La lutte contre le terrorisme implique-t-elle un droit spécial ?


article de la rubrique torture
date de publication : mercredi 28 juillet 2004
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Entretien avec Françoise Bouchet-Saulnier, juriste auprès de Médecins sans frontières.


Propos recueillis par Patrice de Beer - [Le Monde, le 30 juin 2004]

Quel est l’impact des nouvelles formes de conflits impliquant le terrorisme sur le droit humanitaire ?

La "guerre contre le terrorisme" est marquée par le refus de reconnaître la qualité de combattant ou de prisonnier à la majorité des forces opposées. Or il existe une symétrie absolue entre le statut de combattant et celui de civil : si l’un disparaît, l’autre aussi. La non-reconnaissance du statut de l’adversaire conduit à sa diabolisation et à son traitement hors de tout statut juridique. Cette appréhension manichéenne de la réalité est un recul absolu du droit. On assiste à une montée des abus de pouvoir par le biais d’une gradation imperceptible, visant à disqualifier combattants et terroristes. En Irak, on arrête les familles quand on n’a pu trouver celui qu’on recherche - on élargit la notion de "combattant" aux civils qui leur sont proches. En Palestine ou en Tchétchénie, l’intégralité de la population civile, soupçonnée d’être combattante ou de soutenir les combattants, se voit refuser toute présomption d’innocence.

Lutter contre le terrorisme implique-t-il un droit spécial ?

Le caractère prétendument nouveau des conflits annonce rarement une plus-value : comme c’est nouveau, le droit ne s’appliquerait plus ! Or les insurrections ou les guérillas ne sont pas des phénomènes nouveaux. La guerre froide n’a été que cela : un gros conflit, plus ou moins gelé, avec des guérillas partout sur la planète, plus ou moins soutenues par des puissances étrangères. C’est l’ampleur du terrorisme qui pose problème. Le combattre suppose que l’on dispose d’un cadre limitant l’usage de la force si l’on ne veut pas basculer dans cette même terreur. Or on semble au contraire revenu au principe selon lequel la fin justifie les moyens. On nie toute une philosophie du droit des conflits qui dit que, quels que soient les objectifs, les moyens sont limités. Que répondre aux Etats-Unis, sinon que ce sont eux qui font basculer le monde dans la terreur, parce que ce sont eux qui se débarrassent des règles qui permettaient de définir la terreur et d’agir contre elle ? Pour citer Nietzsche, "celui qui combat le monstre doit veiller à ne pas le devenir lui même".

Le terme "torture" recouvre les actes prohibés créant des souffrances physiques ou morales dans l’intention d’obtenir des renseignements ou des aveux, directement ou de tiers. Cette définition est-elle valide ?

La tentation de trouver des failles à cette définition est manifeste. Des tas de juristes bien payés et mal intentionnés y travaillent. Ils estiment, par exemple, que le "niveau de souffrance" peut être un critère. Ces arguties juridiques ont permis aux Israéliens de développer le concept de "pressions physiques modérées" ; leur Cour suprême a refusé d’avaliser cet euphémisme appliqué à la torture. Quand on arrive devant un juge, ces coquetteries juridiques explosent. C’est pourquoi l’administration américaine essaie d’éviter les juges. Les tribunaux militaires américains réitéreront certainement l’interdiction de la torture en Irak et qualifieront les actes commis de torture.

Existe-t-il des valeurs universelles ?

Ce ne sont pas les valeurs qui sont relatives, mais les situations qui conduisent à les sacrifier. On a l’impression que ça ne coûte rien et que ça peut rapporter gros et on sacrifie ses valeurs au nom de situations d’exception. C’est une tentation universelle. Après chaque conflit, de façon universelle aussi, on se rend compte que le sacrifice des principes a affaibli l’efficacité militaire et détruit les sociétés bien plus durablement que l’usage des armes. Si la torture avait permis d’obtenir des renseignements vitaux stratégiques, l’Algérie serait toujours française...

La torture est aussi employée contre la population par des terroristes : purification ethnique, ciblage des civils, etc. Mais elle sort de sa définition juridique et devient un crime contre l’humanité. Les "traitements cruels, inhumains et dégradants", eux, sont des crimes de guerre.

Au cours d’un récent procès, le général français Schmitt, ancien chef d’état-major des armées, s’est déclaré "solidaire des camarades qui, en application des décisions politiques, ont dû pratiquer des interrogatoires sévères pour sauver des vies humaines". Que vous inspirent ces propos ?

Ils sont exemplaires : les militaires ne reconnaîtront rien tant que les politiques n’auront pas assumé l’illégalité des ordres qu’ils leur ont donnés. En se déclarant "solidaire", le général Schmitt assume la finalité que les politiques ont donnée et légitime les objectifs. La fin justifie les moyens. En Irak, dans le conflit entre le chef du Pentagone, Donald Rumsfeld, et Colin Powell, il est évident que ce dernier a agi au moins autant en tant que secrétaire d’Etat que comme général, non pour des raisons humanistes. Car le fondement du droit n’est pas l’humanisme, mais la connaissance intime des puissances de destruction à l’œuvre dans les conflits et des mécanismes pour les canaliser. Les généraux savent que c’est aussi nécessaire pour être efficaces militairement que le respect des règles. C’est un postulat inverse de celui du pouvoir civil, selon lequel on n’a jamais gagné une guerre en respectant le droit. Les militaires savent mieux que les politiques que la guerre n’est pas une réponse politique aux problèmes du monde.

Quelles sont les difficultés d’application du droit humanitaire ?

Il faut d’abord qu’il soit appliqué de bonne foi. Au début de la guerre en Afghanistan et en Irak, les commentaires des conseillers juridiques du gouvernement américain étaient hallucinants de mauvaise foi, d’incompétence ou, pire, de propagande. Ils ridiculisaient les conventions de Genève, affirmant, comme le secrétaire d’Etat adjoint, Richard Armitage, qu’elles étaient "obsolètes". On ne dit jamais que ces conventions ont été amendées en 1977 pour tenir compte des nouvelles spécificités : guerres de décolonisation, guérillas, mouvements terroristes.

Dans cette guerre de propagande, ce sont paradoxalement les militaires qui se retrouvent du côté du respect du droit, à l’opposé des responsables civils. Ils se sentent en effet très concernés : en l’absence de règles de traitement de l’adversaire, ils risquent de subir le même sort. On oublie toujours de dire que la force d’une armée, c’est sa discipline. Quand on lui fait commettre des actes gratuits, non justifiés par le droit et les nécessités militaires, on détruit sa cohésion, comme ce fut le cas de l’armée américaine au Vietnam. La France, elle, a connu le traumatisme causé par la guerre d’Algérie.

Quelles sont les règles concernant les déplacements de population ?

La purification ethnique, vider un territoire pour le conquérir, est un crime de guerre. Les déplacements temporaires, pour nécessité militaire ou protéger des civils sont, eux, réglementés. Le droit humanitaire prévoit le droit au retour des habitants et, pendant leur déplacement, un accueil dans des conditions satisfaisantes. Quand on détruit un pâté de maisons à Gaza, l’objectif n’est pas de faire revenir les gens quand leur maison sera réhabilitée. C’est donc illégal.

Comment réagissez-vous aux règles de détention pratiquées par les Américains, à Guantanamo ou ailleurs ?

Le droit de la paix protège contre les détentions arbitraires en limitant ses motifs, tandis que le droit de la guerre s’attache plus à protéger les conditions de détention, qui sont très encadrées. Le problème des combattants illégaux est donc un faux débat en droit : on est soit combattant, soit civil, depuis qu’en 1977 le 1er Protocole additionnel des conventions de Genève a réintégré ceux qui ont commis un acte de belligérance dans le statut des prisonniers de guerre. Quand les Etats-Unis affirment que certains détenus ne sont pas couverts par les conventions, il ne s’agit plus de droit, mais de propagande juridique.

Selon leur argumentation, les terroristes ne respectant pas le droit humanitaire, il ne leur est pas applicable. Cet argument n’ayant pas tenu, ils ont dit qu’ils n’avaient pas ratifié le 1er protocole : il ne s’appliquait donc pas à ce type de détenus. Mais la définition du combattant utilisée par le code de justice militaire américain reprend exactement celle de 1977 ! Et la 3e Convention précise, en outre, qu’en cas de doute sur le statut de l’auteur d’un acte de belligérance, il bénéficie du statut prévu par cette convention, en attendant que son cas soit éclairci par un tribunal. Cela aurait dû contraindre les Américains à admettre que le statut des détenus de Guantanamo soit décidé par un tribunal militaire compétent, et non par le Pentagone ou le président. Cette prison est une innovation juridique intéressante : il y avait déjà des paradis fiscaux, on a créé des paradis judiciaires !

Comment réagir ?

Le gouvernement suisse a lancé un appel à l’application du droit humanitaire au gouvernement américain. C’est un fait sans précédent de la part d’un Etat neutre. Et une première victoire. Les Etats-Unis ont perdu sur l’illusion du droit : c’est une chose de violer le droit en assumant cette violation et une autre de le faire en affirmant qu’on le respecte. Il s’agit aussi d’une bataille de propagande car, sur le plan du droit, il n’y avait aucun doute. Les déclarations américaines étaient très claires : il ne s’agissait pas d’inculper ces détenus mais d’obtenir des renseignements. Tant que la guerre contre le terrorisme continuait, il fallait conserver un réservoir de gens pouvant fournir des informations sur des événements passés ou à venir. Or ils auraient pu tout à fait légalement inculper, juger et même exécuter des prisonniers de guerre. Mais alors, ils ne peuvent les poursuivre que devant les mêmes tribunaux qui jugent les soldats américains.

Comment jugez-vous l’usage de supplétifs privés par l’armée américaine ?

Les Etats-Unis reprochent à Al-Qaida d’être un groupe non gouvernemental, des mercenaires. Or ils font aussi un large usage de ce qu’ils reprochent aux autres. Ils ne font pas de distinction claire entre civils et combattants, toute la population est prise en otage. Plus de la moitié des opérations sont menées par des personnes sous contrat privé, qui ne sont pas toujours citoyens américains. La question de la responsabilité d’une société privée pour des actes commis par ses contractuels en mission avec l’armée américaine à l’étranger sur des ressortissants tiers est un casse-tête juridique insoluble.

Le montage pour créer à Guantanamo un espace vierge de toute responsabilité juridique a pour objet de protéger le commandement de toute responsabilité pénale par le biais de sociétés écrans. Je ne vois pas de différence conceptuelle entre le statut d’individus ou de groupes organisés ne dépendant pas d’Etats et le recours à des sous-contractants privés dont on ne connaît pas le contenu des engagements. On a créé un système d’irresponsabilité et d’opacité juridique.


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