Norvège 1941-1942 : la résistance civile face à Hitler


article de la rubrique démocratie > désobéissance & désobéissance civile
date de publication : juillet 2002
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Le 9 avril 1940, Hitler envahit la Norvège. L’armée norvégienne résiste quelques semaines mais, le 4 juin, l’invasion est terminée et le roi Haakon et son gouvernement s’envolent pour Londres le 7 juin. Les Allemands qui avaient un a priori favorable à l’égard des "races" nordiques tentent d’exalter la pureté de race des Norvégiens et s’efforcent de les intégrer. Ils portent au pouvoir Vidkun Quisling, chef du parti national-socialiste norvégien, en réalité numériquement insignifiant.

Dès l’automne, Quisling qui voulait instaurer un État corporatif de style mussolinien, exige de tous les fonctionnaires un serment de fidélité au régime. Bon nombre s’y refusent. La Hird, ou Gestapo norvégienne, se fait agressive. La résistance s’accroît. Les premières feuilles clandestines circulent. Dans les écoles, la résistance commence sur le mode plaisant. Les élèves se mettent à porter à la boutonnière, en manière d’insigne, une agrafe à papier qui signifiait : "Restons unis", et, bientôt, des chaînes d’agrafes. La police interdit cette forme d’opposition, ce qui ne fait que lui donner plus de poids.

Les élèves remplacent alors les agrafes par une petite pomme de terre piquée sur un cure-dents ; mais l’Ordre de la patate est aussitôt lourdement interdit. Enfin, chacun s’orne d’une pièce d’un sou portant l’effigie du roi Haakon. Aussitôt, l’Ordre du sou est interdit. Les professeurs, à leur tour, jouent les imbéciles. Chaque fois qu’ils reçoivent des circulaires ministérielles, ils feignent de n’y rien comprendre ou de s’y tromper, ou encore demandent des explications à l’infini.

Parallèlement, la résistance s’organise sous deux formes : l’une armée, le Milorg ; l’autre civile, le Sivorg, à la fois coordonnées et indépendantes pour raisons de sécurité. Les diverses associations norvégiennes, professionnelles, sportives, etc. participent à la résistance en y assurant des fonctions politiques. Elles multiplient notamment les protestations contre les arrestations, les tortures, les interrogatoires, la suppression des libertés. En mai 1941, quarante-trois organisations et associations représentant 750.000 membres envoient une lettre au Reichkommissar pour exprimer ouvertement leur insoumission au régime. Cette lettre provoque des représailles ; la résistance devient alors clandestine.

Quisling, de son côté, poursuivant son projet d’État corporatif, dissout l’ancien syndicat de professeurs norvégiens et crée un nouveau syndicat dirigé par le chef de la Hird. Tous les enseignants doivent y adhérer sous peine de licenciement. Il crée également un Nasjonal Sameling copié sur les Jeunesses hitlériennes qui devait enrôler tous les jeunes de 10 à 18 ans. Le syndicat légitime lance immédiatement une contre-déclaration dans les termes suivants : "Suite à la communication que j’ai reçue, je déclare par la présente que je resterai fidèle à ma vocation de professeur et à ma conscience et que je continuerai, sur cette base, à suivre les instructions qui m’ont été données légalement par mes supérieurs concernant mon travail.".

Mais un enseignant, Holgard, prend l’initiative d’une pétition plus audacieuse encore qui exprime en fait un refus de s’affilier au syndicat de Quisling, un rejet de toute tentative pour introduire la propagande nazie dans les écoles et de toute coopération avec le Nasjonal Sameling . Le texte de cette pétition est envoyé clandestinement à tous les enseignants norvégiens avec une invitation à le recopier et à l’adresser au Ministère de l’Éducation le 20 février 1942.

Sur quelque 12000 professeurs, 90% signèrent le texte d’insoumission suivant : "Je déclare ne pas pouvoir participer à l’éducation de la jeunesse norvégienne telle qu’elle est déterminée par le mouvement de jeunesse Nasjonal Sameling ; en effet, cela est contre ma conscience. D’après les déclarations du chef de la nouvelle organisation des enseignants, le fait d’être membre de cette nouvelle organisation équivaudra pour moi à l’obligation de pratiquer une telle éducation ; il me forcerait aussi à commettre d’autres actes qui sont en conflit avec les obligations de ma profession. Je dois donc déclarer que je ne peux pas me considérer comme membre de cette nouvelle organisation des enseignants."

Le 24 février, ce fut le tour de l’Église d’État dont les évêques donnèrent leur démission tout en poursuivant leur tâche spirituelle. Le même jour, 150 professeurs d’université protestèrent contre les "mouvements de jeunesse". Le 25 février, le gouvernement menaça les démissionnaires et les protestataires d’amendes et de poursuites. Il annonça également la fermeture des écoles pour "manque de combustible".

Cette mesure, au lieu de gêner la résistance la favorisa, en sensibilisant et mobilisant tous les parents d’élèves. Le combustible afflue de toutes parts aux écoles ainsi que les subsides aux professeurs en chômage. Le Ministère reçoit par dizaines de milliers des demandes de réouverture.

Le gouvernement s’engage alors dans la répression. Le 7 mars, les journaux annoncent que 300 professeurs vont être désignés pour effectuer une sorte de "travail social" dans le nord. Le 20 mars, 1000 professeurs sont arrêtés à travers tout le pays. 687 d’entre eux sont internés dans le camp de concentration de Grini où on menace de les rayer pour toujours des cadres de l’enseignement et de les envoyer aux travaux forcés. Trois d’entre eux cèdent. Le 31 mars, les autres sont envoyés au camp de Jorstadmoon, à 200 kilomètres d’Oslo. Pendant leur voyage en wagons à bestiaux, les enfants des écoles, réunis dans les gares, chantent pour eux. Le camp manque de lits et de couvertures. On tire d’un tas d’immondices les ustensiles de cuisine. Les professeurs doivent fabriquer eux mêmes, comme ils peuvent, des pelles à neige.

Les professeurs sont partagés en groupes auxquels les Allemands assignent pour chefs ceux qui parlent l’allemand.

Aux ordres vociférés par haut-parleur, il fallait se rendre au pas de course, mais un contre-ordre vous arrêtait dans l’élan ; là-dessus, un gardien surgissait qui vous demandait ce que vous faisiez là et vous cravachait. Chacun recevait par jour quatre minces tranches de pain, une gamelle de "café" synthétique et une "soupe" qui ressemblait assez à de l’eau chaude. Le matin, on se livrait à une heure et demie de "gymnastique" ce qui revenait à courir et ramper dans la neige profonde avec des habits légers qu’on n’avait aucun moyen de faire sécher. Puis, une heure et demie de "travail" qui consistait à remuer la neige à la pelle. Encore une heure et demie de "gymnastique". Suivait une heure de repos pour la soupe , puis le traitement recommençait.

A la fin de la première semaine, soixante-seize des plus anciens sont convoqués pour un interrogatoire. Les autres leur ont fait savoir que s’ils veulent abandonner la lutte à cause de leur âge, personne ne leur en fera grief, mais tous refusent de se rendre.

Pendant ce temps, Quisling préparait la réouverture des écoles. Ceux qui reprendraient le travail seraient inscrits à la Corporation et leur cotisation déduite de leur salaire.

Ils reprennent le travail mais refusent l’inscription. Tous font, dès le premier jour, une déclaration dans leur classe, parlant d’esprit de vérité, de responsabilité, de conscience.

Si les enseignants chargés de famille peuvent se permettre une telle attitude, c’est qu’ils savent que les familles de professeurs détenus reçoivent de "quelque part" l’équivalent du salaire perdu. Cette solidarité agissante donne du courage à chacun.

Pendant ce temps, à Jorstadmoon, la situation s’aggrave. Plusieurs professeurs sont atteints de pneumonie, d’autres tombent inanimés pendant la "gymnastique" ou le "travail".

De nouveaux interrogatoires ont lieu. Les plus vieux entrent d’abord et refusent de signer ; les autres crient "non" sur le seuil, sans attendre la question.

Trente-deux cependant abandonnent la résistance et sont retirés du camp. Pour les autres, le traitement dure encore une semaine.

Cinq cents professeurs sont alors convoyés sur Trondheim en wagons à bestiaux, puis embarqués, plus ou moins malades, sur un bateau fait pour contenir cent passagers. Ils pensent que le bateau, surchargé, sera coulé en pleine mer et qu’on attribuera la faute aux sous-marins alliés. La traversée dure treize jours. Ceux qui tiennent debout organisent des conférences et des choeurs.

Le 28 avril, le convoi arrive à Kirkenès, une petite ville proche de la frontière finlandaise, bien au-delà du cercle arctique, près du front de Russie.

Les professeurs sont alors confiés par la Gestapo aux autorités militaires. Ils se voient dispensés de gymnastique et mis à d’autres travaux qu’à remuer la neige. On leur fait transborder des caisses de nourriture destinées à l’armée, quelquefois des explosifs ; deux professeurs seront tués pendant ce travail ; d’autres perdent une jambe, un bras, un oeil. Ils occupent une ferme qui a servi à l’élevage du renard argenté et sont logés dans des huttes de carton au toit goudronné. quelques-uns s’installent dans les clapiers à renards. Cent-cinquante couchent dans une écurie à raison de trente centimètres d’espace par dormeur.

Un peu plus tard, un autre bateau chargé de professeurs rejoint les premiers ce qui aggrave les conditions d’existence.

Mais, pour Quisling aussi, malgré le soutien de Hitler, la situation devient intenable. Le 22 mai, il arrive au lycée de Stabbek escorté de son Ministre de l’Éducation et du chef de la police. Devant les professeurs médusés, puis goguenards, il s’emporte, tempête et termine son discours par ce mot : "Vous autres, les professeurs, vous avez tout ruiné pour moi !" Les professeurs se retiennent d’applaudir mais ils colportent le mot dans tout le pays. Peu après, les professeurs présents sont arrêtés. Ceux de leurs collègues qui avaient manqué le discours se rendent à la police et demandent à être arrêtés eux aussi.

La Corporation des professeurs qui devait être le pivot du nouvel État corporatif ne se constitua jamais. Un beau jour, Hitler intervint pour donner l’ordre d’abandonner le projet.

Les internés de Kirkenès, eux, voyaient arriver avec terreur la mortelle nuit polaire. Plus les jours passaient, plus leur retour devenait improbable. Et pourtant, contre toute attente, le 4 novembre, on les embarqua pour les rendre à leurs foyers. Leur internement avait fait d’eux des héros pour tout le pays. Pendant le voyage qui dura seize jours, ils furent fêtés à chaque escale, hébergés dans les meilleurs hôtels, comblés de fleurs et de friandises malgré la pénurie.

Leur résistance, encore que partielle, précaire, improvisée, avait réussi à empêcher la réalisation des projets de Quisling et de Hitler.

P.-S.

Sources :

- Lanza del Vasto, in l’Action non-violente de Joseph Pyronnet, ed. Témoignage chrétien, 1965.
- Guy Boubault - in Résistances civiles et défense populaire non-violente, Dossier de Non-violence politique, n° 2.


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