Nicolas Sarkozy courtise Jeanne d’Arc


article de la rubrique démocratie > Sarkozy : campagne 2012 et bilan
date de publication : vendredi 6 janvier 2012
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Vendredi 6 janvier 2011, Nicolas Sarkozy se rend dans un petit village vosgien de 150 habitants, Domrémy-la-Pucelle, pour y prononcer un discours d’hommage à Jeanne d’Arc à l’occasion du 600e anniversaire de sa naissance.

A partir de l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1871, Jeanne d’Arc est devenue une incarnation majeure du patriotisme. C’est d’ailleurs en 1874 qu’a été érigée la statue équestre de la place des Pyramides, à Paris, où Marine Le Pen se rendra samedi.

Depuis le début du XXe siècle, la figure de Jeanne d’Arc est récupérée par l’extrême-droite, notamment par l’Action française, et, à partir des années 1980, par le Front national. Mais, aujourd’hui, le parti lepéniste se trouve en concurrence avec Nicolas Sarkozy qui tente de séduire son électorat en vue de la prochaine élection présidentielle. L’historien Nicolas Offenstadt décrypte l’événement.


Le jour de la Béatification de Jeanne d’Arc, le 18 avril 1909, les murs de Paris ont été couverts de deux mille exemplaires d’une affiche comportant cette invocation
 [1] :

« 0 toi qui as libéré la France de l’invasion étrangère, protège l’âme de nos enfants et garde au coeur des Français, avec la foi de nos pères, l’amour de la patrie et le suprême espoir des revanches futures. »


Nicolas Sarkozy en campagne électorale, à Rouen, en avril 2007


« Comment être à Rouen et ne pas penser à Jeanne d’Arc ?

« Comment être à Rouen et ne pas penser à cette jeune fille innocente de 19 ans, seule devant ses juges ?

« Comment être à Rouen et ne pas penser à Jeanne sur son bûcher, criant le nom de Jésus au milieu des flammes tandis que, selon les témoins du temps, "dix mille hommes pleuraient"...

« Comment être à Rouen et ne pas penser à Jeanne d’Arc qui prit les armes pour sauver la France lorsqu’elle sût "la pitié qu’il y avait au royaume de France" ?

« Comment être à Rouen et ne pas penser à ce que Michelet disait de Jeanne :

"Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie chez nous est née du coeur d’une femme, de sa tendresse, de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous" ?

« Comment être à Rouen et ne pas penser à ce que Barrès disait de Jeanne : "êtes-vous catholique ? C’est une martyre et une sainte que l’Église met sur les autels. êtes-vous royaliste ? C’est l’héroïne qui a fait consacrer le fils de Saint Louis par le sacrement de Reims. Pour les républicains, c’est l’enfant du peuple. Enfin, pour les socialistes, ils ne peuvent oublier qu’elle disait : "J’ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des malheureux."

« Jeanne dépasse tous les partis, nul ne peut la confisquer. Jeanne, c’est la France. Voilà ce que je tenais à dire, ici, à Rouen.

« Mais, je pose une question : comment, et je le dis à nos amis de la droite républicaine et du centre, avons-nous pu laisser Jeanne d’Arc confisquée par l’extrême droite pendant si longtemps ?

« Oui, mes chers amis, la faute ne vient pas toujours des autres. Je veux regarder le passé de la droite républicaine et du centre avec lucidité. Si d’autres se sont emparés de Jeanne et des valeurs qu’elle représente, c’est parce que nous n’avions pas eu le courage de défendre ces valeurs et de nous emparer de cette personne qui représente la France. Oui, c’est cela. »

Jeanne d’Arc fait partie de la BD historique sarkozyenne »

[ Libération, le 4 janvier 2012]


Symbole accaparé par le Front national depuis le milieu des années 1980, Jeanne d’Arc a régulièrement été évoquée par Ségolène Royal durant sa campagne présidentielle en 2007 et même, en son temps, par Jacques Chirac.

A l’occasion du 600e anniversaire de sa naissance, c’est au tour de Nicolas Sarkozy de glorifier cette figure emblématique de l’histoire de France. Le chef de l’Etat se rendra vendredi dans les Vosges et la Meuse, à la veille d’une commémoration organisée à Paris par les Le Pen père et fille. L’historien Nicolas Offenstadt, professeur à l’université Paris I et auteur de L’histoire bling bling. Le retour du national (Stock, 2009), revient sur les raisons de cet engouement.

  • Pourquoi Jeanne d’Arc est-elle une figure aussi forte dans l’imaginaire politique ?

Depuis le XIXe siècle, à peu près tous les bords politiques se sont servis de Jeanne d’Arc. C’est une figure à usages multiples, au gré des enjeux et des moments. Elle a été utilisée aussi bien par les républicains que par les monarchistes, par les cléricaux que par les anticléricaux, par les catholiques que par les laïcs. Elle a également été utilisée par Vichy, dans un registre anglophobe, et par la Résistance. Tous les camps peuvent trouver dans Jeanne d’Arc un motif d’exaltation.

  • Cela en fait-il un personnage universel ?

Au contraire, c’est une figure fourre-tout, dans laquelle chacun peut découper en mettant l’accent sur tel ou tel aspect.

  • Dans l’histoire plus récente, l’utilisation du général de Gaulle répond-elle à la même mécanique ?

Absolument. Et lui-même a d’ailleurs joué alternativement sur différents registres. Certains se réclament du gaullisme social pour évoquer une forme de gauche, d’’autres glorifient le De Gaulle de juin 1940 ou celui opposé à mai 1968.

  • A part de Gaulle et Jeanne d’Arc, pensez-vous à d’autres figures à « usages multiples » ?

Quand Sarkozy tente de récupérer à sa cause Jaurès... A partir du moment où la distorsion est sans limite dans les discours, on peut récupérer des héritages extrêmement variés. Jaurès avait d’ailleurs aussi été utilisé sous l’Occupation comme une forme de socialisme national contre un Blum incarnant l’internationale juive. Dans ce domaine, tout est possible puisque même le Front national récupère à son tour la figure de Jaurès.

  • Revenons à Jeanne d’Arc. D’après vous, que Nicolas Sarkozy va-t-il y piocher ?

Jeanne d’Arc s’inscrit d’abord dans la reconstruction du roman national dont il se sert depuis 2007 via sa plume Henri Guaino. En ce sens, il y a une vrai continuité avec tous ses discours de la campagne et avec sa politique de l’identité nationale. Jeanne d’Arc fait partie de la bande dessinée sarkozyenne des grands héros de l’Histoire de France dans laquelle il cherche à s’inclure.

Nicolas Sarkozy utilise aussi Jeanne d’Arc comme une incarnation de la Nation, une valeur qu’il affirme incarner aussi bien et même mieux que le Front national. C’est la tonalité du discours qu’il a fait en 2007 à Rouen. L’idée, c’est piquer Jeanne d’Arc au FN comme il a piqué Guy Moquet au Parti communiste et Jaurès au Parti socialiste.

Dernier élément, Nicolas Sarkozy affirme que Jeanne d’Arc incarne ce que la France a hérité de l’Ancien Régime. Dire que nous sommes autant les héritiers de l’Ancien Régime que de la République, c’est tout à fait idéologique. Cette synthèse de l’Histoire donne une impression oecuménique et sympathique. Mais ça ne l’est pas : tout est mis sur le même plan.

  • Parmi toutes les Jeanne d’Arc que vous décrivez, laquelle est la plus légitime du point de vue de l’historien ?

Le sentiment national de Jeanne d’Arc n’était pas partagé par tout le monde à l’époque. Il s’agissait d’un monde où l’idée de Nation n’existait pas telle qu’elle existera au 19e siècle. Tracer, comme le fait Nicolas Sarkozy, un parallèle direct entre Jeanne d’Arc et le sentiment national aujourd’hui n’est pas crédible d’un point de vue historique.

  • Quand Nicolas Sarkozy choisit de célébrer Jeanne d’Arc, s’agit-il d’après vous de draguer les électeurs du Front national ou simplement de nourrir son roman personnel ?

Depuis 2007, il utilise très souvent la mise en scène de lui-même dans les lieux historiques. Héritier de la Résistance sur le plateau des Glières, garant de la mémoire de la guerre de 14-18 à Verdun, etc. Jeanne d’Arc s’inscrit dans cette continuité personnelle, il ne faut pas y voir seulement une drague des électeurs frontistes.

C’est aussi le rôle d’un président de la République de célébrer les grands moments de l’histoire de France. François Mitterrand avait lui aussi participé à des cérémonies d’hommage à Jeanne d’Arc. Maintenant, choisir une commémoration plutôt qu’une autre, à un moment plutôt qu’un autre, ce n’est pas neutre. L’investissement de l’Etat pour la célébration du 150e anniversaire de la Commune n’a, par exemple, pas été très frappant...

Nicolas Offenstadt
Propos recueillis par Jonathan Bouchet-Petersen


Notes

[1Références :
- le texte : La critique du libéralisme, religieux, politique, social, tome 2, 15 avril 1909 – 1er octobre 1909, page 55 : http://liberius.net/livres/La_Criti....
- l’image : http://www.saintejeanne.fr/les_affi...

D’autres images de la même époque représentant Jeanne d’Arc : http://www.19e.org/documents/troisi....


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