Eric Fassin et Michel Serres sur le “mariage pour tous”


article de la rubrique discriminations > le mariage pour tous
date de publication : samedi 19 janvier 2013
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Le sociologue Eric Fassin et le philosophe Michel Serres s’expriment sur le “mariage pour tous”. Le premier s’interroge sur la montée de la xénophobie à l’occasion des polémiques qui se développent dans l’opinion.

Michel Serres de son côté s’appuie sur l’exemple de la Sainte Famille pour déclarer que « le mariage gay est réglé depuis 2000 ans ».


Eric Fassin : « On assiste à une résurgence de l’homophobie »

[Propos recueillis par Ambre Mingaz, Var Matin, 14 janvier 2013]


Venu à Toulon pour une conférence du CML sur “La démocratie à l’épreuve de la xénophobie”, voici ce que Eric Fassin a notamment répondu à la question suivante : « Que pensez-vous de l’ampleur de la manifestation contre le mariage pour tous ? » :

Ce qui me frappe, c’est que c’est comparable au mouvement au moment du Pacs. À l’époque, on avait le sentiment que l’homophobie appartenait au passé et on a vu une irruption d’homophobie. Là, c’est la même chose. On aurait pu s’attendre à une évolution, à un progrès des mentalités et on entend des dérapages. On voit des mobilisations et, même l’église, pourtant discrète au temps du Pacs, est là très visible et manifeste auprès des partis politiques. On assiste ainsi à une résurgence de l’homophobie et une progression de l’église. Tout le monde se disant pourtant tolérant, y compris ceux qui manifestent, sur la reconnaissance des pratiques sexuelles et différences entre les gens. Qu’est-ce qui est en train de se passer ? Il y a un nouveau déplacement aujourd’hui par rapport aux années 2000. Un des reproches que l’on faisait jadis aux musulmans, c’était d’être homophobes. On ne se pose plus la question aujourd’hui car on n’a pas envie de poser la question du côté des catholiques.

Eric Fassin


Le mariage pour tous... au cas par cas !

par Eric Fassin, le 7 novembre 2012 [1]


La droite a une conscience. La preuve ? Contre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, certains élus exigent une clause de conscience qui les dispense d’appliquer la loi. Dans leur débat, les candidats à la présidence de l’UMP n’ont pas évité le sujet. François Fillon se veut « un républicain qui respecte la loi, même si cela me poserait un certain nombre de vrais problèmes de conscience. » Cependant, il envisage déjà l’abrogation : « ce n’est pas un texte sur lequel je considère qu’il ne faut pas revenir lorsqu’il y aura une alternance. » Quant à Jean-François Copé, il rejoint les maires rebelles : « à titre personnel, je ne les célébrerais pas, je déléguerais tel ou tel de mes adjoints pour le faire ». Les municipalités de droite vont-elles nommer un préposé aux unions de même sexe ?

Nadine Morano propose une solution de synthèse. « Si la loi est votée, je l’appliquerai » ; mais elle envisage « peut-être des cas qui me poseront des cas de conscience. » Et de conclure : « Vous n’êtes pas obligée de marier tout le monde. » Inviter les officiers d’état civil au cas par cas ? Nul ne semble s’en offusquer. On avait pourtant connu les politiques moins indulgents pour la « désobéissance civile » : en 2004, ils étaient unanimes ou presque, même à gauche, à condamner Noël Mamère qui mariait deux hommes à Bègles.

Le cas par cas matrimonial n’est pas si nouveau. Depuis la loi Sarkozy de 2003, quand ils soupçonnent un couple binational de « mariage blanc », les maires peuvent auditionner les fiancés, puis alerter le procureur de la République. Or certains vont plus loin. Ainsi, le maire de Loudéac a refusé en 2009 un mariage (pourtant avalisé par le procureur) pour situation irrégulière (logique déjà récusée par le Conseil constitutionnel). Il dénonçait « des pressions inacceptables de la part des services de l’État (…) m’obligeant à célébrer le mariage de deux étrangers. »

Ce n’est pas le seul « marieur sélectif », selon la formule du collectif Cette France-là. À Brignais, en 2011, une adjointe zélée a bloqué la noce de deux Français de parents étrangers, présumés musulmans ; l’enquête du parquet lui a donné tort. En septembre 2012, à la Seyne-sur-Mer, une adjointe a refusé de marier une musulmane aux cheveux voilés ; pour l’instant, la justice lui a donné raison [2]. Si la mariée était en blanc, lui imposerait-on d’aller en mairie tête nue, ou bien trancherait-on au cas par cas ?

Sans prétendre se substituer aux intellectuels organiques de la droite, il est temps de faire l’inventaire des cas justifiant une clause de conscience. Pour fermer la porte du mariage aux homosexuels, les élus « consciencieux » s’arrêteront-ils aux couples de même sexe ? Et s’ils suspectaient qu’un homme épouse une lesbienne, ou qu’une femme s’unit à un gay ? Au nom de la différence des sexes, dans quel cas hommes (et femmes) de conscience seront-ils libres d’interdire le mariage à une personne trans : en fonction de son sexe à l’état civil ou de naissance ? Ou encore de son identité de genre ?

La ferveur laïque de la droite ne l’oblige pas à heurter les valeurs religieuses. Un croyant rigoureux pourrait décliner d’unir civilement un couple peu désireux de passer à l’église. Un traditionaliste pourrait empêcher tout mariage qui ne peut déboucher sur la procréation. Autre exemple : chacun s’accorderait à trouver scandaleux qu’un élu, par antisémitisme, refusât de marier un homme qui ne serait pas juif à une femme qui le fût ; mais lui reconnaîtra-t-on le droit de ne pas marier un Juif, pour préserver sa filiation, à une femme qui ne le serait pas ?

Une question s’impose : les clauses de conscience concerneront-elles aussi des élus musulmans, quelque peu nombreux qu’ils soient, s’ils s’abstenaient de marier des homosexuels, ou un couple religieusement « mixte » ? Ou bien estimera-t-on que la République ne saurait tolérer pareille intolérance, l’Islam se révélant incompatible avec ses valeurs fondatrices ? En tout cas, ces clauses ne seraient pas réversibles. Un élu homosexuel militant qui exclurait de marier une femme avec un homme s’exposerait naturellement à des poursuites pour hétérophobie …

Soucieux des principes démocratiques, les responsables de la droite s’interrogeront toutefois : si les élus ont une conscience, n’en va-t-il pas de même des électeurs ? Aurons-nous le droit de refuser de voir nos unions célébrées par des maires ou des adjoints jugés homophobes, sexistes, xénophobes, racistes ou islamophobes – au cas par cas, bien entendu ?

Eric Fassin


Michel Serres : « Le mariage gay est réglé depuis 2 000 ans »

[La Dépêche du Midi, le 24 octobre 2012]


Cette question du mariage gay m’intéresse en raison de la réponse qu’y apporte la hiérarchie ecclésiale. Depuis le 1er siècle après Jésus-Christ, le modèle familial, c’est celui de l’église, c’est la Sainte Famille.

Mais examinons la Sainte Famille. Dans la Sainte Famille, le père n’est pas le père : Joseph n’est pas le père de Jésus. Le fils n’est pas le fils : Jésus est le fils de Dieu, pas de Joseph. Joseph, lui, n’a jamais fait l’amour avec sa femme. Quant à la mère, elle est bien la mère mais elle est vierge. La Sainte Famille, c’est ce que Levi-Strauss appellerait la structure élémentaire de la parenté. Une structure qui rompt complètement avec la généalogie antique, basée jusque-là sur la filiation : on est juif par la mère. Il y a trois types de filiation : la filiation naturelle, la reconnaissance de paternité et l’adoption. Dans la Sainte Famille, on fait l’impasse tout à la fois sur la filiation naturelle et sur la reconnaissance pour ne garder que l’adoption.

L’église donc, depuis l’Evangile selon Saint-Luc, pose comme modèle de la famille une structure élémentaire fondée sur l’adoption : il ne s’agit plus d’enfanter mais de se choisir. à tel point que nous ne sommes parents, vous ne serez parents, père et mère, que si vous dites à votre enfant « je t’ai choisi », « je t’adopte car je t’aime », « c’est toi que j’ai voulu ». Et réciproquement : l’enfant choisit aussi ses parents parce qu’il les aime.

De sorte que pour moi, la position de l’église sur ce sujet du mariage homosexuel est parfaitement mystérieuse : ce problème est réglé depuis près de 2 000 ans. Je conseille à toute la hiérarchie catholique de relire l’Evangile selon Saint-Luc. Ou de se convertir.

Michel Serres


Notes

[1Source : le blog d’Eric Fassin.

[2[Note de LDH-Toulon] – Voir ces deux pages :


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