Issu d’une famille antifasciste italienne immigrée pendant la seconde guerre mondiale, Michel Ré est l’un des quarante “soldats du refus” communistes qui ont refusé de porter les armes contre le peuple algérien. Après un premier séjour en opération sur la ligne Morice, où il découvre l’action psychologique, la torture et le napalm utilisés par l’armée française, il écrit au président de la République pour exprimer son refus de cette guerre et son refus d’y participer. Le Tribunal militaire le condamne à deux ans de prison, qu’il effectuera, entre autres, dans le terrible bagne de Lambèse. Après ses deux ans de punition, l’armée le renvoie en Algérie, comme instructeur pour « éduquer les fellaghas ».
Il bénéficiera d’une amnistie, mais, contrairement aux condamnés de l’OAS, il ne sera pas réhabillité.
Ci-dessous une présentation du cas de Michel Ré faite à partir d’un article d’Hélène Bracco paru dans le N° 160, octobre-décembre 2009, de la revue Gavroche.
Parmi les réfractaires à la guerre d’Algérie (estimés à 3 000), la quarantaine de soldats communistes ayant refusé de porter les armes contre le peuple algérien ne refuse pas la notion de guerre en soi, mais se place en marge de l’armée et en marge de son parti, pour qui tout bon communiste part à la guerre, quelle qu’elle soit, pour y « travailler de l’intérieur ».
Michel Ré est militant des Jeunesses communistes dans les Bouches-du-Rhône quand il est envoyé en Algérie, le 15 septembre 1957. Il y reste sept mois qui sont déterminants pour sa décision : en opération sur la ligne Morice, non loin du passage obligé des maquisards de la wilaya des Aurès-Nementchas, il est témoin de l’attitude agressive des gradés, du napalm et de la torture.
Le temps du refus
Du 30 mars au 18 avril 1958, il est en permission à Sénas (Vaucluse). Lors d’une manifestation des Jeunesses communistes, il annonce qu’il ne retournera plus en Algérie, ou que s’il y retourne, il refusera de se battre : « Moi je pense que ce qu’on fait là-bas déshonore la France, et que le devoir d’un soldat français, c’est de servir l’armée française, bien entendu, mais en aucun cas de torturer, de massacrer, et surtout pas de faire la guerre au peuple algérien qui se bat pour son indépendance. » Cinq de ses camarades ont déjà refusé. À l’issue de sa permission, aidé du secrétaire départemental des Bouches-du-Rhône de l’UJCF, (Union des jeunes communistes français), il écrit au président de la République, expliquant que dans un des préambules de la Constitution française, « il est dit que la République française ne prendra jamais les armes contre un peuple qui lutte pour son indépendance et sa liberté dans un but de conquête. »
Le refus d’obéissance concerne « tout militaire qui refuse d’obéir et qui, hors cas de force majeure, n’exécute pas les ordres reçus » (loi du 9 mars 1928, article 205). Il est puni d’une peine de une à deux années d’emprisonnement, renouvelable autant de fois que le soldat refuse de porter les armes ou d’obéir aux ordres. Après le refus en France, le soldat fait généralement soixante jours de prison régimentaire. S’il maintient son refus, il comparaît devant le tribunal militaire, en France ou après avoir été envoyé de force en Algérie, qui le condamne en général à deux ans d’emprisonnement.
Le temps de la punition
Le 18 avril, Michel Ré est de nouveau en Algérie, estimant que s’il désertait, cela n’aurait pas de sens, mais que s’il se présentait en Algérie devant le capitaine en disant : « Je refuse de prendre les armes » là, ça prendrait un sens politique. Commence alors une longue série de graves sévices physiques et d’humiliations dans diverses prisons, entre autres : « enfermé toute la nuit dans un tout petit placard où on ne pouvait rester ni assis, ni debout, ni couché... interdit de drapeau le visage contre le mur... attaché à un arbre, les mains derrière, les pieds ceinturés à l’arbre, et des chaînes aux pieds et aux mains »...
Le 29 août 1958, Le tribunal militaire de Constantine le condamne à deux ans de prison, à partir de la date de son refus. Jusqu’au 8 décembre, il est à la prison civile de Constantine.
Au bagne de Lambèse, du 8 décembre 1958 à fin avril 1959. À la prison des Baumettes, à Marseille, du 1er mai 1959 à novembre 1959. En Corse de novembre 1959 au 21 avril 1960.
Le 21 avril 1960, sa punition étant terminée, il lui reste à terminer son temps d’armée.
Fin juin 1960, il est renvoyé en Algérie comme instructeur, « pour soi-disant éduquer les fellaghas ». Il continue à s’insurger, en leur faisant connaître son action. L’armée le verse alors dans la musique batterie.
Conséquences du refus. De petit boulot en petit boulot
« Quand je suis sorti de prison, j’ai travaillé un peu puis je me suis inscrit à la main-d’oeuvre, parce que je n’arrivais pas à trouver du boulot. Je ne pouvais pas rentrer dans une administration, par ici dans les petits pays comme ça, les choses se savent. J’avais été d’abord un certain temps démarcheur de journal au sein du PCF. Je n’avais pas non plus le droit de rentrer dans l’administration, parce que j’avais perdu mes droits civiques. J’ai vadrouillé comme ouvrier agricole. Après 68, j’ai commencé à nettoyer des arbres à droite à gauche, j’ai été pompiste un petit moment en 70, et puis je me suis déclaré paysan. Je l’ai été une dizaine d’années. »
Les droits civiques
La loi d’amnistie du 17 juin 1966 s’appliquait aux faits de désertion et d’insoumission, si les condamnations étaient inférieures à dix ans – ou si les acteurs étaient déjà libres – pour actions commises avant le 3 juillet 1962. L’amnistie générale de 1968 s’accompagnait d’un non-lieu de la justice militaire pour toutes les infractions commises par des militaires servant en Algérie pendant la période de la guerre. Mais elle ne couvrait les peines de prison que si les amendes étaient réglées, et il fallait aussi payer les frais de justice.
« De mon refus, il en est resté que quand je suis sorti en 61, on m’a enlevé le droit de vote. J’avais fait vingt-huit mois d’armée, plus vingt-quatre mois de prison. Cinquante-deux mois au total ! Mes droits civiques, je les ai retrouvés juste en 68. Quand mon père a demandé sa naturalisation, on la lui a refusée parce que j’avais refusé de me battre en Algérie. Mon père n’a jamais été naturalisé. Il est toujours italien. »
Réhabilitation
La loi du 16 juillet 1974 (Valéry Giscard d’Estaing est alors président de la République) efface encore toutes les condamnations prononcées pendant ou après la guerre d’Algérie. Les amnistiés récupèrent leurs droits à pensions et les grades civils et militaires qu’ils avaient avant les faits. En 1982, avec l’arrivée de la gauche et de François Mitterrand à la présidence de la République, un projet de loi prévoit la réintégration dans le cadre de réserve de huit généraux putschistes d’avril 1961. L’amnistie s’assortit de la réhabilitation, et les putschistes réintègrent l’armée française en novembre 1982 [1].
Les effets sur la retraite
Michel Ré considère les faits avec amertume : « Les gars de l’OAS, ils ont été amnistiés et réhabilités dans leur grade et dans leurs effets. C’est-à-dire qu’ils ont touché leur retraite comme capitaines et comme colonels. Alors que moi, je suis amnistié, mais je ne suis pas réhabilité.
De 1953 à 1963, la MSA (la Mutuelle sociale agricole) ne m’a rien payé du tout. Elle m’a donné un trimestre par ci, un trimestre par là. Les deux ans de prison ayant été amnistiés, on aurait dû me payer entièrement comme ouvrier agricole. Ces deux ans, je les ai passés en plus de l’armée, on me les devait donc. Admettons qu’ils ne me paient pas les dix-huit mois de durée légale où j’étais soldat, mais après on devrait me payer tout le reste ! »
Le Parti communiste face au refus
L’effort des soldats sera arrimé aux réactions de leur famille et du PCF, qui sortira tardivement de sa tiédeur face à une action qu’il réprouve. Vers le milieu de l’année 1957, le PC soutient verbalement ses militants. Entre septembre 1957 et janvier 58, il prend publiquement la décision d’inciter ses militants au refus, « dans l’intérêt de la France », formule que l’on retrouve dans les lettres de certains appelés qui refusent à cette période. Le PC manifestera alors une solidarité active, luttant notamment pour la libération de ces jeunes, mais sans remettre en cause l’attitude fondamentale des communistes sur le problème de l’armée et de la guerre, et tout en souhaitant que leurs actes restent isolés.
Les jeunes communistes ne laissent pas d’être déconcertés par l’ambiguïté de leurs dirigeants. Michel Ré se dit encore aujourd’hui mal à l’aise devant l’accord de son parti au vote des pouvoirs spéciaux en 1956. En 1960, Maurice Thorez réaffirme que, sur les principes définis par Lénine, « le soldat communiste part à toute guerre, même à une guerre réactionnaire, pour y poursuivre la lutte contre la guerre. Il travaille là où il est placé... ». Mais devant le soutien sans faille des familles et des militants de base, Léon Feix, spécialiste des questions coloniales puis d’Outre-Mer au Bureau politique, finit par affirmer que « c’est l’honneur du Parti communiste d’avoir formé de tels hommes. »
Hélène Bracco
Les cas d’Abdelkader Rahmani et de Michel Ré figurent dans le livre d’Hélène Bracco Pour avoir dit non, Actes de refus dans la guerre d’Algérie, 1954-1962 (éd. Paris-Méditerranée, 2003, actuellement disponible en librairie aux éditions Max Milo), qui présente également les parcours multiformes d’hommes et de femmes, civils ou militaires, qui ont dit non à cette guerre coloniale qui ne disait pas son nom. [2]
[1] Voir article 279.
[2] L’article de Gavroche puise ses sources dans la presse communiste de l’époque, les archives privées confiées par Michel Ré et des entretiens étalés sur trois années. La thèse de Sandrine Ségui offre des éléments pour le contexte général (Les communistes français en guerre d’Algérie, Histoire, mémoire et représentation, 1954-1992, doctorat nouveau régime, sous la direction de Monsieur Robert Ilbert, université de Provence, Aix 1994). Plus récemment, l’examen des archives municipales de la ville de Sénas, dans les Bouches-du-Rhône, où Michel Ré demeurait, et des entretiens avec des personnalités de cette ville, ont apporté un éclairage nouveau sur ce travail.