Philippe Granarolo, hier déjà ..., par Jean-Claude Villain


article de la rubrique Toulon, le Var > villes du Var
date de publication : mercredi 19 janvier 2005
version imprimable : imprimer


En décembre 1997, Jean-Claude Villain [1] avait écrit une réponse à une conférence de Philippe Granarolo intitulée "Fascisme et antifascisme : une dialectique infernale" prononcée quelques semaines plus tôt à La Maison des Comoni, au Revest-les-Eaux, dans le cadre de l’Agora qu’y animait Jean-Claude Grosse. Le texte de la conférence de Philippe Granarolo et la réponse de Jean-Claude Villain avaient été publiés conjointement dans un numéro des Cahiers de l’Agora qui a suivi.

En janvier 2005, Jean-Claude Villain a bien voulu actualiser son analyse à la suite des initiatives très concrètes (colloque, exposition - il ne s’agit plus de simples propos) du même Philippe Granarolo dans ses nouvelles fonctions électives à la Mairie de La Garde.


Voir en ligne : La Garde : les nouveaux professionnels de la haine

La démarche intellectuelle ne se conçoit pas sans la rigueur et l’honnêteté, ce qui signifie inventaire scrupuleux, définitions précises, netteté de méthode, respect des sources, et absence d’amalgame. Le rôle de l’intellectuel est donc d’inventorier, de clarifier, de révéler, de mettre de l’ordre dans le tourbillon des idées, dans la pluralité des faits, dans la multiplicité des sens, bref de distinguer, par l’analyse, l’apparence de la réalité. Il consiste aussi à réfuter, chaque fois qu’il en a l’occasion, les falsifications plus ou moins volontaires qui peuvent être associées à différentes présentations. Il ne s’agit pas pour autant de brandir, comme gage de son autorité, "la vérité", de prétendre, comme tant d’autres l’ont déjà fait, qu’on la détient seul, ni de la proclamer et de taxer les autres d’erreurs ou d’inepties, mais simplement d’éclairer en proposant quelques réflexions et quelques mises en évidence. Philippe Granarolo, en bon philosophe, souscrirait sans doute à cette première pétition de principe. Et pourtant, m’en réclamant moi-même, je voudrais pointer un certain nombre de travers dans sa démarche.

Il me semble tout d’abord que ce qui caractérise la démarche de Philippe Granarolo est une sorte de nivellement très sommaire, autant sur le plan historique que sur le plan philosophique, consistant, de façon intentionnelle et délibérée, à faire s’équivaloir fascistes et antifascistes, racistes et antiracistes, censeurs et anticenseurs. On amalgame, on confond, on renvoie dos à dos, ou plutôt bras-dessus, bras-dessous, les deux camps adverses. Et c’est à peine s’il n’ose prétendre qu’ils seraient de mèche, qu’ils se seraient mis, pour ainsi dire, secrètement d’accord en vue de quelque obscur complot. Ils se joueraient en quelque sorte la comédie de leurs affrontements et de leur adversité, et se donneraient finalement la main pour... précipiter la société française dans le plus profond des gouffres. Avoir soi-même peur est une chose. Mais vouloir alerter les consciences en brandissant, au lieu de la démarche raisonnée, le catastrophisme et la contagion de la peur ne correspond pas à la démarche d’un intellectuel honnête et scrupuleux, se comportant avec rectitude et responsabilité, mais bien plutôt à celle d’un gourou en mal d’adeptes. Non, il ne s’agit pas, dans ce débat comme dans d’autres, d’investir émotion et grandiloquence, mais de garder allumée, modeste et vaillante, la petite flamme de la raison et de suivre, prudemment, l’unique chemin de l’analyse.

Formellement, ce double procédé - amalgame et émotion - permet de déplacer le problème en en feutrant les enjeux réels ; cela, Philippe Granarolo le sait très bien.

A l’en croire, le fascisme ne serait donc point là où nous autres, pauvres myopes, croyons qu’il loge, c’est-à-dire chez ceux qui, aujourd’hui, ne craignent pas de s’inspirer de son programme, d’employer son vocabulaire et de répliquer ses méthodes. Ceux-là ne seraient, tout bonnement, que des citoyens de bonne volonté, peut-être un peu naïfs et maladroits, mais finalement pas plus mal intentionnés ni plus dangereux que tous les autres, et notamment que ceux qui les dénoncent. Qui sont donc les fascistes d’aujourd’hui ? Plus sûrement, selon notre conférencier, les antifascistes eux-mêmes que ceux-là qu’ils combattent. A l’en croire, au fond, tous se dissoudraient dans la même eau trouble d’une démocratie ayant perdu ses vrais repères et agitée en tous sens. Tel amalgame n’est-il pas d’un simplisme facile ? En tous cas la vigueur passionnée du ton, ne parvient pas davantage à crédibiliser, encore moins à démontrer, ce que la faiblesse de l’argumentation ne peut naturellement faire d’elle-même. Les idées, d’ailleurs, ne se suffisent-elles pas ? Faut-il, pour les soutenir, glisser de la sérénité de la pensée au halètement polémique ? De la philosophie à l’idéologie ? Prélevons, en raccourci, quelques expressions symptomatiques de la démarche : "antifascisme, c’est-à-dire le moyen de survie de l’autre tentation totalitaire, sœur jumelle du fascisme", "le fascisme des antifascistes", "racistes et antiracistes marchent main dans la main, réunis par la même bêtise globalisante". Pour nous, oui, comme pour Philippe Granarolo, c’est le racisme qui est bête, mais tant qu’il subsistera, il ne nous semblera jamais bête de s’y opposer. Confondre racisme et antiracisme dans la même bêtise - cela, sous le haut jugement de l’intelligence, c’est-à-dire celle, unique et suffisante, de Philippe Granarolo - est un assez bon exemple de l’essentiel de l’argumentaire de notre philosophe, c’est-à-dire sa volonté acharnée de faire s’équivaloir des contraires, de soutenir l’incroyable paradoxe selon lequel racisme et antiracisme seraient blanc-bonnet et bonnet-blanc, dénotant par là cette absence du vrai discernement qui prévaut d’ordinaire en toute démarche intellectuelle rigoureuse, et qui dans le meilleur des cas se nomme confusion, dans le pire, malhonnêteté.

Je ne contesterai pas à Philippe Granarolo que, chez certains militants dits "progressistes", un certain vocabulaire, certains comportements, voire certaines idées, présentent parfois des relents contraires à l’esprit et à la pratique de la démocratie. Et cela ne les qualifie certainement pas pour donner des leçons aux adversaires qu’ils combattent. En ce qui me concerne, ils suscitent bien plus que ma méfiance, et il est honnête pour moi de confesser qu’au cours de certaines manifestations par exemple, tel slogan a pu me mettre mal à l’aise, même s’il n’était hurlé que par un négligeable groupuscule auquel il importe promptement de faire savoir qu’on se désolidarise. Mais de cette observation strictement limitée, contrairement à Philippe Granarolo, je n’induirai jamais par amalgame une généralisation invalidant le sens et la générosité d’un militantisme, même s’il faut naturellement, ici comme en tout, et surtout en matière d’engagement, garder, en même temps qu’une vigilance sur le projet que l’on sert, le discours et les méthodes qui l’accompagnent, une circonspection sans état d’âme pour les compagnons de même cause.

Pour s’appuyer nécessairement sur l’Histoire, Philippe Granarolo la maltraite et la détourne à sa façon : raccourcis, oublis, simplifications. Le XIX° siècle, oublié, connut pourtant des théories racistes susceptibles de servir plus sûrement d’explication à leur éclosion politique dans le XX° siècle, et à la montée de Mussolini (1922) puis d’Hitler (1933) que ... la révolution russe de 1917 qui, dans la chronologie simplifiée qui nous est proposée, semble avoir été la cause principale et directe de la montée fasciste en Italie et en Allemagne. Et rapporter ce qu’un témoin prétend avoir entendu de la bouche d’Hitler (faut-il rappeler que dans la méthode historique, la critique des sources est de première importance ?) : "Ce qui m’a intéressé et instruit chez les marxistes, ce sont leurs méthodes...Tout le national-socialisme est contenu là-dedans..." n’est tout de même pas suffisant pour pouvoir prétendre que, s’il y a une cause principale et une responsabilité principale à rechercher à l’existence du fascisme et du racisme en Europe dans la première moitié du XX° siècle, par là aux catastrophes qui en ont découlé, c’est tout simplement dans l’émergence antécédente du marxisme et elle seule, qu’il faut les trouver. Rapprochements fragmentaires et suggestions tiennent lieu de démonstration. Tout comme l’oubli de rapporter qu’après des expressions contestables et très antérieures, des figures - tel Aragon - n’ont cessé de s’affirmer dans un engagement très précis, absolument contradictoire de la pensée qui leur est prêtée. L’usage de la citation hors contexte, découpée avec des ciseaux de dentellière est un procédé trop éculé, mais hélas il abuse les ignorants. Un enseignant ne se doit-il pas d’être infiniment plus respectueux du savoir et des consciences ? L’histoire n’a plus rien ici d’une science humaine exigeante. Elle redevient, dans son utilisation sélective par Philippe Granarolo, un outil idéologique. Les révisionnistes n’en usent pas autrement ! Comme complément d’illustration à cette méthode du raccourci systématique et du subjectivisme, que dire de l’épisode de 1968 - l’un des plus significatifs pour saisir les mutations de l’Europe occidentale dans la 2° moitié du XX° siècle - traité succinctement ... à travers l’évocation de quelques souvenirs personnels de l’étudiant Granarolo, dans son observatoire azuréen de la Faculté des Lettres de Nice dont chacun sait qu’elle fut, plus que tout autre, un des bastions des luttes étudiantes et ouvrières de ce moment-là !

Voici pour la démarche et l’utilisation de l’histoire : fragments, subjectivité, amalgames et simplifications ne sauraient crédibiliser l’argumentation pour un auditeur scrupuleux. Sur le fond, le fascisme est incomplètement défini par Philippe Granarolo : "si nous donnons au terme "fascisme" son sens rigoureux et historique, il s’agit d’une idéologie totalitaire dont deux des principales caractéristiques furent le plus souverain mépris pour le jeu démocratique, et un rejet radical de l’économie libérale". C’est passer un peu vite sur une dimension du fascisme qui, pour ne pas toujours être immédiate, n’en est pas moins fatale : sa négation contenue de l’homme à l’exception d’un type unique : l’homme fasciste. En cela le fascisme est déjà un totalitarisme : il contient l’oppression et la répression dans sa logique même. Le passage de l’un à l’autre n’est que celui des idées à leur mise en application massive et systématique, autrement dit n’est plus qu’une question de taille, non une différence de qualité. On peut concéder à Philippe Granarolo que, dans la rhétorique militante et politique parfois dilatée, le mot fascisme a abrité des acceptions floues, excessives ou amalgamées, du fait de certains qui ont trop facilement taxé la moindre attitude réactionnaire de "fasciste", contribuant à une relative banalisation et à une extension indue du mot, et confondant ainsi à tort, une réalité potentielle et son germe déjà avéré. Cela n’empêche pas que le fascisme a un sens, et que s’il n’est pas systématiquement partout, comme l’ont cru certains antifascistes primaires (comme il est certains anticommunistes primaires), il existe néanmoins à l’état de virtualité, plus ou moins voyant, plus ou moins arrogant, plus ou moins développé, et plus ou moins résurgent, dans les sociétés occidentales.

Sur le plan conceptuel, il serait nécessaire de distinguer plus finement, par recours à une analyse d’abord purement théorique, ce qui est réactionnaire de ce qui est fasciste et de ce qui est totalitaire. A ce sujet Hannah Arendt (rapidement citée) et Raymond Aron, entre autres, seraient de toute première utilité. Sans oublier le témoignage et la réflexion uniques de Robert Antelme, par exemple lorsqu’il écrit : "il n’y a pas de différence de nature entre le régime "normal" d’exploitation de l’homme et celui des camps. Le camp est simplement l’image nette de l’enfer plus ou moins voilé dans lequel vivent encore tant de peuples." (L’espèce humaine)

Ainsi, au-delà de ce qui irrite Philippe Granarolo et qu’Alain Finkielkraut (dans Le Monde du 12 décembre 1997) nommait "un antifascisme d’intimidation", il convient de ne pas atténuer la présence, ni d’affaiblir la réalité d’un fascisme qui porte une histoire et souffle ses bouffées dans la société française contemporaine. Tous les électeurs du Front National, tant s’en faut, ne sont pas des fascistes, mais de tous les discours politiques publics - et subventionnés par l’Etat - celui du Front National est le seul, explicitement ou implicitement, à présenter une évidente filiation avec ce courant qui a, dans ce siècle, catastrophiquement déferlé sur l’Europe pendant plusieurs décennies. Et s’il faut tout autant s’émouvoir, comme y invite encore le récent Livre noir du communisme de Stéphane Courtois, des crimes des systèmes totalitaires instaurés dans des pays où le communisme prit le pouvoir, il convient, malgré tout, de rappeler que le marxisme ne porte pas le crime dans sa doctrine même, ni la négation de certaines catégories d’hommes ; et que les crimes qui ont été commis sont le produit de dérives et de glissements odieux dont on ne peut pas dire que, dès l’origine, "ils figuraient au programme".

Toutes les idéologies, on le savait, courent la tentation du dogmatisme, et par là de la dérive totalitaire. Le philosophe, telle une veilleuse, est celui qui pour tenir vigilance, ne se lasse pas d’éclairer.

Décembre 1997 - 17 Janvier 2005

Jean-Claude Villain

Notes

[1Jean-Claude Villain a enseigné la philosophie pendant 35 ans dans le Var. Ecrivain, il est principalement publié aux Editions L’Harmattan. Il a co-fondé et animé en 1997-1998 le collectif varois CULTURE EN DANGER, réunissant de nombreux artistes et militants, en lutte contre les atteintes à la culture de la Mairie Front National de Toulon, et en particulier dans le cadre de "l’affaire Châteauvallon"
.


Suivre la vie du site  RSS 2.0 | le site national de la LDH | SPIP