Olivier Roy, chercheur : “la direction du CNRS nous considère comme des fonctionnaires aux ordres”


article de la rubrique discriminations > les musulmans
date de publication : mardi 23 juin 2009
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Quinze jours après le début de “l’affaire Vincent Geisser”, la direction du CNRS reste toujours étrangement muette. Vincent Geisser, spécialiste de l’islam s’estime harcelé, pour des raisons politiques, par le responsable du contre-espionnage du CNRS. Il est convoqué le 29 juin devant un conseil de discipline pour non-respect du devoir de réserve.

Dans un entretien avec Thierry Leclère publié sur Télérama.fr le 23 juin 2009, le chercheur Olivier Roy, grand connaisseur du monde musulman, décrypte les tenants et aboutissants de cette affaire.


Voir en ligne : une lettre de soutien à Vincent Geisser que vous pouvez signer

  • Cette affaire a révélé l’existence du « Haut fonctionnaire de Défense » (HFD), un agent du renseignement intégré au sein même de la hiérarchie du CNRS. Qu’en pensez-vous ?

A la différence de certains collègues, je savais qu’il existait, puisqu’il m’avait même envoyé un mail, il y a un ou deux ans, me reprochant de « mieux traiter l’islam que le christianisme »… Estimant que ce fonctionnaire exprimait ainsi des opinions personnelles, j’avais, en accord avec mon directeur de laboratoire, ignoré ce mail. Je regrette d’avoir réagi ainsi, car il ne s’agit pas là d’ un conflit personnel entre Joseph Illand – le HFD – et Vincent Geisser, mais d’une attaque systématique envers les chercheurs qui refusent les clichés sur l’islam.

  • Que proposez-vous ? La disparition du Haut fonctionnaire de Défense des instances de direction du CNRS ?

La fonction principale du HFD, qui existe au CNRS depuis, au moins, la Libération, a longtemps été de protéger les laboratoires de physique nucléaire de l’espionnage. Ce haut fonctionnaire, au grade de général, est détaché par le ministère de la Défense, sa tutelle. Il en existe aussi à l’Education nationale ou aux Affaires étrangères, par exemple.

Je conçois tout à fait qu’il y ait un service de sécurité au CNRS : les étudiants iraniens, par exemple, qui voulaient faire des thèses sur le nucléaire, ces dernières années, étaient évidemment l’objet de toutes les attentions … Mais le HFD n’a pas à s’immiscer dans le débat d’idées ; son intervention dans le secteur des sciences sociales est éminemment contestable.
Ce que je conteste, donc, c’est l’affaiblissement de la direction du CNRS au profit de la partie militaire. Depuis son arrivée au CNRS en septembre 2003 Joseph Illand s’est senti investi d’une mission ; il a décidé –par conviction personnelle, semble-t-il- d’étendre sa surveillance aux sciences sociales. Depuis le déclenchement de l’affaire, les témoignages arrivent et on apprend que des chercheurs ont été interrogés longuement sur les activités de Vincent Geisser. Certains collègues ont visiblement peur de ce HFD.

  • Peur de quoi ?

De la suppression de crédits dans leur labo, par exemple !

  • Vous savez enseigné récemment à l’université de Berkeley, en Californie. Les Américains ont-ils les mêmes pratiques ?

Chaque université américaine possède une police interne ; celle-ci a de larges pouvoirs puisqu’elle peut arrêter des individus et les déférer devant la justice. Le responsable de cette police est un employé de l’université, sous la responsabilité directe du doyen. C’est toute la différence. Il n’est pas, comme en France, rattaché au ministère de la Défense, dépendant du contre espionnage.

  • Comment expliquez-vous le silence de la direction du CNRS qui a engagé la procédure disciplinaire et n’a pas communiqué depuis le début de l’affaire ?

C’est bien le problème. Cette affaire révèle la crise de direction du CNRS . La direction actuelle considère les chercheurs comme de simples fonctionnaires qu’elle veut administrer.

  • Qu’est-ce qui vous faire dire cela ?

Pour convoquer Vincent Geisser devant la commission de discipline du 29 juin juin, elle invoque notamment « l’obligation de réserve » alors que la jurisprudence de la cour de cassation a établi que les universitaires n’étaient pas concernés par cette obligation (vous imaginez Michel Foucault ou Pierre Bourdieu tenus à l’obligation de réserve ?!). Soit la direction du CNRS ignore ce fait, et elle est incompétente, soit elle nous considère comme des fonctionnaires aux ordres.

  • Souhaitez-vous la disparition du poste de Haut fonctionnaire de défense ?

Il faudrait surtout plus de transparence. Tout se joue actuellement sous couvert du confidentiel défense.

  • Comme chercheur spécialiste de l’islam vous avez du être approché depuis des années par de nombreux agents et services de renseignements…

Evidemment. Il y a d’ailleurs des gens très bien parmi eux…

  • Quelles règles vous imposez-vous à leur égard ?

Je ne refuse par principe aucun contact. Mes idées sont pour tout le monde et ma règle de conduite est simple : je dis la même chose à tout le monde ! Je considère en revanche que mes contacts, mes voyages, et le contenu de mes conversations sont confidentiels. C’est pourquoi je ne passe pas par mon propre organisme, le CNRS, pour aller dans les zones dites sensibles. Sinon, le HFD me demanderait où je vais et qui j’ai l’intention de rencontrer.

  • Mais comment faites-vous alors pour voyager ?

Je me fais inviter, je profite de conférences. Parfois, je passe par des ONG. En 1993, j’ai demandé une seule fois à partir au nom du CNRS, au Tadjikistan. La mission m’a été refusée pour des raisons de sécurité… Depuis, j’ai compris. Je ne passe plus par mon organisme de recherche ; je ne suis jamais allé en Iran, par exemple, (NDLR Olivier Roy est l’un des spécialistes de la région, internationalement reconnu ) au nom du CNRS.

  • L’historienne de la psychanalyse, Elisabeth Roudinesco, des universitaires comme Abdelwahab Meddeb ou Fethi Benslama sont très critiques à l’égard des travaux de Vincent Geisser. La journaliste et essayiste Caroline Fourest le présente même comme un « défenseur de l’islam radical ». Qu’en pensez-vous ?

Vincent Geisser est un passionné. Je ne partage pas forcément ses opinions mais peu importe : il s’inscrit dans la tradition d’engagement des intellectuels français. Vincent Geisser peut être excessif, effectivement, mais il a été véritablement harcelé depuis quatre ans par le HFD.

  • La commission disciplinaire du CNRS va examiner « l’affaire Geisser » lundi 29 juin. Quelle conclusion souhaiteriez-vous à cette affaire ?

L’annulation du conseil de discipline et l’exclusion des sciences humaines de toute supervision par le Haut fonctionnaire de la Défense.

Ce genre de procès et de sanction n’existe que dans des pays de tradition autoritaire et n’a pas sa place en France. Le CNRS s’attaque à un jeune chercheur, au maillon faible.

Si Joseph Illand s’estime personnellement diffamé [NDLR : dans un mail privé, repris sur la Toile, Vincent Geisser avait comparé l’action sécuritaire du « FD » « aux méthodes utilisées contre les Juifs et les Justes »] , il a le droit de porter plainte, c’est son affaire. Mais le CNRS n’a pas à prendre fait et cause pour lui, contre un chercheur.

Propos recueillis par Thierry Leclère


Lire également :

Le CNRS et "l’affaire Geisser" : la liberté du chercheur menacée

par Esther Benbassa et Olivier Roy, le 22 juin 2009


Un chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Vincent Geisser, est convoqué le 29 juin devant un conseil de discipline pour non-respect du devoir de réserve. Le point de départ de l’affaire est le soutien apporté par Geisser à une doctorante d’un laboratoire de Toulouse portant le voile et interdite d’emploi par le service du Haut fonctionnaire de défense au CNRS, lequel avait de plus classé les activités du laboratoire dont Geisser dépend, l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam, Aix-en-Provence), comme « domaine sensible ».

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