accord franco-turc : une coopération de tous les dangers


article de la rubrique international > Turquie
date de publication : samedi 5 janvier 2013
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Personne n’a oublié les propos tenus en janvier 2011, à la tribune de l’Assemblée nationale, par Michèle Alliot-Marie. La ministre des Affaires étrangères avait alors proposé « le savoir-faire, reconnu dans le monde entier, de nos forces de sécurité » pour aider le président tunisien Ben Ali à se maintenir au pouvoir.

Les gouvernements successifs tentent de valoriser le “savoir-faire” français dans le domaine sécuritaire. Aujourd’hui il s’agit de développer la coopération avec la Turquie ... Et pourtant, les menaces qui pèsent sur les libertés dans ce pays sont connues, nul n’ignore l’acharnement judiciaire dont Pınar Selek est l’objet – la prochaine audience de la parodie de justice qui lui est infligée est fixée au 24 janvier prochain, et celle de Sevil Sevimli au 16 ...

Étienne Copeaux, historien spécialiste du monde turc, montre ci-dessous les dangers de cet accord de coopération [1].


Un dangereux projet de loi sur la coopération policière franco-turque

Le 7 octobre 2011, à Ankara, Claude Guéant et Idris Naim Sahin, ministres de l’intérieur de leurs pays respectifs, signaient un « Accord de coopération dans le domaine de la sécurité intérieure entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Turquie ». Des négociations étaient en cours depuis 1998, et c’est donc le gouvernement Fillon, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qui a abouti.

Avant 2012, la finalisation d’un accord de coopération policière entre la France et un Etat connu pour son autoritarisme et ses méthodes de répression massive n’étonnait pas : la démarche était dans la logique de la politique répressive de Nicolas Sarkozy et de son équipe, et ce malgré l’opposition de notre président de la République à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

Il faut replacer la signature de cet accord dans son contexte temporel : la Turquie avait déjà pris le virage autoritaire que nous connaissons ; l’affaire Pınar Selek était dans sa treizième année, quelques mois plus tôt le troisième acquittement de Pınar avait été cassé. Des journalistes d’investigation avaient été jetés en prison, des intellectuels, éditeurs, étaient menacés. La répression contre le mouvement démocratique kurde battait son plein. Trois semaines après la signature de cet accord, une vague de répression particulièrement forte frappait le pays avec notamment l’emprisonnement de l’universitaire Büsra Ersanlı, l’éditeur Ragıp Zarakolu, la traductrice Ayse Berktay et des centaines d’autres, notamment étudiants, au cours des mois suivants.

Dans un tel contexte, un accord de coopération policière était des plus inquiétants, car il permettait, entre autres, de faciliter le travail de la police turque pourchassant des opposants réfugiés à l’étranger. Des centaines de personnes réfugiées en France pouvaient être menacées d’extradition si l’accord était finalisé.

Puis, en France, le pouvoir a changé de mains. Sur ce blog, j’avais expliqué que je votais Hollande pour un éventuel petit gain démocratique dans le pays, mais sans illusion ; j’espérais tout de même du mieux pour la sécurité de nos amis turcs en France. Eh bien, cet accord de coopération a été repris sans modification aucune par le gouvernement Ayrault et notre ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius.

En bref, et selon la présentation qu’en a faite Laurent Fabius lui-même, l’accord de coopération Guéant-Sahin de 2011 « a pour but d’améliorer l’efficacité d’une coopération relancée depuis 2007 tant avec la police qu’avec la gendarmerie turque ». L’accord vise trois domaines principaux : la lutte contre le terrorisme, le trafic de stupéfiants et l’immigration illégale.

Laurent Fabius précise : « Aux domaines classiquement prévus par la France dans ses accords de sécurité intérieure, la Turquie a souhaité ajouter la contrebande (...), la lutte contre les atteintes aux mineurs et la délinquance des mineurs et la gestion démocratique des foules ». Il suffit de quelques secondes sur Internet pour s’apercevoir que cette expression est synonyme de maintien de l’ordre. Ainsi une entreprise spécialisée dans la gestion démocratique des foules, Alsetex, propose des « lanceurs non létaux » de calibre 40 et 56 mm ; des grenades à main (fumée, lacrymogène, cinétique, sonore, souffle) et équipe les véhicules de lanceurs de grenades, de « systèmes de protection par spray lacrymogène ou projection d’effets fumigènes, lacrymogènes et/ou sonores ». Voilà ce qu’est la « gestion démocratique des foules », ajoutée comme incidemment, à la demande de la Turquie, aux « domaines de coopération ». Claude Guéant a accepté la demande de la Turquie, Laurent Fabius a entériné et n’a pas cru nécessaire de préciser ce qu’on entend par cette expression [2].

Cette petite précision donne le ton. Mais à mes yeux, c’est surtout le premier domaine de coopération qui est préoccupant : on sait la large extension que le gouvernement turc donne au mot « terrorisme ». Il ne faut pas oublier que la Turquie est en guerre contre une partie de sa propre population, une situation qui motive un état d’exception et l’existence d’une loi anti-terroriste qui donne des pouvoirs dignes d’un régime totalitaire à la police et au système judiciaire. Dès lors, l’allégation de « terrorisme » ou d’ « appartenance » ou de « soutien » à une « organisation terroriste » pour faire arrêter, inculper et emprisonner des personnes qui sont de simples opposants, qui militent plus ou moins activement pour le règlement démocratique de la question kurde et pour la démocratisation de la vie politique turque. Comme on sait, des milliers d’étudiants, en particulier, sont en prison pour cela, sous l’inculpation de « terrorisme » (voir l’affaire concernant l’étudiante française Sevil Sevimli).

Le mot « terrorisme » couvre des réalités extrêmement variées, qui vont des tueurs d’Al Qaida à des étudiants turcs qui portent des foulards aux couleurs kurdes. Il n’a pas de définition juridique, et pour cause : beaucoup d’Etats utilisent ce mot pour charger leurs opposants et disqualifier leur combat.

J’ai déjà signalé, à propos de l’affaire Sevimli, le danger pour la démocratie que représente l’existence de ce qu’on appelle la « liste noire » de l’Union européenne, plus exactement la Décision cadre du Conseil du 13 juin 2002, qui dresse une liste des mouvements qualifiés de « terroristes » et qui est contraignante pour les Etats membres de l’UE (voir sur mon blog l’article « A propos de l’affaire Sevil Sevimli et de la liste noire de l’Union européenne ».

Plus récemment, une affaire qui ne concerne pas la Turquie mais qui serait très inquiétante si la Turquie était membre de l’Union, a mobilisé de nombreux démocrates français : l’arrestation d’une militante de la cause basque, Aurore Martin, par la police française, et sa livraison à la police espagnole en vertu d’un mandat d’arrêt européen (MAE) lancé par l’Espagne en 2010. Aurore Martin était membre d’un mouvement interdit en Espagne mais autorisé en France, et elle a été arrêtée en territoire français, et ce malgré l’arrêt définitif des activités armées de l’ETA. Heureusement, la mobilisation démocratique a obtenu sa libération conditionnelle. Imaginons maintenant que la Turquie soit un Etat-membre... et l’usage qu’elle pourrait faire du MAE.

L’article 5 de l’accord du 7 octobre 2011 est consacré à la lutte contre le terrorisme. Il va de soi que le mot « terrorisme » n’est nulle part défini par le texte de l’accord ; il n’est même pas question d’examiner si le mot a la même acception pour les deux parties. Le texte de cet article, très clair par ailleurs, se passe de commentaire :

« Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, les Parties procèdent à des échanges d’informations sur :

  1. les moyens, les méthodes et les tactiques utilisées par les organisations terroristes dans le cadre d’actions projetées ou réalisées ;
  2. les organisations et groupes terroristes qui prévoient de commettre, commettent ou ont commis des actes terroristes portant atteinte ou susceptibles de porter atteinte aux intérêts de l’autre Partie sur ou à partir du territoire de l’une des Parties ;
  3. les méthodes de recrutement et de financement des organisations terroristes, les processus de radicalisation et les activités de prévention afférentes. »

Sur « les méthodes de recrutement », la police turque aura beaucoup à apprendre aux Français, notamment que les terroristes se recrutent lors des défilés du 1er mai, des concerts de groupes marqués à gauche, etc. Car la coopération englobe aussi la formation, comme le prévoit l’article 7 de l’accord : formation « spéciale » et généralisée, « conseils techniques », « échange de documentation spécialisée ».

L’article 12 et dernier prévoit les modalités d’accomplissement et de dénonciation de l’accord. Il se veut rassurant, puisque l’accord peut être « amendé à tout moment » (mais d’un commun accord entre les parties) ; puisqu’il est conclu pour une durée de trois ans seulement (mais renouvelable par tacite reconduction) ; et que chaque partie peut dénoncer l’accord à tout moment (mais la dénonciation d’affecte pas les obligations contractées préalablement). Ainsi chacune des clauses rassurantes et censées limiter la portée de l’accord est amoindrie voire annulée d’elle-même par le second membre de chaque clause.

Jusqu’ici, il ne s’agit que du texte de l’accord Guéant-Sahin du 7 octobre 2011. La nouveauté est que ce texte a été transformé en projet de loi, par le gouvernement Ayrault. Il a été présenté à l’Assemblée nationale par Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, au nom de Jean-Marc Ayrault, premier ministre, et enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 1er août 2012.

Le projet de loi proprement dit est bref :

Le Premier ministre,

Sur le rapport du ministre des affaires étrangères,
Vu l’article 39 de la Constitution,

Décrète :

Le présent projet de loi autorisant l’approbation de l’accord de coopération dans le domaine de la sécurité intérieure entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Turquie, délibéré en conseil des ministres après avis du Conseil d’État, sera présenté à l’Assemblée nationale par le ministre des affaires étrangères, qui sera chargé d’en exposer les motifs et d’en soutenir la discussion.

Article unique

Est autorisée l’approbation de l’accord de coopération dans le domaine de la sécurité intérieure entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Turquie, signé à Ankara le 7 octobre 2011, et dont le texte est annexé à la présente loi.

Fait à Paris, le 1er août 2012. Par le Premier ministre :
Le ministre des affaires étrangères
Signé : Laurent FABIUS

A ce stade, et sauf erreur de ma part, le projet doit être encore présenté au Conseil d’Etat pour avis, puis délibéré en conseil des ministres avant d’être présenté aux députés. Le texte de l’accord de 2011, sans aucune modification, est présenté en annexe du document.

Mais il y a une autre annexe dite « Etude d’impact » émanant du ministère des Affaires étrangères, qui est révélatrice à la fois des intentions du gouvernement et de sa gêne par rapport à l’opinion démocratique de notre pays. En effet, ce texte de quatre pages s’évertue à expliquer que, en somme, l’accord n’est rien d’important ni de nouveau. C’est comme si Laurent Fabius s’excusait d’avance.

Dans la partie « Situation de référence », le texte invoque « l’augmentation des affaires criminelles » mais nullement l’augmentation des affaires de répression en Turquie (ni en France d’ailleurs). Il invoque des situations acceptables par les députés et l’opinion publique française : le terrorisme islamiste, le trafic de stupéfiants, la lutte contre l’immigration illégale ; mais nullement la définition extrêmement large du terrorisme en Turquie. Idris Sahin, signataire de l’accord de coopération, a fait sur ce point une déclaration ahurissante voici un an.

L’étude d’impact prévoit les conséquences juridiques, c’est-à-dire que celles-ci ne sont pas à craindre, puisque « L’article 2 contient (...) une clause de sauvegarde permettant à chacune des parties de rejeter une demande de coopération si elle l’estime susceptible de porter atteinte aux droits fondamentaux de la personne, à la souveraineté, à la sécurité ou à l’ordre public de son Etat. » Mais qui est derrière le mot « partie » ? Non pas une entité abstraite, mais des policiers, des fonctionnaires, des juges, des magistrats... qui sont des hommes, ont leurs opinions politiques, sont en fonction plus longtemps que les gouvernements et peuvent « estimer » ou ne pas estimer utile de rejeter une demande de coopération : l’initiative n’est jamais dans les mains d’une « partie » ou d’un « Etat », notions qui n’existent que par leurs fonctionnaires, qui agissent selon leurs opinions et selon le sens du vent de la politique.

La seule réserve du texte est faite à propos de la protection des données personnelles, car la Turquie ne dispose pas d’une législation adéquate. « Dans l’attente », l’accord ne concernera que les informations autres que celles à caractère personnel. Mais qui va surveiller dans les détails le fonctionnement et le respect de cette disposition ?

L’étude d’impact se termine donc sur cette remarque : « La signature de ce texte a donc pour principal objectif d’officialiser des échanges déjà réguliers entre les différents services de police. L’échange portera sur des méthodes de travail, des stratégies de lutte contre la criminalité, des analyses des phénomènes criminels, des échanges de bonnes pratiques ». Tous ceux qui s’intéressent de près à la Turquie savent ce que sont les « bonnes pratiques » de la police turque (et de la nôtre aussi d’ailleurs). Cette phrase est destinée à minimiser la portée de l’accord.

En gros, cet accord ne servirait à rien puisqu’il existe déjà... Mais entre « des échanges déjà réguliers », c’est-à-dire de simples pratiques administratives, et une loi, il y a un gouffre ! Cela signifie que ce qui relevait de la pratique quotidienne des services de police, et était réglementé par de simples circulaires, va s’appliquer à tous les services et de manière obligatoire.

Mais, le paragraphe II de l’étude d’impact estimant que l’adoption du projet de loi sera finalement sans conséquence, ce texte magnifique se termine sur les mots : « Aucune réserve ».

Pour ma part, j’avais exprimé des réserves quant à l’adhésion de la Turquie, en l’état actuel de son gouvernement, à l’Union européenne : je voyais dans le mandat d’arrêt européen, dans la "liste des organisations terroristes" de l’UE, des leviers par lesquels la Turquie peut ou pourrait agir et par lesquels elle pourrait prolonger sa politique répressive au-delà de ses frontières. Mais dans ce domaine la Turquie n’a même pas besoin de l’Union européenne ! Tous les leviers existent déjà !

"Réfléchissons à l’affaire Aurore Martin ! Cette affaire est un mauvais présage pour nos amis turcs réfugiés en France.

Le 4 janvier 2013

Etienne Copeaux


Notes

[1Source : le blog d’Etienne Copeaux susam-sokak.fr.

[2Voir aussi cet article de Mediapart : http://blogs.mediapart.fr/blog/cest....


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