Allemagne : un fichage à double détente


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date de publication : mercredi 6 mai 2009
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Un nouveau projet de loi en Allemagne prévoit la création d’un fichier qui enregistrera les personnes et les organisations recevant des étrangers soumis à visa et qui leur fournissent une invitation pour leur permettre d’obtenir un tel visa. Des responsables de la protection des données, des universités et des entreprises tirent la sonnette d’alarme. Officiellement, le but de ce fichier serait la lutte contre les abus de visas.

Cet article est la reprise de Allemagne : le fichier « hospitalité » publié le 12 avril 2009, par Stephan M. sur son blog.


Encore un fichier de plus. Je pense à la déclaration du président français, qui lorsqu’il a évoqué le nouveau « fichier dédié aux violences urbaines et au phénomène de bandes » à la suite d’un fait divers récent, a déclaré : « Le chœur des bien-pensants va sans doute se déchaîner au seul mot de fichier, mais cela n’a aucune importance. » [1]

On perçoit sous cette ironie le mépris de M. Sarkozy pour les personnes qui osent se soucier de l’inquiétante prolifération des fichiers qui servent à surveiller la population, et son espoir de voir ces “bien-pensants” finir par jeter l’éponge, car, à force de créer fichier sur fichier, leur résistance va faiblir. Mais les fichiers, c’est comme la démocratie qui n’est jamais acquise pour de bon : c’est un combat permanent. Donc, les “bien-pensants”, qu’ils soient en Allemagne, en France ou ailleurs, n’ont pas fini de résister, critiquer et combattre, encore et toujours – c’est important.

Le fichier « hospitalité », un double fichier [2] .

Toutes les procédures d’invitations seront enregistrées dans un fichier A : des informations sur la personne ou l’organisation qui invite, et certaines données concernant la procédure de demande de visa y seront stockées.

Le fichier B sera un « fichier alarme ». Y seront répertoriées les personnes qui, dans le passé, se seront fait remarquer par une condamnation – ou qui en auront été seulement soupçonnées ( ! ) – pour obtention illicite d’un visa, pour délit de drogue, de terrorisme ou de pédophilie. D’après le projet de loi, la transmission des informations du fichier B aux services intéressés se fera automatiquement. Le « fichier alarme » s’activera dès que vous inviterez un (présumé) dealer de drogue, un terroriste, un pédophile ou un étranger qui, dans le passé, se sera procuré un visa de façon illicite en se laissant inviter par vous qui, inversement, avez invité de façon illicite cet étranger indésirable pour lui permettre de venir en Allemagne. Il en sera de même pour un invité sur lequel pèse seulement un soupçon d’un de ces délits ou crimes.

Détail important : le fichier alarme se déclenchera aussi (automatiquement) si vous invitez « trop souvent » !

TROP SOUVENT, C’EST QUOI ?

Par définition, « trop souvent » signifie « plus de quatre fois en l’espace de deux ans ».

Si vous faites venir votre ami(e) ou quelqu’un de votre famille pour la cinquième fois en l’espace de deux ans, vous êtes automatiquement suspect, et l’alarme se déclenche. Attention, vous ex-a-gé-rez, vous fraudez peut-être ! Vous serez considéré comme quelqu’un de « trop hospitalier », « trop accueillant ». La plus grande méfiance est indiquée. Dans ce cas, il est prévu que les consulats et les ambassades examinent la demande de visa avec sévérité. Attendez-vous à ce que votre demande soit refusée.

C’est ici qu’interviennent les critiques d’organisations et d’associations culturelles. Elles craignent que les personnes qui ont des contacts fréquents à l’étranger ne soient discriminées.

L’expert de Pro-Asyl [3] Marei Pelzer s’exprime : « Un fichier qui enregistre essentiellement des personnes qui respectent la loi et qui les stigmatise d’un soupçon abusif de visa doit être considéré comme monstrueux. »

Sont concernées les entreprises et associations de sport, de musique, des fédérations d’échanges et de jumelages, des organisations culturelles et humanitaires (invitations d’artistes musiciens, danseurs, acteurs, sculpteurs…), des familles immigrées ou binationales... (liste non exhaustive).

Thilo Weichert, président du Centre de protection des données (CPD) du land Schleswig-Holstein, commente ce projet de loi : « Ce que l’on nous présente publiquement comme un fichier d’alarme contre les abus de visa, n’est rien d’autre qu’un recensement gigantesque de toutes les personnes et organisations qui entretiennent des échanges directs et personnels avec des gens qui vivent à l’extérieur de l’Europe. Un fichier d’alarme qui s’appellerait légitimement ainsi se restreindrait aux personnes et organisations pour qui il existe un soupçon concret d’abus de visa. Avec un tel fichier, l’Allemagne deviendrait un État de contrôle, un État fermé. Ce fichier gênera et mettra en danger tous ceux qui s’engagent dans un échange culturel et personnel, en particulier avec des pays en voie de développement. »

D’après Weichert, ce fichier vise avant tout ceux qui sont ouverts d’esprit et honnêtes. Des trafiquants d’hommes et des terroristes travaillent avec de fausses identités et des prête-noms contre qui ce fichier ne sera pas opérationnel. « Ce projet est une déclaration de méfiance envers tous les gens qui s’engagent internationalement. Il doit être retiré et remplacé par une proposition concernant le problème concret de l’abus de visa. »

Voici les principaux détails du commentaire du CPD sur la loi pour la création d’un fichier visa-invitation-alarme et pour le changement d’autres lois [4].

Où ?

Physiquement, le nouveau fichier se trouvera dans les locaux du Service fédéral d’administration [5] (SFA).

Qui ?

En dehors des personnes et organisations qui invitent, seront enregistrées les personnes qui ont été condamnées – ou soupçonnées ! – pour certains délits (infraction à la loi du séjour, du travail au noir, d’association à une entreprise criminelle ou terroriste, infraction de la loi sur les stupéfiants) ainsi que les personnes qui ont donné de fausses informations au cours d’une procédure de demande de visa.

Quoi ?

Seront enregistrés avant tout des données d’identification, de numéro de demande de visa et la référence du SFA. En cas d’alerte, d’autres données seront stockées. (C’est bien flou. On voit qu’il s’agit encore d’un fichier « fourre-tout » dans lequel les services peuvent stocker à peu près tout ce qu’ils veulent, dès qu’ils peuvent le justifier ne serait-ce que de façon approximative. « Cette personne est soupçonnée de… cette personne est en contact avec une personne qui est soupçonnée de… etc. S.M.)

Qui peut transmettre ou recevoir des informations ?

Des services pour étrangers, la police fédérale et dans certains cas toutes les polices, les parquets et le service fédéral pour migration et réfugiés (SFMR) peuvent recevoir le contenu du fichier « hospitalité ». Des services secrets, les renseignements généraux et le service de contre-espionnage peuvent également recevoir et transmettre ces informations.

Dans le cadre d’une demande de visa et sur la demande des services compétents, la transmission des données entre services aura lieu.

Qui peut recevoir des « alertes » du fichier alerte ?

  • le ministère des Affaires étrangères
  • les agences à l’étranger
  • les polices
  • les parquets
  • les tribunaux
  • le SFMR
  • certains services sociaux
  • l’agence fédérale du travail
  • administrations pour la lutte contre le travail au noir
  • les services secrets

Des données innocentes d’innocents

Il y a des informations sur des personnes qui peuvent être enregistrées sans qu’il y ait le moindre soupçon d’un délit (il n’est pas précisé lesquelles). Ces données peuvent être transmises aux enquêteurs, polices et services secrets, si cela s’avère nécessaire pour écarter ou enquêter sur des crimes graves. La transmission de renseignements sur un grand nombre de personnes est autorisée.

Sera-t-on informé si on est fiché ?

La réponse est non. [Citation] : « Il est exclu d’informer les personnes fichées sur leur fichage si cela met en danger l’ordre et la sécurité publique ou si l’intérêt du secret prime sur l’intérêt individuel. » [Fin de citation]. (C’est une façon de dire que l’on ne sera jamais informé de son fichage. S.M.)

Peut-on sortir de ce fichier ? Et quand ?

[Citation] : « Les données des “invitants” doivent être supprimées au bout de trois ans, sauf s’il paraît nécessaire de les garder. » [Fin de citation] (Quelle belle formule tautologique ! « Au bout de trois ans, vous pouvez sortir du fichier sauf si vous devez y rester. » Merci pour le renseignement. S.M.)

La critique du Centre de la Protection des Données (CPD)

Les informations qui seront ainsi rassemblées débordent largement du cadre de la lutte contre l’abus de visa, et le projet de loi autorise leur utilisation par des services de renseignement.
Nous serions alors en présence d’une violation du droit fondamental d’un individu de rester maître de ses données personnelles et de leur utilisation, et la soi-disant nécessité d’une telle procédure hors norme demanderait à être soigneusement justifiée. Or, à notre connaissance, aucune étude n’a encore été faite sur les abus de visa. Le prétexte de la lutte contre le terrorisme et la grande criminalité doit être remis en question, car les grands criminels cachent le plus souvent leur véritable identité.

Seront enregistrées non seulement les personnes qui invitent, mais toute personne qui fait une déclaration qui sera jointe à la procédure de la demande de visa. (Exemples : la déclaration de caution financière pour un invité disposant de peu de moyens ; une déclaration de moralité ; une déclaration d’adresse ; une déclaration de parenté…S.M.) Cet enregistrement de données n’a pas de précédent dans le droit administratif, et il est justifié de façon lapidaire en disant que l’abus de visa deviendrait « visible » à l’aide de l’enregistrement de ces informations. Cette justification est insuffisante pour cette attaque au droit à l’autodétermination informationnelle. Il y a de sérieux doutes concernant la nécessité et la proportionnalité du projet de loi.

Les alertes stigmatisent sans discernement des organisations et des personnes qui pratiquent un échange international. Des familles pluriculturelles sont particulièrement concernées. L’échange social et culturel avec des proches qui habitent à l’extérieur de l’espace économique européen est surveillé et ainsi découragé. Quand on sait que la participation à une procédure de demande de visa peut conduire à être fiché par des services de sécurité, cela peut conduire à s’abstenir d’avoir des contacts internationaux en Allemagne.

La Cour constitutionnelle fédérale s’est récemment exprimée à propos de l’enregistrement de données de personnes sur lesquelles ne pèse aucun soupçon. D’après la Cour, il y a des cas dans lesquels un tel enregistrement ne serait pas toujours illégal, mais « il faut des conditions très particulières pour le justifier ». La Cour a considéré que l’enregistrement des personnes dont le comportement est irréprochable n’est pas justifié, et cet enregistrement est d’autant plus grave quand les personnes n’en ont pas la connaissance. Cela peut conduire à des effets d’intimidation qui prive des individus de leurs droits fondamentaux... Dans ce sens, l’enregistrement de personnes qui invitent, qui donnent une attestation ou qui s’engagent dans le cadre d’une demande de visa n’est pas justifié.

D’après le projet de loi, une personne qui a demandé l’asile politique et qui s’est vu refuser sa demande sera enregistrée dans le fichier alarme. Mais la demande d’asile politique est protégée par l’article 16a du droit fondamental. Le fait qu’une demande d’asile soit refusée ne constitue en aucun cas un abus de visa. La nouvelle loi permettrait l’enregistrement et la transmission large [6] d’informations sur le demandeur d’asile. Or, le refus d’asile politique ne signifie pas qu’il a eu lieu un abus de visa antérieur à la demande d’asile politique.

Le CPD continue ses réserves en critiquant que le seuil du soupçon dans cette loi est si bas que cela conduira à un recensement démesuré et infondé de données dans le cadre des demandes de visa. De plus, les services secrets ont des pouvoirs de transmettre des signalements sans que ces transmissions soient contrôlées.

Inversion de la charge de la preuve

En règle générale, c’est aux administrations de prouver la responsabilité des personnes incriminées ; mais dans le projet de loi, ce principe est inversé : c’est aux personnes impliquées dans la procédure d’établir que certaines informations sont partiellement.

inexactes
concernées de dans le domaine des concernant dans la c’est l’administration
Le principe dans la loi sur la protection des données prévoit que la preuve que les données enregistrées correspondent à la réalité incombe aux services qui recueillent les données. Dans le projet de loi, ce principe est inversé. (Paragraphe 3). (Si les services enregistrent n’importe quoi sur vous, vous pouvez contester l’exactitude des enregistrements (si vous êtes informés de ces enregistrements…), mais les données contestées seront toujours maintenues et considérées comme vraies. Ce serait à vous de démontrer qu’elles sont fausses. S.M.)

Le CPD avance donc tout un catalogue d’arguments fondés contre ce projet de loi [7].

Les positions des partis politiques, d’après le journal taz.de : pour la future campagne électorale, le ministère de l’Intérieur et le duo CDU/CSU (Union chrétienne-démocrate d’Allemagne / Union chrétienne-sociale en Bavière) insistent sur les craintes de l’immigration illégale. Ils refusent tout compromis avec le SPD (parti social-démocrate) sur le fichier alarme. L’action contre les personnes qui invitent « trop souvent » (l’alarme automatique) était d’abord approuvée par le SPD, mais il y a trois semaines la ministre de la Justice Brigitte Zypries (SPD) a fait machine arrière. Le SPD ne voulait pas recevoir une raclée pour un projet qui aurait probablement échoué au Conseil fédéral. (Bel exemple de politique politicienne : le SPD n’est pas contre le fichier alarme, mais recule provisoirement par peur de perdre la face et des électeurs). C’est grâce aux nombreuses résistances dans les associations, des fédérations et des églises que le SPD a reculé, ce qui ébranle désormais le succès programmé du fichier « hospitalité ».

Ce projet de loi écornerait sérieusement l’image de l’Allemagne quant à son ouverture au monde. Il ne reste qu’à espérer son échec.

Sources :

télépolis
ministère de l’Intérieur
Centre de la protection des données Schleswig-Holstein
weka (protection des données)
taz.de

Stephan M.


Notes

[1Marianne2.

[2En réaité, ce fichier s’appelle « visa-invitation-alerte ». Nous le désignerons ironiquement « hospitalité » pour signifier de quoi il s’agit. (S.M.)

[3Pro-Asyl est une organisation allemande des droits de l’homme, fondée en 1986 dans le but de défendre les droits des réfugiés en Allemagne.

[4Gesetz zur Errichtung einer Visa-Einlader- und Warndatei und zur Änderung anderer Gesetze“ (tel est le nom allemand du projet de loi)

[5Son siège social se trouve à Cologne ; il a plusieurs antennes en Allemagne.

[6“transmission large” signifie dans ce contexte une transmission à de nombreux services.

[7Fichier visa (Visadatei) est le nom utilisé habituellement.


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