Marie Ndiaye, l’admirateur de Ben Ali et le cireur des bottes présidentielles


article communiqué de la LDH  de la rubrique libertés > censure
date de publication : jeudi 12 novembre 2009
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Dans une interview en date du mois d’août 2009 accordée au magazine Les Inrockuptibles, Marie Ndiaye répondant à la question « Vous sentez-vous bien dans la France de Sarkozy ? » avait notamment déclaré :

« Je trouve cette France-là monstrueuse. Le fait que nous ayons choisi de vivre à Berlin depuis deux ans est loin d’être étranger à ça. Nous sommes partis juste après les élections, en grande partie à cause de Sarkozy, même si j’ai bien conscience que dire ça peut paraître snob. Je trouve détestable cette atmosphère de flicage, de vulgarité... Besson, Hortefeux, tous ces gens-là, je les trouve monstrueux. »

Des propos qui n’avaient suscité aucune polémique au moment de leur publication. Entre temps, Marie Ndiaye a obtenu le 2 novembre 2009 le prix Goncourt [1], et Eric Raoult, peut-être inspiré par le régime Ben Ali, a cru pouvoir demander au ministre de la Culture de rappeler la romancière à un soi-disant « devoir de réserve » [2]. Admirons au passage la pusillanimité dudit ministre qui a déclaré ne pas avoir « à arbitrer entre une personne privée qui dit ce qu’elle veut dire et un parlementaire qui dit ce qu’il a sur le cœur. »

Que Marie Ndiaye se rassure : dans son discours de La Chapelle en Vercors, le président de la République vient de rappeler que « au pays de Voltaire et de Victor Hugo, chacun peut penser librement » ...


Communiqué LDH

Paris, le 12 novembre 2009

Marie Ndiaye, « mauvaise Française » ?

Selon le député Eric Raoult, le ministre de la Culture devrait rappeler la romancière Marie Ndiaye à son « devoir de réserve » parce qu’elle aurait tenu des propos « peu respectueux […] à l’égard du chef de l’Etat », alors qu’ayant reçu le prix Goncourt elle « défend les couleurs littéraires de la France ».

Si la Ligue des droits de l’Homme vient de lancer une campagne intitulée « Urgence pour les libertés, urgence pour les droits », c’est qu’elle se rappelle le temps où les amis de monsieur Raoult qualifiaient l’ORTF de « voix de la France » pour soumettre à la censure du ministre de l’Information les journalistes qui y travaillaient. Il fait encore mieux aujourd’hui : ce sont maintenant les écrivains qui doivent marcher au pas et témoigner leur « respect » au « chef de l’Etat ».

Avant que le New York Times ne soit tenté par un nouveau parallèle entre la France et le Gabon, rappelons à ce député amateur de marche au pas la réaction du général De Gaulle aux démangeaisons répressives d’un ministre de l’Intérieur : « On ne poursuit pas Jean-Paul Sartre ». C’était l’époque, il est vrai, où les poursuites pour « outrage au président de la République » étaient bien moins nombreuses qu’aujourd’hui : en République, le respect ne se commande pas, il se mérite.

Si Marie Ndiaye doit demander au ministre de la Culture ce qu’elle peut dire sans manquer de respect à Nicolas Sarkozy, quelle sera la prochaine provocation destinée à réveiller le ralliement de l’extrême droite à la majorité présidentielle ? Qu’un député prenne une romancière pour un fonctionnaire, est-ce une énormité qui n’engage que son auteur ou bien le énième message d’une campagne orchestrée depuis des semaines, de dérapage sur les « Auvergnats » en appel à la délation, « devoir républicain » [sic] ? Décidément, la quête d’« identité nationale » officielle est sans limites.

Marie Ndiaye : "Je persiste et signe !"

par Nelly Kaprièlian, Les Inrocks, le 11 novembre 2009


Dans un entretien accordé mercredi 11 novembre au soir, Marie Ndiaye, prix Goncourt 2009, maintient les propos qu’elle a tenus dans Les Inrockuptibles en août dernier, et qui avaient choqué le député UMP Eric Raoult.

  • Le ministre de la culture, Frédéric Mitterrand, ne s’est toujours pas prononcé face à Eric Raoult qui lui demandait de vous rappeler votre devoir de réserve en tant que Goncourt. Comment réagissez-vous ?

Je suis très déçue. La lettre de Raoult lui était adressée directement, officiellement, et il me semble qu’il est assez facile de répondre à cela lorsqu’on est ministre de la Culture, il est assez facile en principe de répondre sur la liberté d’expression de l’écrivain … Au moment de l’affaire Polanski, Frédéric Mitterrand avait dit qu’en tant que ministre de la Culture, il était là pour soutenir les artistes et ne pas les abandonner. Donc oui, je suis étonnée qu’il ne m’ait pas encore soutenue. J’attends de Frédéric Mitterrand qu’il mette un point final à cette affaire Raoult qui est quand même pour le moins grotesque.

  • Quelle a été votre première réaction en apprenant qu’Eric Raoult trouvait vos propos sur la France de Sarkozy dans notre interview pour Les Inrocks scandaleux ?

Je me suis demandé si c’était réel, si c’était une blague, cela me semblait si ridicule… Mais en fait, connaissant un peu le personnage, ce n’est pas si étonnant. Il n’empêche qu’hélas, le ridicule ne tue pas.

  • Nous vous avons contacté dés lundi soir et vous n’aviez pas voulu réagir sur le coup. Pourquoi ?

Parce ce que d’une part j’aurais eu l’impression d’enfoncer des portes ouvertes en devant rappeler le droit à la liberté d’expression. Et puis j’avais d’autre part une répugnance à ce qu’une audience, une importance, soit donnée à cette homme-là qui est toujours à la limite de la droite extrême. Donc je me suis dit que si cette histoire était peu évoquée, s’il n’y avait pas de rebondissements, cela ne valait pas la peine de donner de l’importance à des gens de cette sorte. Mais comme l’histoire remue beaucoup, il n’y a plus de raison de se taire.

  • Vous comprenez cette idée de « droit de réserve » pour un prix Goncourt ?

Absolument pas. Le droit de réserve ne s’applique qu’aux fonctionnaires de l’état, et je ne suis pas employé de l’état en ayant obtenu le Goncourt. Je rappelle par ailleurs que notre entretien remonte à plusieurs mois avant le Goncourt, mais quand bien même… Bernard Pivot a été très clair sur cette histoire de « droit de réserve » en disant que les écrivains ayant eu le prix Goncourt n’y étaient pas tenu.

  • Vous avez donné un entretien à Europe 1 au micro d’Elkkabache où vous dites que vos propos sur la France de Sarkozy, que vous jugiez monstrueuse dans notre entretien, étaient excessifs. Vous le pensez toujours ?

Au vu de ce qui se passe aujourd’hui avec cette histoire Raoult, je réitère et maintiens mes propos absolument. Quand j’ai fait cette interview pour Europe 1 lundi matin (et non pas lundi soir comme cela a été présenté par Europe 1 – ndlr), je souhaitais affiner mes propos. Je ne voulais pas donner l’impression que Jean-Yves (Cendrey, le compagnon de Marie NDiaye – ndlr) et moi-même nous présentions comme des écrivains des années 30 qui auraient fui le fascisme, car cela aurait été disproportionné. Si l’entretien avait eu lieu après que j’aie eu connaissance de ce que me reproche Eric Raoult, je n’aurais pas pris ce soin, cela aurait été très différent. Au contraire : je persiste et signe !

  • Qu’aimeriez-vous ajouter ?

J’en appelle toujours à Frédéric Mitterrand qui doit maintenant intervenir dans ce débat ridicule, et y mettre un point final.

L’écrivain Marie Ndiaye aux prises avec le monde

par Nelly Kaprièlian, Les Inrocks, le 30 août 2009


Dans Trois femmes puissantes, Marie NDiaye raconte des vies déchirées entre l’Afrique et la France. Une interrogation sur la condition humaine la plus contemporaine : les migrations et les questions d’appartenance. Le livre le plus dérangeant et obsédant de cette rentrée. Decryptage et interview.

Les écrivains français ne s’intéresseraient qu’à leur nombril ou à leurs histoires sentimentales sur fond de VIe arrondissement ? Marie NDiaye a grandi en banlieue, vécu en province, habite aujourd’hui Berlin, et n’a jamais cessé de creuser, depuis Quant au riche avenir, son premier roman paru en 1985, l’étrangeté qu’un être éprouve quand il est aux prises avec le monde – en passant par ses proches, sa famille, alors microcosmes métaphoriques de l’humanité entière.

Cette étrangeté quasi monstrueuse, insoutenable, dérangeante, qui a fait d’elle l’écrivain français le plus kafkaïen, elle a choisi de la radicaliser ici non plus seulement par l’écriture, la violence des sujets abordés, mais surtout par la forme même qui fait de Trois femmes puissantes son roman le plus fort depuis le grand Rosie Carpe paru en 2001 : un roman en trois parties, en trois microromans. Comme un antidote au roman classique, linéaire, qui incarnerait une normalité bourgeoise, une littérature cent pour cent française – soit un roman fracturé, entravé, à l’égale des vies qui y sont déployées, qui ont toutes connu une césure violente, de celles dont on ne se relève pas, qui gangrènent tout le reste de la vie et qui font qu’on devient autre, étranger à sa propre existence… Une césure due à ce qui advient au sein d’une famille ou d’un couple mixte quand se confrontent deux pays différents, lointains, qui séparent et écartèlent forcément.

Un écartèlement inscrit dans la psyché même de ses personnages scindés entre deux cultures, deux vies, deux choix, voire l’impossibilité du choix : ici, Marie NDiaye tisse des liens électriques, lourds de secrets (de famille), de souffrance et d’incompréhension dans les perpétuels va-et-vient qu’elle tisse entre la France et l’Afrique. Dans la première partie, Norah, une avocate vivant en France, se rend en Afrique, convoquée par son père africain, cruel, monstrueux de froideur avec ses enfants, pour défendre son frère accusé du meurtre de sa belle mère. Le père avait quitté la mère, française, et la France, en kidnappant son fils, laissant une plaie béante, un traumatisme irréparable.

Dans le second volet de ce triptyque qui va de la perturbation intime à la perturbation du monde, NDiaye déploie le flot de conscience d’un Blanc revenu d’Afrique après y avoir grandi avec sa mère et son père. Il revient avec une épouse noire, Fanta, personnage en creux jamais présent hors du langage de l’homme, telle une énigme insaisissable, point aveugle autour duquel vont se révéler des secrets refoulés – dont le meurtre raciste d’un Africain par le père blanc.

Que Marie NDiaye soit issue d’une union mixte, entre une mère française et un père sénégalais quittant tôt sa famille pour retourner dans son pays, n’est sans doute pas étranger à cela. Pourtant, elle ne s’en revendique jamais, se refusant à justifier son geste littéraire par cet élément biographique. Comme elle ne fait pas de son roman une allégorie des rapports entre la France et l’Afrique. C’est que Trois femmes puissantes s’ouvre vers autre chose de plus vaste, de plus ample, et dont on verra la montée en puissance à mesure qu’on avance dans le livre : de l’inhumanité de la famille (lieu de l’incompréhension de l’Autre et de son exploitation) à l’inhumanité du monde dans un mouvement d’une cohérence glaçante.

Peut-on encore trouver une place dans le monde ? A travers le destin de ces femmes “déplacées”, c’est au fond la condition humaine la plus contemporaine qu’interroge Marie NDiaye : celle de l’impossibilité d’appartenir complètement à un lieu, une origine ou une famille. Aux prises avec ces réalités centrales de notre monde que sont les migrations d’individus, ou plutôt l’immigration, les stigmates de ces flux laissés sur une culture, un être, une vie (en cela, le livre est le meilleur symptôme d’une rentrée marquée par des textes autour de ces questions), le dernier récit de Trois femmes puissantes, le plus dérangeant, montre la trajectoire d’une femme en Afrique, Khady Demba, rejetée par sa belle-famille après la mort de son mari, qui tente de passer clandestinement en Europe.

Basculer du bonheur et de la sécurité à l’horreur : être à la merci des passeurs, se blesser sans possibilité de soins, être maltraitée, se prostituer, être dépossédée par le seul être qui vous semblait proche… Et au-delà, laissée pour- compte de la fiction contemporaine. Ce sont eux, ces êtres fragilisés par la mixité ethnique, la migration, l’émigration, les rapports de classe, la monstruosité des familles comme microlaboratoires de la barbarie collective, ces êtres décalés, inclassables, si peu représentés dans la littérature française, que Marie NDiaye met en avant par la grâce de l’écriture. Car sans la langue de NDiaye faite d’ellipses, d’un sens aigu du détail, du décalage, le sujet, qu’il soit politique ou non, importerait finalement assez peu. En n’étant qu’elle-même, en écrivant sa langue étrangère, Marie NDiaye est le lien le plus parfait entre une littérature française qui travaille l’intime, les mouvements sensoriels, psychiques, qui fouille l’humain jusqu’à l’horreur, à travers la langue, et une littérature étrangère, plus précisément anglosaxonne, qui interroge quelle place occuper dans le monde via la question de la multiethnicité : Marguerite Duras qui rencontrerait Hanif Kureishi ou Zadie Smith. Bref, notre écrivain le plus précieux.

Entretien (extraits)

  • Pourquoi avez-vous choisi cette forme particulière : un roman en trois histoires distinctes ?

Marie NDiaye – J’avais envie de faire quelque chose de différent de ce que j’avais fait avant, de ce que j’ai l’impression de savoir faire maintenant, l’envie de ne pas complètement me reconnaître, même si au début j’avais l’idée de faire un seul livre avec la première histoire, celle de Norah qui va chez son père. Et puis cela m’a semblé un peu maigre, trop simple et proche de choses que j’avais déjà faites. J’ai voulu compliquer un peu la situation. Et puis j’étais très intéressée et bouleversée par les histoires de réfugiés qui arrivent à Malte ou en Sicile ou ailleurs, d’où la dernière histoire, celle de Khady… Je sais que de nombreux reportages existent, mais je voulais essayer de donner aussi une matière littéraire à ces tragédies. Car c’est une tragédie actuelle, mais tout imprégnée d’héroïsme : pour moi ces gens sont des héros dans la mesure où l’on n’a pas idée de la vaillance et du courage qu’il faut pour entreprendre ce genre de périple, passer de l’Afrique à l’Europe en clandestin… Je voulais donc insérer cette histoire de réfugiée. J’avais aussi l’idée d’un type qui retourne en France après un séjour en Afrique. J’ai donc essayé de trouver une forme pour imbriquer tout ça et j’ai finalement opté pour trois histoires, et pas un seul livre choral qui aurait été trop artificiel.

[...]

  • Vous sentez-vous bien dans la France de Sarkozy ?

Je trouve cette France-là monstrueuse. Le fait que nous (avec son compagnon, l’écrivain Jean-Yves Cendrey, et leurs trois enfants – ndlr) ayons choisi de vivre à Berlin depuis deux ans est loin d’être étranger à ça. Nous sommes partis juste après les élections, en grande partie à cause de Sarkozy, même si j’ai bien conscience que dire ça peut paraître snob. Je trouve détestable cette atmosphère de flicage, de vulgarité… Besson, Hortefeux, tous ces gens-là, je les trouve monstrueux. Je me souviens d’une phrase de Marguerite Duras, qui est au fond un peu bête, mais que j’aime même si je ne la reprendrais pas à mon compte, elle avait dit : “La droite, c’est la mort.” Pour moi, ces gens-là, ils représentent une forme de mort, d’abêtissement de la réflexion, un refus d’une différence possible. Et même si Angela Merkel est une femme de droite, elle n’a rien à voir avec la droite de Sarkozy : elle a une morale que la droite française n’a plus.

Notes

[1Trois femmes puissantes, éd. Gallimard, 316 pages, 19 €, parution le 20 août 2009.

[2Eric Raoult qui préside le groupe d’amitié France-Tunisie à l’Assemblée nationale a récemment justifié l’expulsion de Tunisie de Florence Beaugé, correspondante du Monde, dont les articles avaient déplu aux autorités tunisiennes


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