unis – est simple : la gendarmerie ne pouvant être partout, trouvons des
supplétifs ! « Nous avons 120 caméras de surveillance, mais ce quartier n’est pas couvert, explique au "Canard" le chef de la police municipale, alors ces citoyens seront nos yeux et nos oreilles. » Lui et ses hommes ont déjà recruté douze citoyens « référents », qui s’apprêtent cette semaine à « sectoriser le périmètre ». A eux de convaincre leurs voisins de participer au quadrillage. L’oeil collé sur la boîte sera leur signe de reconnaissance.
- Fiche à remplir par le « voisin vigilant » qui croise un type louche dans sa rue.
La tâche de ces brigadiers en pantoufles ? « Etre à l’affût des activités suspectes et en informer promptement la gendarmerie. » La voiture bizarre qui passe, le type louche qui n’est pas du coin... « Si vous avez des soupçons, n’hésitez pas. » Des soupçons sur quoi, monsieur le Maréchal des logis chef ?
Mais sur tout, screugneugneu ! « Le cambriolage, la violence conjugale, la fraude, la vente de produite stupéfiants. » Le « guide des membres » précise même :
« Celui qui dessine des graffitis sur les murs peut avoir commis ou commettre à l’avenir des délits bien plus graves. »« Ce n’est pas du flicage, se défend la police municipale, pas non plus une milice locale, mais une participation citoyenne à la sécurité. » C’est joliment dit. Pour être efficaces, les guetteurs de rue ont à leur disposition des formulaires à cocher, des fiches d’identification à remplir, tout un arsenal pour « mieux connaître ses voisins » et « veiller à leurs intérêts ».
Une fois la convention « Voisins vigilants » signée avec la préfecture, les cambrioleurs n’ont plus qu’à bien se tenir. Et aussi le fumeur de joint qui tire une bouffée avant la soupe, le mari volage qui sort du pavillon de sa maîtresse, le saisonnier qui bosse au noir dans les serres, le chômeur qui n’a pas osé l’avouer aux copains, l’écolier qui sèche les cours. Autant de gestes épiés par douze apôtres. Ou douze salopards. C’est selon...
S. Ch.
[1] [Note de LDH-Toulon] –
Bernard Reynès, maire de Châteaurenard et député UMP de la tendance droite populaire, exerce depuis des années un lobbying actif pour diffuser ses conceptions sécuritaires.
On a pu en voir le résultat sur la commune de La Crau (Var).