Agnès Tricoire : les oeuvres doivent rester libres


article de la rubrique libertés > liberté de création
date de publication : mercredi 27 décembre 2006
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Cette tribune d’Agnès Tricoire, avocate, spécialiste de la propriété intellectuelle, déléguée de l’Observatoire de la liberté d’expression en matière de création de la Ligue des droits de l’homme, est parue dans Libération, le 27 décembre 2006.


Quand la liberté des artistes est attaquée, les juges sont désarmés.
Et les politiques, absents.

La confrontation brutale des oeuvres à des plaintes pénales, ou à des demandes de censure, s’est fortement accentuée depuis le début des annE9es 2000 : plainte de l’association la Mouette contre l’exposition « Présumés innocents » au CAPC de Bordeaux en 2000, demande d’interdiction de livre au ministre de l’Intérieur (Rose bonbon, de Nicolas Jones-Gorlin en 2002), de films au ministre de la Culture, durcissement des avis de la commission de classification des films, saisines répétées du Conseil d’Etat quand les visas ne sont pas jugés suffisamment sévères, plaintes d’une association d’extrême droite contre des romans (Il entrerait dans la légende, de Louis Skorecki, Plateforme, de Michel Houellebecq), plainte du parquet contre un roman (Pogrom, d’Eric Bénier-Bürckel en 2005)... Toutes ces demandes ont un point commun : considérer que l’oeuvre désignée est nocive, à cause de ce qu’elle « dit » ou « montre », la plupart du temps aux enfants (concernant Pogrom, l’oeuvre était accusée sur ce terrain, mais aussi d’antisémitisme).

La plupart du temps, la justice a bien fait son travail, cherchant à isoler
l’oeuvre pour écarter le délit reproché. Alors que le droit ne dit rien de
ce qu’est la littérature, des juridictions prennent, par exemple,
l’initiative de répondre aux plaignants que tel roman n’est pas de la
pornographie mais bien de la littérature, ou que si un personnage tient des propos haineux, c’est dans une fiction qui comporte tous les mécanismes de la distanciation nécessaires à ce que ces propos ne soient pas reçus littéralement. Récemment, la Cour de cassation s’est prononcée, par deux fois, dans un sens libéral en faveur des oeuvres.

Mais pour la liberté de création, rien n’est gagné pour autant. En premier
lieu, si les décisions de justice constituent un corpus de référence pour le
juriste, elles ne lient pas les juridictions subséquemment saisies. On n’est
donc, en France, jamais à l’abri d’un retournement de jurisprudence, et les juges sont tout à fait libres de ne pas suivre le mouvement général, comme l’a démontré le doyen des juges d’instruction de Bordeaux, qui n’a pas hésité, malgré toutes les décisions précitées, à mettre en examen, six ans après les faits, des organisateurs de l’exposition qu’il incrimine.

Comment se fait-il que les oeuvres soient l’objet de tant de haine ? C’est
la question même de l’oeuvre qui est ici déniée. La thèse du philosophe
Morris Weitz, selon lequel il y aurait une impossibilité à définir l’oeuvre,
aurait-elle triomphé dans tous les esprits, y compris dans ceux des milieux
artistiques qui se sont toujours refusés, jusqu’ici, à prendre au sérieux la
question juridique ? Dénoncer un roman pour pornographie ou pour apologie de la pédophilie, et avouer n’en avoir lu que quelques pages, comme l’a fait l’association l’Enfant bleu à propos de Rose bonbon ; dénoncer une exposition sans l’avoir vue, comme l’a fait Annie Gourgue, présidente de la Mouette ; proposer un délit pour punir les adultes qui n’auraient pas empêché les enfants de regarder des programmes qui ne leur étaient pas destinés, comme l’ont fait les expertes nommées par Ségolène Royal ; expliquer sans rire dans un rapport remis au ministre de la Justice que les adultes devant un film sont comme des enfants devant Guignol, comme l’a fait Blandine Kriegel... Toutes ces démarches ont un point commun : nier l’oeuvre et sa spécificité, au nom du droit.

Les tribunaux se confrontent à cette question essentielle pour la liberté de création, mais ils le font sans filet, car la loi ne dit rien. Au contraire,
elle entretient une confusion entre image et représentation (cas de
l’article 227-23, qui pénalise les deux dès lors qu’elles sont
pornographiques et mettent en scène un mineur), ou entre oeuvre et message (cas de l’article 227-24, qui incrimine tout message à caractère
pornographique ou violent dès lors qu’il est susceptible d’être vu par un mineur). Dès lors, c’est au législateur de faire son travail et d’aider le
juge.

Certes, définir l’oeuvre juridiquement n’est pas une mince affaire. Mais les
juges s’y emploient spontanément car c’est leur seule façon de résister aux demandes dont ils font l’objet ; et le droit d’auteur le fait bien (enfin...
de moins en moins bien, mais c’est une autre histoire) quand il détermine
quelles sont les oeuvres qui ont droit à sa protection. Il donne au juge des directives : ne pas juger selon son propre goût, exiger une forme
originale... Directives qui seraient fort utiles en droit pénal, où le juge
est parfaitement libre.

Pour ce qui est des lois qui servent légitimement à protéger les enfants des réseaux pédophiles, il faut que le Parlement dise clairement qu’elles n’ont pas vocation à réprimer les oeuvres et ceux qui les montrent. Il faut que la gauche, qui avait voté comme un seul homme avec la droite en faveur du durcissement de ces dispositions, parce qu’on appelle un peu abusivement l’amendement Jolibois, prenne ses responsabilités.

Ce débat, qui a su dépasser en catimini les clivages politiques dans le sens du tout répressif, doit enfin avoir lieu au grand jour. Il doit transcender les corporations, puisqu’il traverse tous les arts. Il ne doit être confisqué ni par les experts, ni par les institutions : la dénégation des oeuvres, dans leur existence et dans leur fonction, celle d’être une
proposition au regard, à l’esprit et à la sensibilité, celle d’être du
domaine du partage du sensible, est une question de société qui concerne tous les citoyens. Non, une oeuvre n’est pas un message : voilà déjà une façon de la définir. Non, une représentation artistique n’est pas une image. Sinon, il faut vider les musées et les bibliothèques, et ne plus créer d’oeuvres plastiques, de livres ou de films que visibles par les enfants.


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