Strasbourg : condamnation de la France pour la mort, lors d’une intervention policière, d’un homme souffrant de troubles mentaux


article de la rubrique justice - police > violences policières
date de publication : samedi 13 octobre 2007
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Considérant que les moyens employés pour maîtriser le jeune homme ont été la cause directe de sa mort, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France le 9 octobre 2007. Dans leur arrêt, les juges de Strasbourg rappellent que « les autorités ont une obligation de protection de la santé des personnes détenues » ou placées en état d’arrestation et constatent une violation du « droit à la vie ».

Le drame s’était déroulé à Toulon, le 20 novembre 1998. La famille était défendue par Me Christine Ravaz.


La France condamnée pour la mort d’un schizophrène

[Reuters - 9 oct. 2007 18:15]

La France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour la mort d’un jeune homme souffrant de troubles mentaux, lors d’une intervention policière à son domicile à Toulon où il menaçait et violentait plusieurs membres de sa famille.

Les faits s’étaient déroulés le 20 novembre 1998 et plusieurs fonctionnaires avaient été blessés par Mohamed Saoud, un franco-tunisien de 26 ans qui avait fait usage d’un revolver.

Le forcené avait été plaqué au sol pendant 35 minutes par les policiers pesant sur ses membres, ses épaules et ses reins en attendant qu’une équipe du Samu lui administre un calmant. Il était décédé peu après d’un arrêt cardio-respiratoire.

Souffrant d’une schizophrénie qui lui valait un taux d’invalidité de 80% Mohamed Saoud avait sollicité une semaine plus tôt son admission dans une clinique qui n’avait pu l’accueillir immédiatement, faute de place.

Dans leur arrêt, les juges de Strasbourg rappellent que « les autorités ont une obligation de protection de la santé des personnes détenues » ou placées en état d’arrestation et constatent une violation par Paris du « droit à la vie ».

S’agissant des moyens employés pour maîtriser le jeune homme, cause directe de sa mort selon les experts, la Cour « déplore qu’aucune directive précise n’ait été prise par les autorités françaises à l’égard de ce type de technique d’immobilisation ».

Elle condamne la France à verser 20.000 euros au titre du préjudice moral à la mère et aux frères et soeurs du défunt qui avaient été déboutés de leur plainte par la justice française, laquelle avait considéré qu’aucune faute pénale caractérisée ne pouvait être imputée aux policiers.

Un commentaire de Sylvia Preuss-Laussinotte - CREDOF [1]

La Cour EDH a condamné la France pour violation de l’article 2 CEDH dans un arrêt Saoud.

Elle va toutefois ne pas retenir dans un premier temps cette violation au regard de l’exception prévue par l’article 2 (§ 2. « La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire : a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ; b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue »). La Cour admet que les conditions de l’arrestation de Mohamed Saoud, et en particulier l’usage de la force qui a été fait par les policiers à cette occasion, étaient proportionnées à la violence de son comportement envers autrui, y compris les membres de sa famille.

Par contre, la Cour a examiné les actes postérieurs : l’arrestation suivie d’une immobilisation qui est à l’origine de la mort par asphyxie de M. Saoud. Appliquant des principes dégagés en 2006, la Cour a examiné l’action des autorités « sous deux volets distincts : a) la question du rapport de causalité entre la force utilisée par les agents de police et la mort de Mohamed Saoud et b) la question de savoir si les autorités ont enfreint l’obligation positive de protéger la vie de ce dernier. » Elle en déduit que l’Etat a manqué à son obligation positive de protéger la vie de l’intéressé, particulièrement vulnérable car atteint de maladie mentale, fait dont les autorités avaient été informées : « Nonobstant la maladie du jeune homme, ses blessures apparentes, notamment au visage, et le fait que, entravé aux mains et aux pieds, il ne présentait plus de danger pour autrui, les policiers n’ont à aucun moment relâché leur étreinte et aucun examen médical, même superficiel, n’a été pratiqué sur lui afin de s’assurer de son état de santé ». Elle retient également la violation de l’article 6 § 1 (droit au procès équitable).

Une photo de Mohamed Ali Saoud prise à la morgue figurait à cet emplacement.
Elle a été retirée à la demande de sa famille.


Voici le dossier de Serge Garde publié le 12 avril 1999 dans L’Humanité.

Appelés pour neutraliser un handicapé en pleine crise de démence, les policiers, sous le contrôle de leur hiérarchie, le tabassent à mort

L’homicide remonte au 20 novembre 1998. Tout a été fait pour étouffer l’affaire.

" La police appelle ça une bavure. T’aurais vu la gueule de la bavure… " À Toulon, le rire se fige. Nous ne sommes plus dans un sketch de Coluche, mais à la morgue. Ce jeune homme au visage tuméfié, au corps martelé de coups, vient d’être interpellé par la police nationale. Français d’origine tunisienne, vingt-six ans, reconnu invalide à 80 %, il n’aurait jamais dû mourir ce 20 novembre 1998.

À son retour de l’armée, le marin 2e classe Mohammed Ali Saoud sombre dans une grave dépression. Ce grand sportif, moniteur diplômé de foot, se replie sur lui-même, dans l’appartement où il vit avec sa famille, au premier étage d’une HLM du quartier Fort-Blanc, sur les hauteurs de Toulon. La mort de son père, en avril 1997, foudroyé sous ses yeux par une attaque cérébrale, l’affecte gravement. Plusieurs fois hospitalisé pour troubles psychiques, il veut enfin s’en sortir. Il cherche du travail, se remet au sport, et cesse imprudemment de prendre ses médicaments depuis trois mois.

" Il allait plutôt bien, témoigne sa sour Yasmina, mais le 19 novembre, il est devenu nerveux, et il s’est mis à faire du tapage. Il avait peur des gens, de lui-même… Il voulait se faire hospitaliser. " Mais aucune place n’était libre avant trois jours. Le lendemain matin, incommodé par le bruit, un voisin se dispute avec Mohammed Ali et appelle la police. Il est environ 9 h 30. Quelques minutes plus tard, grésillements au PC radio de la sécurité publique : " Ici Mandarine 15, le mec est armé d’une barre de fer. Il tape de partout. " Effectivement, Mohammed Ali gesticule avec un des outils de son père sur le balcon. Il fracasse l’antenne parabolique fixée à la rambarde. Yasmina : " Il délirait, parlait à notre père et à un oncle, tous deux décédés. Il s’en est pris à ma sour Siem parce qu’elle ne trouvait pas un numéro de téléphone. Il l’a attachée sur le balcon, m’a donné un coup de pied, a exigé que ma mère et moi nous restions dans la chambre. " Lorsque les deux policiers (Mandarine 15) s’approchent du balcon, Mohammed Ali en plein délire exige de contrôler leur identité. " On n’est pas des clowns ", répondent-ils, et ils réclament par radio des renforts : " Le gars est complètement en état de démence. " Diagnostic exact. D’ailleurs Yasmina les avait informés : " Mon frère est malade, il est invalide, faites venir un médecin. "

Ce sont " Vanille 13 et 16 " qui arrivent. Deux motards. La tension monte proportionnellement au nombre des uniformes. Pourtant, lorsqu’une voisine, Mme Z., raisonne Mohammed Ali, il l’écoute, accepte de libérer sa sour, la laisse descendre du balcon. Côté police, l’option choisie n’est pas le dialogue. Des renforts arrivent, en grand nombre. " Peut-être cinquante ", estime Yasmina. Vingt-deux au minimum, selon notre estimation, dont deux élèves gardiens. Le capitaine M. se fait fort de leur démontrer comment on maîtrise un " forcené ". N’est-il pas judoka, ceinture noire deuxième dan ? Un moniteur de tir épaule son flashball. Comment pourrait-il rater à dix mètres ce gaillard vociférant sur un balcon aussi étroit ? Il tire. À côté. La seconde balle en caoutchouc cueille Mohammed Ali en plein abdomen. Il s’écroule. À ce moment, le capitaine M. accompagné de plusieurs hommes investissent le balcon. " C’était presque l’attaque du château fort ", expliquera-t-il plus tard. Cependant Mohammed Ali n’a pas perdu connaissance. Il résiste, frappe à tour de bras. Dans la mêlée, il s’empare du Rugger chromé, 38 spécial, du capitaine et, sans viser, fait feu plusieurs fois. Un élève gardien est blessé à un doigt de pied. Comment Mohammed Ali a-t-il pu aussi facilement récupérer et utiliser cette arme prête à tirer ? Yasmina assiste à la capture : " Les policiers frappaient mon frère à coups de poing, de pied, ils l’insultaient. " Mohammed Ali est menotté aux mains et aux chevilles et couché sur une planche cloutée provenant d’un meuble disloqué dans la bagarre. Les clous lui provoqueront des estafilades. Neutralisé, il continue à recevoir des coups sous les yeux de sa mère qui vit l’horreur : " Quand mon fils était allongé sur le ventre les mains derrière le dos, les policiers le frappaient encore, en lui donnant des coups de matraque sur la tête, des coups de pied dans le ventre, le dos. " Comme Mohammed Ali continue à s’agiter, trois policiers le maintiennent au sol. L’un d’eux, un motard, s’assoit à cheval sur son thorax : " Je suis resté sur Saoud de quinze à vingt minutes. " Écrase, Mohammed Ali suffoque. Le motard reconnaît : " À un certain moment, j’ai senti qu’il ne résistait plus. Il s’est relâché. " Le jeune malade entre en agonie.

Entre-temps, les pompiers appelés d’urgence arrivent avec six véhicules. Un des sapeurs déclarera avoir vu " le forcené menotté aux poignets et aux pieds, maintenu au sol par trois ou quatre policiers en uniforme ". Il leur demande si leur prisonnier a besoin de soins : " Ils m’ont répondu que non mais que par contre il y avait des blessés à l’intérieur. " Pendant que Mohammed Ali sombre dans l’inconscience, les pompiers dispensent leurs soins aux quatre policiers légèrement blessés : un traumatisme au genou droit, et trois petites blessures au pied, à l’épaule et à la main. Un des policiers, Moïse E. entend Mohammed Ali crier : " Yama. " Ce qui veut dire " maman " en tunisien. Sur le balcon, un autre gardien de la paix va chercher un pompier en lui disant : " Je crois que le monsieur n’est pas bien. " Mohammed Ali est en arrêt cardio-ventilatoire. La réanimation restera sans effet. Le SAMU interviendra trop tard. Le décès sera constaté vers 12 h 30.

Dialogue avec le PC radio de la police :

- Le forcené vient de décéder.
- Suite à quoi ?
- Il a fait un arrêt cardiaque.

Sur leur rapport d’intervention, les sapeurs-pompiers rajoutent une ligne sous la liste des victimes (les policiers) : Ali Saoud décédé crise cardiaque. Le siège du Fort-Blanc a mobilisé d’impressionnantes forces de police, de sapeurs-pompiers en présence effective, des plus hautes autorités départementales de la police et de deux substituts du procureur, MM. Cortes et Demori.

Le corps de Mohammed Ali est autopsié à la morgue de l’hôpital Font-Pré le jour même, devant plusieurs policiers et les substituts du procureur. Les deux médecins légistes réalisent l’exploit d’accomplir leur dissection, de rédiger et de signer leur rapport entre 19 h 30 et minuit… Il faut préciser que ce rapport, d’une grande pauvreté, ne tient qu’en quatre pages dont une consacrée à l’impressionnante énumération des blessures, ecchymoses et estafilades constatées sur le corps. Après avoir noté un important hématome au niveau de la tempe et du front, une hémorragie gastrique et un intestin grêle contenant du sang, les légistes concluent qu’ils ne peuvent rien conclure : " La cause du décès ne peut être affirmée sur les constatations autopsiques. "

L’un des légistes, le Dr Jean Rivolet, refuse de commenter son travail :

- Une instruction est ouverte et je ne peux rien dire.
- Comment pouvez-vous affirmer dans votre rapport que vous n’avez trouvé aucune fracture alors que vous n’avez pas fait de radio ?
- (après un silence) Oui, avec des radios, cela aurait été mieux, mais à Toulon on manque de moyens…
- Comment pouvez-vous conclure, dans votre rapport, à " l’intégrité lésionnelle " des os du crâne alors que, dans leur rapport, les policiers qui ont assisté à l’autopsie écrivent que vous avez constaté des " traces de lésions des os de la voûte et de la base du crâne " ?
- Ils se trompent. Vous savez, je payerais cher pour savoir la cause de la mort. J’attends avec impatience la reconstitution des faits. Peut-être s’apercevra-t-on que M. Saoud a été trop longtemps maintenu au sol… C’était une interpellation musclée "…

L’étude anatomo-pathologique effectuée par le Dr Pellissier relève des lésions aux poumons telles qu’" on peut les observer dans les asphyxies lentes de type mécanique ". Mohammed Ali a-t-il été étouffé, écrasé par les policiers qui étaient assis sur lui ? Pour la police des polices, l’enquête préliminaire (IGPN, MA. 98.81) a été bouclée en quelques jours. " Les policiers ont agi en état de légitime défense ", conclut-elle. Au commissariat de Toulon, dans un premier temps, personne ne semble se souvenir de cette affaire déjà vieille de cinq mois. Puis chacun déclare qu’il n’est pas habilité à répondre. Même refus de commenter l’affaire à la caserne des sapeurs-pompiers. Le colonel Bernichon accepte mal qu’on puisse s’étonner du retard dans les soins prodigués à la victime. " Dans cette affaire, les pompiers ne sont pas encore mis en cause ", s’étonne-t-il, avant de rectifier son malheureux lapsus : " Et je ne sais pas s’ils le seront. " Alors que la famille Saoud et son avocate Me Ravaz avaient, le 7 janvier 1999, déposé une plainte contre X pour homicide volontaire commis sur une personne particulièrement vulnérable, le substitut Cortes l’a curieusement requalifiée " homicide volontaire ou involontaire ". Depuis, l’instruction est enlisée. Une vieille habitude varoise.

Le 30 janvier 1999, un autre Toulonnais disjonctait à son domicile. Depuis son balcon, il tirait au 357 magnum. Une arme particulièrement dangereuse. La police l’a maîtrisé, désarmé et relâché sous contrôle judiciaire. Il s’appelle Édouard.

Serge Garde

Qui protège les policiers racistes ?

L’avocate de la famille Saoud, Me Christine Ravaz évoque plusieurs affaires toulonnaises qui soulignent l’impunité judiciaire dont semblent bénéficier certains policiers

Avocate de la famille Saoud, et de la Ligue des droits de l’homme dans le Var, Me Christine Ravaz ne cache pas sa préoccupation face aux dysfonctionnements qui se multiplient dans nombre d’affaires toulonnaises :

Me Ravaz. La mort de Mohamed Ali Saoud n’est que la plus récente d’une série d’affaires impliquant des policiers. La mansuétude dont ils ont toujours bénéficié a créé un sentiment d’impunité, qui conduit certains fonctionnaires de police à oublier la loi et leur déontologie.

  • À quels autres dossiers faites-vous allusion ?

Me Ravaz. Je pense à M. Boudraa, Français d’origine étrangère, gardé à vue toute une nuit par des policiers se réclamant ouvertement du Front national et qui est ressorti du commissariat de La Seyne avec le nez et une côte cassés. Une plainte est déposée. Le juge refuse d’instruire.

Je pense à Christian Cotor, arrêté par une patrouille de la police toulonnaise le 2 juillet 1997 alors qu’il faisait la manche. Pendant sa garde à vue, des policiers ont surchargé son passeport d’une croix gammée, et ils ont détruit son titre de séjour pour le transformer en immigré clandestin. Le parquet fait tout pour minimiser de tels faits. Ces dysfonctionnements forment un enchaînement qui a conduit au meurtre impuni de M. Saoud. La France proteste contre la torture dans d’autres pays, mais elle ferme les yeux sur ce qui se passe à Toulon.

  • Peut-on parler de justice de classe ?

Me Ravaz. Absolument. Plus une personne est vulnérable, et en état d’infériorité, et plus elle est méprisée et le cas échéant, sanctionnée. Par contre, ceux qui ont l’aisance financière ont plus de facilité pour échapper aux poursuites. Dans une affaire récente, un magistrat a eu le courage de me dire : " Je ne peux rien faire contre untel, il est protégé. "

  • Dans l’affaire Saoud, la plupart des intervenants se réfugient derrière le secret d’une instruction figée…

Me Ravaz. Je suis tenue par le secret professionnel, mais les victimes, elles, doivent dire la vérité. Et je soutiens la famille Saoud, car cette vérité doit absolument être connue. La justice et la police sont des services publics. Ils doivent rendre des comptes. Mais à Toulon, il existe un microclimat, un système qu’on ne retrouve pas ailleurs. Ici, certaines affaires ne sortent pas, étouffées sous une chape de plomb. Cela devient insupportable. Ce qui anime la famille Saoud, c’est une soif de justice et de dignité. Elle souhaite sensibiliser l’opinion publique sur les conséquences du racisme. Il existe aussi dans la police. La famille a le sentiment que Mohammed Ali a payé de sa vie le fait d’être d’origine étrangère. Dans cette affaire, on ne peut mettre personne en cause à titre individuel. C’est tout un climat social qui est en question. C’est la lepénisation et la mégrétisation des esprits. À force de désigner l’étranger comme un fauteur de troubles, on débouche sur un tel meurtre.

Propos recueillis par Serge Garde

Notes

[1CREDOF - Centre de recherche sur les droits fondamentaux - Paris X Nanterre
Actualités droits-libertés du 13 octobre 2007.


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